Éditions Georges du Cayla (p. 59-63).

CHAPITRE VI

Le lendemain une idée diabolique traversa ma tête. Pourquoi n’irai-je pas chez ce Guy numéro deux ? Si Guy numéro un l’apprenait comme il serait jaloux ! Le dépit le ferait peut-être revenir vers moi. Il se déciderait alors à m’épouser.

Comme j’étais folle ! Mais je ne pouvais aller seule. Pourquoi ne pas emmener Juju avec moi ? Elle me servirait de chaperon et grâce à elle, Guy de Saivre ne tarderait pas à tout savoir.

Je prétextais une course urgente. Je partis au devant de Juju.

Je lui racontais mon aventure de la veille. Je lui proposais la fameuse visite. Elle refusa tout d’abord. Puis devant mes raisons elle voulut bien accepter, pour me rendre service disait-elle.

Comme nous étions imprudentes.

Nous hésitâmes avant d’entrer dans l’immeuble. Ce fut Juju qui dut alors m’encourager.

Nous sonnâmes à la porte de l’artiste. Un domestique très cérémonieux vint nous ouvrir.

Il nous dit que son maître était absent, mais qu’il n’allait pas tarder à rentrer. Il nous pria de l’attendre.

Nous fûmes introduites dans un vaste atelier. De larges fenêtres répandaient une clarté joyeuse. Nous marchions sur de riches et d’épais tapis. Il y avait toutes sortes de bibelots, venant des quatre parties du monde, la plupart fort curieux. Une petite estrade devait servir aux modèles. Ce qui nous frappa furent les quelques toiles disséminées dans tous les coins. Que de nudités et quelles nudités ! Ce Guy Dimier avait une drôle de conception de l’art et du corps féminin.

Nous étions en contemplation et je crois même que nous nous amusions beaucoup, lorsque la voix du grand artiste nous fit sursauter.

Il s’était précipité à ma rencontre en apprenant que j’étais chez lui. Son regard étonné me prouva qu’il n’attendait pas Juju. Il se montra cependant très homme du monde. Nous fit admirer de nouveau ses œuvres, puis visiter en détail son atelier. Enfin fabriqua pour nous deux cocktails. Nous ne regrettions pas notre visite.

J’écoutais les dissertations de Juju qui l’entreprit sur ce qu’elle nommait avec des airs d’importance, une méconnaissance de la beauté du corps féminin.

Il protestait. Prétendant que l’artiste avait une vision spéciale, qu’il devait suivre sa tendance, chercher les nouvelles conceptions.

— Vous avez pourtant des modèles ? lui demandait Juju.

— Hélas, des modèles professionnels ! Il me faut bien en passer par là. Si je pouvais trouver une jeune fille comme je la rêve. Peut-être alors pourrai-je tenter le chef-d’œuvre. Mais celle qui serait capable de m’inspirer, y consentirait-elle ? Ses regards se portèrent vers moi. Je baissais les yeux. Juju heureusement ne s’en était pas aperçue. Lorsque nous quittâmes M. Dimier, je laissais passer Juju la première. Il eut alors le temps de me glisser une demande de rendez-vous pour le jour suivant. Je promis du bout des lèvres.

Mon intuition commençait à s’éveiller. Je savais que ce n’était pas très correct, peut-être même dangereux. Mais je parvins à me persuader. À me tromper moi-même. Le soir ce fut ma glace qui me renvoya mon image.

— Suis-je plus belle que celles qui posèrent pour Guy ? lui demandai-je.

Il me sembla qu’elle me répondit oui.