Éditions Georges du Cayla (p. 37-44).

CHAPITRE III

Décidément, ainsi que le déclarait Juju, j’avais un fameux béguin.

Guy de Saivre ! Comme j’avais pensé à lui depuis la soirée de la baronne. Comme je désirais le rencontrer de nouveau.

Juju profita de mon trouble, de mon sentiment trop tendre envers ce Guy, hier encore un inconnu, pour entrer plus avant dans mon intimité.

J’enviais sa liberté. Juju savait s’introduire partout. Elle avait toutes les audaces.

Un jour je vis qu’elle me guettait à la porte du cours où j’allais préparer mon brevet.

Elle m’entraîna vivement.

— J’ai beaucoup de choses à t’apprendre, me dit-elle. Viens vite !…

Nous nous éloignâmes. J’étais surprise de toutes ces précautions.

— J’ai rencontré Guy de Saivre, me dit-elle. Il m’a parlé de toi avec un enthousiasme ! Ah, ma chère, si tu savais comme il désire te rencontrer. Tu en serais émue. Il… enfin, il m’a obligé de te communiquer son désir.

Juju était donc son intermédiaire. J’étais certes étonnée. Mais pas furieuse contre elle. Tout au contraire.

Je déclarai en toute sincérité :

— Mais il pourra me rencontrer dans une autre soirée. Je serai toujours heureuse de danser avec lui.

— Tu es bête, Irène, il veut te rencontrer seule. Tu ne comprends donc pas qu’il est amoureux, le pauvre jeune homme.

Cette fois elle exagérait. Cette audace m’indignait.

— Non, Juju. Je ne puis me permettre pareille incorrection. Ce serait mal. Que dirait mon père s’il l’apprenait. Qu’il vienne chez moi. Qu’il se présente. Là seulement il me sera possible de le voir.

Juju en restait abasourdie.

L’amour. Guy de Saivre m’aimait ! J’avais produit sur lui une grande impression. Comme j’étais heureuse. Il voulait me revoir !

Je formais déjà des projets d’avenir.

Mais le rencontrer en dehors de chez moi !

Je savais déjà bien des choses en théorie ; j’avais surpris certaines conversations entre jeunes filles. Je n’arrivais pas à chasser de mon esprit certaines images pas trop innocentes. L’anatomie du corps humain. Le sexe différent du mien, je l’avais entrevu par des photographies assez licencieuses. Visions de statues, de tableaux.

Un jour j’avais éprouvé une grande terreur, mon sang avait coulé. Ma mère me rassura. J’appris que j’avais payé mon premier impôt à la nature.

Juju, dans son désir d’être agréable à Guy de Saivre, peut-être aussi un peu par perversité, ne devait pas s’avouer vaincue par mon refus.

Elle revint à la charge. Elle se moqua de ma résistance. Développa les arguments les plus fantastiques. Finit par arracher mon consentement à une rencontre privée. À condition, bien entendu, qu’elle veuille bien m’y accompagner.

À la sortie d’une station de métro, nous rencontrâmes Guy de Saivre, en avance sur l’heure fixée.

Je rougis vivement, lui se montra tout d’abord fort timide ; seule Juju était très à l’aise.

Nous allâmes tous trois, suivant le boulevard, causant entre nous. Guy essayait d’être gai, je me tenais sur une certaine réserve. Tout à coup je tressaillis. Juju au coin d’une rue avait trouvé le moyen de nous fausser compagnie sans que je m’en sois aperçue. J’étais furieuse. Monsieur de Saivre se conduisit fort galamment. Lorsque nous nous quittâmes, il n’y avait pas de raison que je lui refuse un nouveau rendez-vous.

Je le revis le lendemain. Bientôt je pris goût à cette promenade de chaque soir.

Je persuadais à ma mère que je prenais, en prévision de mon brevet, des leçons particulières.

Nos entrevues, tout d’abord banales, prirent un tour plus intime. Il était tendre, ses regards parlaient pour lui. Ce ne fut qu’à la cinquième rencontre qu’il osa sortir de sa réserve, trop correcte à mon gré.

Depuis le bal de la baronne, il n’avait jamais cessé de penser à moi. Il m’aimait. Il était si reconnaissant envers moi que j’aie eu le courage d’aller vers lui. Il me demandait d’avoir pour lui un peu plus que de la sympathie. Il demandait et même mendiait mon amour.

Je me laissais prendre la main. J’éprouvais un certain plaisir à sentir ses lèvres s’y poser.

Je lui dis alors :

— Qu’attendez-vous, Monsieur Guy, pour venir présenter vos hommages à ma mère et faire connaissance avec mon père ?

— Vous croyez que ?…

— Vous serez très bien reçu. Je n’ai rien à leur cacher. Je me charge de leur parler. Vous pourrez les entretenir de vos projets concernant notre avenir.

— De notre avenir !

J’eus l’impression qu’il était étonné par cette proposition. J’étais si naïve que je ne croyais pas qu’il puisse être question d’autre chose.

Monsieur de Saivre avait promis, je savais qu’il était un homme de parole.

J’en parlais à mon père.

— Comment ! s’écria-t-il, tu songes à te marier, à nous quitter déjà ? Tu as bien le temps d’y songer.

Il me gronda très fort. Ces rendez-vous n’étaient pas corrects. Il consentit, cependant, à recevoir Monsieur de Saivre. Ce dernier vint, en effet ; il fut accueilli très cordialement. Il se montra aimable, mais resta sur une certaine réserve.

Ayant été invité à prendre le thé, il crut devoir m’apporter une gerbe de fleurs. Mais depuis ses visites à la maison, nous ne nous rencontrions plus en ville. Cela m’étonnait fort. Il ne tentait même pas de faire une allusion à nos rendez-vous, d’essayer de me trouver en dehors de ces réunions en famille.

S’il avait voulu, je crois bien que, malgré la défense de mon père, j’aurais encore accepté et même trouvé facilement le moyen de désobéir aux ordres paternels.