Éditions Georges du Cayla (p. 25-35).

CHAPITRE II

Mon entrée dans le monde ! Quel événement d’importance dans la vie d’une jeune fille. Le premier bal, son premier contact avec cette société dont elle espère tant. Dont elle a tant rêvé.

J’avais dix-huit ans alors. Je savais que j’étais jolie. On me l’avait murmuré, quelquefois avec une pointe de jalousie, souvent mon miroir me l’avait confirmé. Alors pourquoi ne pas aspirer au succès. Que redouter dans la vie. Qu’elle doit être belle !

Hélas !

Mes parents étaient très fiers de moi. Ils ne me refusaient rien. Mon père trouvait peut-être que j’étais d’une vanité exagérée. J’avais beau protester, son opinion restait la même. Au fond, je crois qu’il avait raison.

Mon père, d’ailleurs, gagnait bien sa vie. Il devait beaucoup travailler, car il ne venait à la maison qu’aux heures des repas. Nous pouvions tenir notre rang. Être suffisamment heureux. J’avais une petite sœur, Lily, un petit retardataire. C’était ma poupée vivante. Elle m’admirait. Je m’amusais à la taquiner. Elle était si douce.

Mon enfance était presque terminée.

L’année prochaine, je devais passer mon brevet. Il fallait une occasion comme ce bal de la baronne de X… pour décider mes parents à me faire débuter avant la fin de mes études.

Ma première robe de bal. Comme j’étais anxieuse. Serait-elle bien réussie ? J’allais apparaître les épaules nues. Le corps moulé dans cette gaine de satin blanc. Après bien des essayages, elle fut terminée. C’était une merveille.

Le soir du bal on me fit mille et mille recommandations. Ne marche pas sur ta traîne. Prends garde à ne pas trop danser. Ne mange pas de glaces. Le champagne fait du mal, n’en abuse pas. Évite les courants d’air. Puis chacun vint m’admirer. Mon père avec son éternel sourire, si triste et si tendre. Ma mère toujours perdue en recommandations et en conseils. Ma petite sœur extasiée, enfin mon meilleur ami, Lou, notre beau berger allemand qui, couché à mes pieds, la langue pendante, les oreilles dressées, lui, ne disait rien, mais n’en pensait pas moins.

Enfin ma mère et moi nous nous décidâmes à partir. Bientôt je faisais mon entrée dans les salons resplendissants de lumières. Toutes mes petites amies s’y trouvaient, Gisèle, Rolande, Camille m’entouraient. La baronne de V…, notre aimable hôtesse, nous accueillit avec force compliments.

— Irène, je vais vous présenter quelques jeunes gens, me dit-elle.

J’étais un peu émue. Je suivis la baronne.

Une jeune fille, entourée de jeunes messieurs très élégants, riait et discutait avec eux. Lorsque nous les rejoignîmes, ils se turent aussitôt. La jeune personne me lança un regard dépourvu de sympathie.

La baronne me présentait aux chevaliers servants.

— Monsieur de Saivre mon neveu, Monsieur Pierre Saulnois, Monsieur Louis Lemercier. Tous s’inclinèrent.

Par politesse, ils ne pouvaient que m’inviter de danser.

J’inscrivis une valse pour Monsieur de Saivre, un fox-trott au nom de Monsieur Saulnois et Monsieur Lemercier accepta un tango.

Une valse préludait. Monsieur de Saivre m’ouvrit ses bras. Je le suivis. Il me portait. La valse tournoyait, langoureuse. J’aimais m’abandonner à cette tendresse, les yeux clos, bercée par cette musique qui se fondait en moi comme un sourire.

Tout en valsant, Monsieur de Saivre ne m’avait pas adressé la parole. J’avais entr’ouvert mes yeux. Nous étions presque joue contre joue. Je le regardais. Il était beau, si élégant et comme il sentait bon. Ses cheveux noirs étaient bien collés par la gomina. Rasé de près. Je remarquais qu’il s’était bien poudré, la poudre ocre soulignait son teint. Elle lui donnait une apparence presque féminine, malgré son nez aquilin, son regard mâle et énergique.

Nous tournions sans nous occuper de notre entourage. Il savait me conduire et me diriger.

Voyant que je l’examinais curieusement, il se décida à m’adresser la parole.

— Vous aimez danser… Vous aimez le théâtre… Vous aimez…

Je lui répondis le mieux possible, un peu rougissante.

Lorsque la valse fut terminée, il me ramena galamment à ma place.

Je dus m’acquitter de mes obligations envers mes autres danseurs. Mais dès que je fus libre, j’acceptai avec plaisir l’invitation de mon valseur.

Il ne me quitta plus durant toute la soirée.

C’était un charmant cavalier. Bientôt nous arrivâmes aux confidences. Il venait de terminer ses études. Je crois qu’il n’avait pas l’intention de se fatiguer désormais. Son père pouvait lui offrir l’existence toute mondaine qu’il avait l’air de tant aimer. Je ne fis aucune difficulté pour lui avouer mes goûts, mes espoirs dans la vie qui s’ouvrait pour moi.

Notre entretien fut interrompu par l’arrivée d’une jeune fille que j’avais connue au collège. Judith, une petite juive assez turbulente dont le père était un gros marchand du Sentier. J’en avais fait une amie intime malgré les reproches de mes parents, qui la trouvait un peu turbulente et assez mal élevée. Je la retrouvais au bal de la baronne.

Judith, ou Juju, profita de la discrétion de mon charmant danseur, qui s’était écarté, pour m’interpeller.

— Il est gentil, ton cavalier. Il ne danse qu’avec toi. Il a le béguin, c’est sûr !

— Oh ! Juju, m’écriai-je indignée.

Qu’elle était mal élevée cette Juju, quel démon ! Qu’elle devait en savoir des choses. J’en avais appris par elle, dont je ne pouvais songer sans rougir.

Ses lèvres épaisses s’écartaient, découvrant ses dents pointues toujours prêtes à mordre.

Elle continuait à me taquiner. Je ne pouvais lui imposer silence.

Ma mère me tira d’embarras. Elle était accompagnée par un Monsieur d’un certain âge aux cheveux blancs, mais portant beau. Ayant un certain souci d’élégance, il avait une orchidée à la boutonnière de son habit.

Il s’inclina devant ma petite personne.

— Je désirais vivement être présenté à la reine du bal, à la charmante parmi les charmantes. Je suis, Mademoiselle Irène, votre plus fervent admirateur.

J’étais un peu confuse.

Juju me poussa le coude.

— L’arbitre des élégances. Ma chère, tu te mets bien.

— Qui est-ce ? lui demandai-je tout bas.

— Maxwell, ex-sénateur, sportman et personnalité bien parisienne.

J’éprouvai, je dois l’avouer, un certain orgueil.

— Il est fort aimable.

— J’te crois, répliqua ce petit démon, un vieux beau et un vieux marcheur !

Elle s’enfuit en riant.

Je dansai jusqu’à la fin du bal avec Guy de Saivre. Je remarquai que Monsieur Maxwell ne me quittait pas des yeux. Je lui adressai quelques sourires. Il s’inclinait chaque fois très cérémonieusement.

Entre un fox-trott et une valse il s’approcha de moi, m’emmena au buffet. Par politesse, je le suivis. Il me parla comme à une enfant. Il essaya de me confesser. Je me laissais faire.

Après m’avoir demandé si j’aimais le monde, il me parla de mon danseur, dont il vantait les mérites, puis il m’interrogea lui aussi sur mes goûts et poussa assez loin son enquête, me demandant si j’avais des flirts ou des connaissances assez intimes.

Devant mon innocence, il ne poussa pas plus loin son interrogatoire. Je lui avais avoué d’ailleurs qu’à part quelques intimes de ma famille et mes amies de pension, je ne connaissais pas grand monde. Cette réponse eut le don de lui faire plaisir. Je déclarai sur sa demande que je serai toujours très heureuse de le rencontrer.

Il promit de venir avant peu rendre visite à ma mère. Il possédait, m’a-t-il dit, une fort belle écurie. Si je le désirais, il solliciterait l’honneur de m’apprendre à conduire. Comme il supposait que mon éducation devait être assez moderne, il espérait que mes parents m’autoriseraient à sortir au bois en sa compagnie. Je deviendrais, grâce à lui, un cocher remarquable.

Séduite par cette perspective, j’acceptais de bonne grâce. Nous nous quittâmes très bons amis.

Dans le taxi qui nous ramenait, ma mère me vanta le charme et l’amabilité de Monsieur Maxwell. Je vis qu’il avait fait sa conquête.

Il y avait aussi un petit peu de snobisme dans son cas.

Par lâcheté incompréhensible, je n’osai lui parler de Guy de Saivre.