Petit Zacharie, surnommé Cinabre - Ch. 2

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DEUXIÈME CHAPITRE

De la peuplade inconnue que le savant Ptolomée Philadelphe découvrit dans ses voyages. — L’université de Kerepes. — Comment une paire de bottes fortes vola à la tête de l’étudiant Fabian, et comment le professeur Mosch Terpin invita à une soirée de thé l’étudiant Balthasar.

Dans les lettres confidentielles que le très-illustre savant Ptolomée Philadelphe écrivait à son ami Rufin, durant le cours de ses lointains voyages, est contenu le passage remarquable que voici.

« Tu sais, mon cher Rufin, que je ne redoute rien tant que les ardents rayons du soleil à midi, dont l’effet est de débiliter mes organes, d’engourdir mes nerfs et d’appesantir mon esprit au point que toutes mes pensées s’embrouillent, et que je fais de vains efforts pour saisir, dans cette confusion d’images, une seule perception claire et nette. J’ai, par conséquent, l’habitude de me reposer durant cette brûlante partie du jour, et de poursuivre mon voyage pendant la nuit ; et c’est ainsi que la nuit dernière je me trouvais en route. Mon cocher avait, dans l’épaisseur des ténèbres, perdu le bon chemin bien battu, et il était arrivé, par un grand hasard, sur une autre chaussée, mais en dépit des secousses et des cahots qui me ballottaient en tout sens dans la voiture, de telle sorte que ma tête, pleine de bosses, ne ressemblait pas mal à un sac rempli de noix, je ne me réveillai cependant du très-profond sommeil où j’étais plongé, qu’en me sentant précipité, par une commotion épouvantable, de la voiture sur le dur pavé. Le soleil m’éblouissait les yeux de son plus vif éclat, et par-dessus la barrière qui se trouvait tout près de moi, j’aperçus les tours élevées d’une ville considérable.

» Le voiturier se lamentait beaucoup ; car non-seulement le timon, mais une roue de derrière aussi étaient brisés par suite du choc de la voiture contre une grosse pierre qui se trouvait sur le milieu de la chaussée ; et mon homme paraissait ne s’inquiéter que fort peu ou même point du tout de ma personne. Je réprimai mon indignation, ainsi que doit le faire un sage, et je me contentai de crier avec une extrême modération à ce drôle qu’il était un indigne maraud, qu’il songeât que Ptolomée Philadelphe, le plus illustre savant de l’époque, était là sur son postérieur, et qu’il eût à laisser son timon et sa roue cassés. Tu sais, mon cher Rufin, quel empire j’exerce sur le cœur humain : aussi, à l’instant même, le cocher fit trêve à ses lamentations et vint m’aider à me remettre sur mes jambes, conjointement avec le percepteur de la chaussée, devant la maison duquel était arrivée ma mésaventure.

» Je n’avais, par bonheur, souffert aucun dommage grave, et je fus en état de continuer ma route en marchant lentement, tandis que le voiturier traînait péniblement à ma suite sa voiture cassée. Nous n’étions plus qu’à une courte distance de la porte de la ville que j’avais aperçue dans le lointain bleuâtre, lorsque je vis venir de mon côté une foule de gens de si étrange apparence, et vêtus d’une manière si bizarre, que je me frottai les yeux, doutant si j’étais bien éveillé, ou si, par hasard, un rêve extravagant et fallacieux venait de me transporter dans un pays imaginaire.

» Ces individus, que je devais naturellement considérer comme les habitants de la ville d’où ils sortaient, avaient de larges et longues culottes taillées à la manière des Japonnais, faites de riches étoffes, telles que du velours, du Manchester, du drap fin, ou même en toile tissée de couleurs variées et richement garnie de jolis rubans et de galons. Avec cela ils portaient de petites juppes d’enfant, descendant à peine au dessous du ventre, la plupart d’un jaune clair et brillant, quelques-unes seulement de couleur noire. Leurs cheveux, mal peignés, pendaient dans un désordre sauvage sur leurs épaules et sur leur dos, et ils avaient la tête surmontée d’un petit bonnet extraordinaire. Plusieurs avaient le cou entièrement nu, à la mode des Turcs et des Grecs modernes ; d’autres l’avaient au contraire entouré d’une petite pièce de toile blanche retombant sur la poitrine, presque semblable à ces collets de chemises que tu as pu voir, mon bon ami Rufin, sur les vieux portraits de nos ancêtres. Quoique tous ces hommes parussent être fort jeunes, leur voix était pourtant âpre et creuse, tous leurs mouvements lourds, et quelques-uns avaient sous le nez une ombre légère qui faisait l’effet d’une petite moustache. Par les fentes de derrière des petites robes d’un certain nombre on voyait sortir un long tuyau après lequel pendaient de grosses houppes de soie, d’autres portaient ces tuyaux à la main, et ils avaient adapté à leur extrémité de petits récipients, de moyens, voire même de forts grands, tous d’une forme bizarre, et par lesquels ils savaient faire surgir d’une manière très-ingénieuse mille petits nuages de fumée, en soufflant par en haut dans un certain ajutage terminé en pointe. Il y en avait qui portaient à la main de larges glaives étincelants comme pour aller à la rencontre de leurs ennemis, d’autres encore avaient des petits sacs de cuir ou des vases de fer blanc bouclés autour du corps ou suspendus sur le dos.

» Tu penses bien, mon cher Rufin, que moi qui travaille, par la contemplation attentive de toute chose qui m’est inconnue, à enrichir le trésor de mes connaissances, je m’arrêtai et me mis à examiner attentivement ces étranges individus. Alors ils se rassemblèrent tous autour de moi en criant de toutes leurs forces : Philistin ! — le philistin[1] ! — Et ils poussaient en même temps de grands éclats de rire. Cela m’affligea ; car, cher Rufin, y a-t-il pour un grand savant quelque chose de plus mortifiant que d’être pris pour un individu de ce peuple qui fut, il y a quelques milliers d’années, assommé par Samson avec une mâchoire d’âne ? Je m’armai de la dignité innée qui me distingue, et je dis à haute voix aux singuliers personnages dont j’étais entouré que j’espérais me trouver chez un peuple civilisé, et que j’aurais recours à la police et aux tribunaux du pays, pour être vengé d’une méprise aussi injuste. Là-dessus je les entendis tous murmurer quelque chose entre eux. Ceux qui n’avaient pas soufflé de fumée comme les autres tirèrent de leurs poches les machines destinées à cet usage, et tous se mirent à m’envoyer dans la figure d’épais nuages de vapeur, dont je remarquai seulement alors l’odeur désagréable et tellement nauséabonde que j’en eus les sens tout troublés. Puis ils proférèrent contre moi une espèce de malédiction en termes si horribles, que je n’ose ni ne puis te les répéter, mon bon ami Rufin. Je n’y pense moi-même qu’avec un profond sentiment d’horreur. Enfin, ils s’éloignèrent avec des rires bruyants et moqueurs, et je crus distinguer ces mots : fouet de chasse, se perdre dans les airs !

» Le voiturier, qui avait tout vu comme moi et tout entendu, joignit les mains et me dit : « Ah ! mon cher monsieur ! après ce qui vient de se passer, gardez-vous, tant que vous vivrez, d’entrer dans cette ville ! Pas un chien, comme dit le proverbe, ne recevrait un morceau de pain de votre main, et vous seriez exposé à de continuels dangers : les bâtons… » Je ne laissai pas achever ce valeureux personnage, mais je fis volte-face et je gagnai aussi vite que je pus le village le plus prochain. C’est dans la petite chambre nue de l’unique auberge de cet endroit que je t’écris tout cela, mon cher Rufin ! Je m’appliquerai à recueillir le plus de renseignements possibles sur les habitants barbares de cette ville étrangère. Je me suis déjà fait raconter maintes choses excessivement curieuses sur leurs mœurs, leurs usages, leur langue, etc., et je te ferai fidèlement part de tout cela. — Etc., etc. »

Tu vois, cher lecteur, que tout en étant un grand savant, l’on peut être fort ignorant sur les circonstances les plus ordinaires de la vie, et même tomber dans les rêveries les plus étranges au sujet de choses universellement connues. Ptolomée Philadelphe avait étudié, et il ne connaissait pas même des étudiants, et il ne savait même pas qu’il se trouvait dans le village de Hoch-Jacobsheim, situé, comme tout le monde sait, tout auprès de la célèbre université de Kerepes[2], lorsqu’il écrivait à son ami pour lui rendre compte de l’aventure que son imagination lui avait présentée sous un jour si extraordinaire. Le bon Ptolomée s’était effrayé d’une rencontre de gais étudiants qui se promenaient dans les champs pour leur plaisir. Quelle crainte se serait donc emparée de lui s’il était arrivé une heure plus tôt à Kerepes, et si le hasard l’avait conduit devant la maison du professeur d’histoire naturelle Mosch Terpin, quand il se serait vu entouré d’une centaine d’étudiants, sortant pêle-mêle de cette maison, et disputant bruyamment sur vingt questions différentes. C’est pour le coup que cette confusion, cette agitation, ce brouhaha l’auraient étourdi et abusé d’hallucinations bien plus merveilleuses encore. Le cours de Mosch Terpin était en effet le plus fréquenté de tous ceux de l’université. Il était, comme nous l’avons dit, professeur d’histoire naturelle. Il expliquait comment il pleut, comment il éclaire, comment il tonne ; pourquoi le soleil brille pendant le jour et la lune durant la nuit, comment et pourquoi l’herbe pousse, de telle manière que l’enfant le plus jeune pouvait aisément le comprendre. Il avait résumé tous les phénomènes de l’univers dans un ingénieux petit compendium, si bien qu’il en tirait comme d’une armoire une réponse toute prête à chaque question, et pouvait ainsi manier à son gré et sans nul embarras la nature entière. Ce qui commença à faire sa réputation, fut la précieuse découverte par laquelle il prouva, grâce à un nombre infini d’expériences physiques, que l’obscurité provenait principalement de l’absence de la lumière. Ce trait de génie et ensuite sa rare habileté à transformer les expériences susdites en petits tours d’adresse et de passe-passe aussi subtils que récréatifs, lui procurèrent cette vogue inouïe. — Maintenant, lecteur bénévole, toi qui connais beaucoup mieux la race des étudiants que le célèbre savant Ptolomée Philadelphe, et qui ne partages pas ses folles appréhensions, permets que je te ramène à Kerepes, devant la maison du professeur Mosch Terpin, à l’heure où il venait de terminer sa leçon.

L’un de ces étudiants qui passent devant-toi captive de prime-abord ton attention. Tu vois un jeune homme bien tourné, de vingt-trois à vingt-quatre ans, dont les yeux noirs et brillants parlent un langage passionné, éloquents interprètes d’un esprit vif et heureusement doué. Ses regards pourraient paraître même trop hardis, si la rêveuse tristesse empreinte sur son visage pâle n’atténuait et ne voilait de son ombre leurs brûlants rayons. Son habit de drap noir fin, garni de déchiquetures de velours, est taillé presque à l’antique mode allemande, et s’allie merveilleusement au gracieux col bordé de dentelles et resplendissant de blancheur, qui encadre sa tête, ainsi qu’à la toque de velours d’où s’échappent ses beaux cheveux châtains bouclés. Ce costume lui sied à ravir ; car tout son air, sa tenue, sa pose, sa démarche, et le caractère expressif de sa physionomie semblent si réellement appartenir à une époque antérieure et poétique, qu’on ne saurait le suspecter de l’affectation d’un ridicule fort commun aujourd’hui, qui consiste à copier mesquinement d’anciens usages aussi mal compris que prétentieusement appliqués aux mœurs modernes.

Ce jeune homme, qui te plait tant à la première vue, bien-aimé lecteur, n’est autre que l’étudiant Balthasar, le fils de bourgeois honorables et cossus, jeune homme studieux, raisonnable, ingénu, et dont, ami lecteur, j’ai dessein de te raconter beaucoup de choses dans le cours de l’histoire mémorable que j’ai entrepris d’écrire à ton intention.

Grave et absorbé dans ses réflexions, comme c’était son habitude, Balthasar, au sortir du cours du professeur Mosch Terpin, au lieu de suivre ses camarades à la salle d’armes, se dirigeait vers la porte de la ville pour se rendre dans un charmant petit bois, à peine distant de deux cents pas de Kerepes. Son ami Fabian, un joli garçon à l’air dégourdi, et d’esprit non moins évaporé, courut après lui et le rejoignit à peu de distance des barrières.

« Balthasar ! — lui cria Fabian à haute voix, te voilà encore qui vas te réfugier dans le bois, et errer solitairement comme un Philistin mélancolique, tandis que les bons compagnons se livrent bravement au noble exercice de l’escrime ! Je t’en prie, Balthasar, renonce enfin à tes allures excentriques et déraisonnables, et redeviens encore un joyeux et bon diable comme autrefois. Viens ! — nous allons nous éprouver par quelques jolis assauts, et après, si tu tiens encore à la promenade, je t’accompagnerai volontiers.

» Ton intention est bonne, Fabian, répondit Balthasar, et c’est pourquoi je ne t’en veux pas de ce que tu m’obsèdes parfois dans toutes mes démarches, et m’empêches de jouir de maint plaisir dont tu n’as pas la moindre idée. Tu es décidément du nombre de ces gens singuliers qui tiennent pour un fou hypocondriaque tout homme dont le goût est de se promener solitairement, et qui veulent à toute force le traiter et le guérir à leur manière, à l’instar du courtisan flagorneur et efféminé auquel le digne prince Hamlet donne en revanche une si verte leçon, en protestant, quant à lui, qu’il ne s’entend nullement à jouer de la flûte. Je veux bien ne pas user du même procédé, mon cher Fabian ; mais je te prierai seulement, d’une façon bien cordiale, de chercher un autre complaisant pour ton noble ferraillage d’espadons et de rapières, et de vouloir bien me laisser poursuivre paisiblement mon chemin.

» Non, non ! s’écria Fabian, tu ne m’échapperas pas ainsi, mon cher ami ! Si tu ne veux pas me suivre à la salle d’armes, eh bien, j’irai avec toi dans le petit bois. Il est de mon devoir, en ma qualité de ton fidèle ami, de chercher à dissiper ta tristesse. Allons donc, mon cher Balthasar, sortons, puisque tu le veux ainsi. » En même temps, il saisit le bras de son ami et se mit résolument en marche. Balthasar serrait les dents réprimant sa rage secrète, et il persista à garder un sombre silence, pendant que Fabian débitait, sans reprendre haleine, mille récits plaisants, entremêlés de beaucoup de sottises, comme cela arrive toujours dans les récits plaisants débités coup sur coup et sans reprendre haleine.

Lorsqu’ils furent enfin arrivés sous les frais ombrages du bois odoriférant, au doux murmure des buissons pareil à des soupirs langoureux, à la merveilleuse mélodie des ruisseaux bruissants, et quand les chants des oiseaux retentirent dans l’air et réveillèrent l’écho de la montagne voisine, alors Balthasar s’arrêta subitement et s’écria en étendant les bras comme s’il eût voulu presser d’une amoureuse étreinte les buissons et les arbres : « Ô maintenant je me sens bien !… inexprimablement bien ! » — Fabian regarda son ami avec un certain ébahissement, comme quelqu’un à qui échappe le sens des paroles d’autrui, et qui est fort embarrassé de ce qu’il doit en faire. Mais Balthasar saisit sa main, et s’écria plein de ravissement : « N’est-ce pas, frère ! À présent ton cœur s’épanouit aussi, tu comprends aussi les mystérieux attraits de la solitude des bois ?

» Je ne le comprends pas précisément, mon cher frère, répliqua Fabian. Mais si tu veux dire qu’une promenade dans les bois te fait du bien, je suis entièrement de ton avis. Moi aussi, je vais volontiers me promener, surtout en bonne compagnie, et quand on peut se livrer en même temps à un entretien sensé et instructif. Par exemple, c’est un véritable plaisir que de faire une excursion avec notre professeur Moscu Terpin. Il connait la moindre petite plante, le moindre brin d’herbe ; il sait dire leurs noms scientifiques, à quelle classe ils appartiennent, les variétés de leurs espèces, etc. Il se connait au vent et à la température…

» Arrête ! s’écria Balthasar, je t’en conjure, arrête ! tu touches à une question qui pourrait me rendre fou, si je n’espérais en d’autres consolations. La manière dont le professeur parle de la nature me déchire l’âme ; ou plutôt, en l’écoutant, une horreur sinistre s’empare de moi, comme si je voyais un fou investi d’un pouvoir suprême, caresser dans son stupide délire une poupée de paille fabriquée de ses propres mains, et s’imaginant tenir dans ses bras sa royale épouse. Ses prétendues expériences me semblent une abominable dérision de la puissance divine, dont le souffle nous émeut dans toute la nature, et suscite dans les profondeurs de notre âme les plus intimes et les plus saints pressentiments. Souvent je suis tenté de lui briser ses appareils, ses fioles et toute sa boutique. Mais ne sais-je pas que le singe s’obstine à vouloir jouer avec le feu, jusqu’à ce qu’il se soit brûlé les pattes ? Voilà, Fabian, quelles sensations pénibles m’assiègent et me serrent le cœur durant les leçons de Mosch Terpin : juge si je dois vous paraître ensuite plus chagrin et plus misanthrope que jamais. Il me semble alors que les maisons vont s’écrouler sur ma tête, et une anxiété indéfinissable me chasse hors de la ville. — Mais ici, ici un calme bienfaisant pénètre bientôt dans tout mon être. Couché sur le gazon fleuri, je laisse mes regards errer sur le vaste azur du ciel, et je vois passer au-dessus de moi, à travers le dôme gracieux du feuillage, les nuages dorés, comme des rêves enchanteurs d’un monde lointain et bienheureux ! Ô mon ami ! alors il s’élève de mon propre sein je ne sais quel esprit magique que j’entends converser dans une langue mystérieuse avec les arbres, les buissons, les ondes des ruisseaux, et je ne saurais exprimer l’impression voluptueuse, mêlée d’une douce tristesse, dont mon âme est remplie !

» Ah ! s’écria Fabian, voilà encore la vieille et éternelle chanson d’arbres parlants, de ruisseaux animés, de tristesse enivrante, et de volupté douloureuse ! tous tes vers regorgent de ces jolies choses, qui résonnent assez agréablement à l’oreille, et dont on peut bien faire emploi, du moment qu’on ne cherche rien sous le vide des mots. Mais, dis-moi, mon héros de mélancolie ! si les leçons de Mosch Terpin te blessent et t’irritent en effet aussi horriblement, dis-moi donc, au nom du ciel ! pourquoi tu es si empressé et si assidu à son cours, que tu écoutes d’ailleurs les yeux fermés, muet et immobile, et comme enchaîné par un rêve ?

» Ne me demande pas pourquoi, dit Balthasar en baissant les yeux, ne me le demande pas, cher Fabian ! — Une puissance inconnue m’attire chaque matin dans la maison de Mosch Terpin. Je ressents d’avance l’amertume des tourments qui m’y attendent, et pourtant je ne puis résister : une sombre fatalité m’entraine malgré moi !…

» Ha, ha ! dit Fabian en riant, ha, ha, ha ! — comme c’est délicat ! comme c’est poétique ! comme c’est mystique ! La puissance inconnue qui t’attire chez Mosch Terpin, elle est dans les yeux bleu-foncé de la belle Candida ! — Nous le savons tous depuis long-temps que tu es amoureux par-dessus la tête de la gentille petite fille du professeur, et c’est pour cela qu’aucun de nous ne prend en mauvaise part tes lubies chagrines et ton humeur fantasque. Tous les amoureux passent par là. Tu en es encore à la première phase du mal d’amour, et il faut que tu paies ton tribut, malgré l’âge raisonnable où tu es parvenu, en accomplissant toutes les farces singulières que nous autres, moi et nombre de nos camarades, avons exécutées à l’école, dieu merci ! sans grande affluence de spectateurs. Mais crois-moi, mon doux ami… »

Tout en parlant, Fabian avait pris de nouveau par le bras son ami Balthasar, et l’entraînait rapidement avec lui. Comme ils débouchaient du fourré sur la grande route qui traversait le milieu du bois, Fabian aperçut au loin venir vers eux en trottant un cheval sans cavalier, qui soulevait sur son passage des nuages de poussière. « Ho, ho ! s’écria-t-il en s’interrompant tout-à-coup, ho, ho ! voilà une maudite rosse qui s’est emportée, et qui aura jeté bas son cavalier. Il faut l’arrêter, et tâcher de retrouver son maître. » À ces mots, il se porta sur le milieu de la route. Le cheval approchait de plus en plus, et les deux amis crurent distinguer alors des bottes fortes pendantes de chaque côté et s’agitant en l’air en tout sens, et quelque chose de noir remuant sur la selle. Enfin, un cri de prrr — prrr ! perçant et prolongé retentit aux oreilles de Fabian, que frisa au même instant une paire de bottes lancée avec violence, et un petit corps noir et difforme roula entre ses jambes. Le grand cheval resta coi et immobile comme un mur ; seulement il flairait, le cou tendu, son exigu cavalier, qui, se vautrant péniblement dans le sable, parvint enfin à se dresser sur ses jambes.

Ce petit bout d’homme avait la tête profondément enclavée entre ses épaules ; avec sa double protubérance sur le dos et sur la poitrine, son buste trapu et ses jambes d’araignée longues et grêles, il ressemblait à une pomme fichée sur une fourchette, et où l’on aurait entaillé un masque grotesque. Fabian, à l’aspect de ce singulier petit monstre, partit d’un grand éclat de rire ; mais le petit enfonça d’un air arrogant sur ses yeux son petit béret, qu’il avait ramassé, et il demanda d’une voix rauque et criarde en lançant à Fabian un coup d’œil farouche : « Est-là le bon chemin de Kerepes ? — Oui, monsieur ! » répondit Balthasar avec douceur et gravité. Et il présenta au petit ses deux bottes qu’il avait relevées. Mais tous les efforts du nain pour y entrer furent vains : il tombait sans cesse et se débattait en gémissant sur le sable. Balthasar plaça les deux bottes debout l’une à côté de l’autre, il souleva le petit, puis il le laissa retomber doucement, de manière à introduire ses jambes dans ces fourreaux, dix fois trop larges et trop lourds. L’air fier, une main appuyée sur la hanche et l’autre contre son béret, le nabot s’écria : « Gratias ! monsieur. » Et il s’approcha de son cheval, dont il saisit les rênes.

Cependant, grimper sur cette grande bête, et même atteindre l’étrier, fut pour lui chose impossible. Balthasar, toujours sérieux et affable, s’approcha de nouveau et hissa le petit sur l’étrier. Mais il fallait que celui-ci eût pris un trop grand élan pour enfourcher l’animal ; car à peine en eut-il fait le mouvement, qu’il roulait par terre du côté opposé.

« Pas tant d’ardeur, très-cher monsieur ! s’écria Fabian en éclatant de rire de plus belle. — Au diable votre monsieur très-cher ! répliqua le petit tout courroucé pendant qu’il secouait la poussière de ses habits. Sum studiosus. Et si vous l’êtes également, c’est une fanfaronnade de me rire au nez comme un poltron ; Fusch, entendez-vous ? et il faut que demain vous vous battiez avec moi à Kerepes !

» Mille tonnerres ! dit Fabian en continuant toujours à rire, voilà pour le coup un solide gaillard, un champion à tout venant, quant au courage et au bon comment. » En parlant ainsi, il souleva le nain en l’air, malgré sa vive résistance et ses gigotements, et l’assit d’à-plomb sur le cheval, qui partit soudain au trot avec son petit cavalier en hennissant de joie.

Fabian se tenait les côtes serrées et faillit étouffer de rire. — « Il y a de la cruauté, dit Balthasar, à se moquer d’un homme aussi affreusement disgracié de la nature que le petit cavalier qui trotte là-bas. S’il est réellement étudiant, il faut que tu te battes avec lui, et au pistolet encore, quoiqu’en violation de tous les usages universitaires ; car il ne peut assurément manier ni sabre ni fleuret. — Oh, de quelle manière sérieuse et lamentable tu prends tout cela, mon bon ami Balthasar ! Jamais il ne m’est venu à l’esprit de me moquer sans pitié d’un pauvre être rachitique. Mais, dis-moi, est-il permis à un pareil petit crapoussin d’aller ainsi sur un cheval dont les oreilles dépassent de beaucoup sa tête, de se mettre aux pieds des bottes aussi démesurément larges, de porter enfin une kurtka collante avec ces milliers de tresses, de glands et de houppes, et un bonnet de velours aussi prodigieux ? Lui est-il permis de prendre un air aussi arrogant, aussi rébarbatif, de chercher à tirer de sa poitrine des sons aussi rauques et aussi barbares ? Et n’est-il pas, je te le demande, tout naturel, devant tant de ridicules, de se moquer de lui comme d’un drôle fieffé ? — Mais il faut que je retourne à la ville, je veux être témoin de la rumeur que va susciter l’apparition de notre chevaleresque étudiant sur son superbe cheval ! — Quant à toi, tu n’es décidément bon à rien aujourd’hui. Porte-toi bien ! » Fabian courut à toutes jambes à travers le bois vers la ville.

Balthasar quitta le chemin battu et s’enfonça dans le plus épais du fourré. Là il se laissa tomber sur un banc de mousse, et s’abandonna aux amères sensations qui l’oppressaient. Peut-être bien aimait-il véritablement la charmante Candida, mais cet amour, il l’avait enfoui, dérobé comme un secret intime et précieux dans le plus profond de son cœur aux yeux de tous les hommes et aux siens propres. Et lorsque Fabian en avait parlé d’un ton si leste, avec aussi peu de ménagement, il lui avait semblé voir arracher par des mains grossières et insolemment audacieuses le voile d’une image de sainte, auquel lui-même n’aurait pas osé porter la main, dans la crainte de s’attirer une éternelle réprobation. Oui les paroles de Fabian résonnaient à son oreille comme une abominable dérision de ses sentiments les plus chers et de ses rêves les plus doux.

« Ainsi, s’écria-t-il emporté par sa mauvaise humeur, tu vois en moi, Fabian, un fat amoureux qui court aux leçons de MoschTerpin pour respirer, au moins durant une heure, sous le même toit que la belle Candida, un niais qui rôde solitairement dans les bois pour ruminer de pitoyables vers à la bien-aimée, et lui en adresser le message plus pitoyable encore, un enfant qui dégrade les arbres en découpant sur leur verte écorce des chiffres entrelacés, un pauvre diable incapable, en présence de sa belle, de prononcer deux paroles de suite, qui ne fait que soupirer et geindre et grimacer en pleurnichant comme s’il souffrait de crampes aiguës, et qui porte sur sa poitrine, à nu, quelque fleur fanée qui aura touché sa ceinture, ou bien le gant qu’elle aura perdu : bref, un sot extravagant et puéril !… Et c’est pour cela que tu me railles, Fabian ! Et c’est pour cela que peut-être bien tous les camarades se moquent de moi, et que je suis un objet de risée publique, moi et le monde enchanté de mes illusions, — et l’aimable, la charmante, — la céleste Candida… »

En prononçant ce nom, il sentit comme une lame de poignard s’enfoncer brûlante dans son cœur. Ah ! — c’est qu’il entendit en ce moment murmurer très-intelligiblement en lui-même la voix de sa conscience. C’est qu’en effet le voisinage de Candida l’attirait seul dans la maison de Mosch Terpin, c’est qu’il écrivait à son intention des vers passionnés, qu’il entaillait son nom chéri sur l’écorce des arbres, qu’il devenait muet en sa présence, réduit à soupirer et à gémir, qu’il portait sur sa poitrine des fleurs fanées qui avaient paré le sein de la bien-aimée, qu’il commettait donc enfin toutes les ridicules folies que Fabian pouvait lui reprocher. Ce fut seulement alors qu’il comprit bien de quelle ardeur inexprimable il aimait la belle Candida ; mais il ne pouvait s’empêcher de reconnaître en même temps que, par une bizarrerie constante, l’amour le plus pur, le plus vif, se formulait assez sottement dans les actions extérieures, ce qu’il fallait attribuer sans doute à l’élément d’ironie dont la nature a mis le germe dans toutes les manifestations de la vie humaine. Il pouvait bien avoir raison, mais une chose très-fâcheuse fut qu’il commença à s’affecter extrêmement de cette découverte. Adieu tous les rêves séduisants qui le charmaient autrefois : les voix mystérieuses du bois n’avaient plus pour lui que des accents de dérision, et frappé d’un vertige terrible, il s’enfuit à Kerepes. « Monsieur Balthasar ! — mon cher monsieur Balthasar ! » c’est ainsi qu’il s’entendit appeler tout-à-coup. Il leva les yeux et resta immobile comme frappé de la baguette d’un enchanteur. Car justement à sa rencontre arrivait le professeur Mosch Terpin, donnant le bras à sa fille Candida. Candida salua le jeune homme transformé en statue avec la naïve et amicale sérénité qui lui était propre. « Balthasar, mon cher Balthasar ! s’écria le professeur, car vous êtes le plus zélé, le plus distingué de mes auditeurs ! — Ô mon très-cher, je le vois, vous aimez la nature et ses merveilles, comme moi qui en suis réellement fanatique ! Vous venez certainement encore d’herboriser dans notre petit bois. Qu’avez-vous trouvé de curieux ? — Là ! faisons donc plus intimement connaissance. Venez me voir, vous serez toujours le bienvenu. Nous pourrons expérimenter ensemble. Avez-vous déjà vu ma machine pneumatique ? — Eh bien ? mon cher — demain au soir une réunion d’amis a lieu chez moi pour prendre du thé avec des tartines au beurre, et se livrer à une agréable causerie : augmentez-la de votre chère présence. Vous ferez la connaissance d’un jeune homme vraiment charmant qui m’a été recommandé. Bonsoir, mon cher ! bonsoir, excellent jeune homme, — au revoir ! vous viendrez sans doute demain au cours. — Là ! mon cher ! — adieu ! » Sans attendre la réponse de Balthasar, le professeur Mosch Terpin s’éloigna avec sa fille[3].

Balthasar, dans son trouble, avait à peine osé lever les yeux ; mais les regards de Candida embrasaient son cœur, il sentait le souffle de son haleine, et de doux frissons l’agitaient de la tête aux pieds. — Toute sa morosité s’était évanouie. Ivre de bonheur, il suivit des yeux la charmante Candida jusqu’à ce qu’elle eût disparu derrière les arbres ; puis il retourna lentement dans le bois pour s’y plonger dans une extase plus ravissante que jamais.

  1. V. la note 5 du conte précédent. — Un peu plus loin, Fabian et Zacharie emploient quelques autres termes spécialement consacrés entre étudiants, et qui s’expliquent assez d’eux-mêmes.
  2. Ce nom est imaginaire ; mais rien n’est plus fidèle que la peinture des mœurs universitaires, tracée ici par Hoffmann avec l’ironie spirituelle qui lui est familière, et qui distingue surtout, pour ainsi dire, chaque ligne de ce conte.
  3. Les mots en italique sont en français dans le texte allemand. J’en fais la remarque, parce que c’est un trait de plus qui peint l’affectation du pédant Mosch Terpin.


Ier chapitre Petit Zacharie,
surnommé Cinabre
IIIe chapitre