Petit Zacharie, surnommé Cinabre - Ch. 1

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CHAPITRE PREMIER.

Le petit avorton. — Pressant danger que court le nez d’un pasteur. — Comment le prince Paphnutius introduisit les lumières dans son royaume, et comment la fée Rosabelverde entra dans un chapitre noble.

Non loin d’un charmant village, à peu de distance de la grande route, était prosternée sur la terre, que brûlait un soleil ardent, une pauvre paysanne couverte de haillons. Haletante et se mourant de faim et de soif, la malheureuse était tombée défaillante sous le poids du bois sec empilé dans sa hotte, et qu’elle avait ramassé dans le bois en battant péniblement toute la futaie et les broussailles. Ayant à peine encore la force de respirer, elle crut qu’elle allait mourir, et qu’elle serait ainsi délivrée tout d’un coup de sa désolante misère. Cependant elle recouvra bientôt assez de force pour détacher les cordes qui assujétissaient sa hotte sur son dos, et pour se trainer lentement jusqu’à un tertre couvert de gazon qui n’était pas éloigné. Elle éclata alors en sanglots et en plaintes amères.

« Il faut donc, s’écria-t-elle tout haut, que toutes les privations et toutes les misères viennent fondre exclusivement sur nous, mon pauvre homme et moi ! ne sommes-nous pas les seuls dans tout le village qui, malgré le plus dur travail et les flots de notre sueur, ne pouvons secouer le joug de la pauvreté, et gagnons à peine de quoi assouvir notre faim ? — Il y a trois ans, lorsque mon pauvre homme, en bêchant notre jardin, déterra ces pièces d’or, nous crûmes alors que le bonheur était enfin entré chez nous, et que les beaux jours auraient leur tour : oui ! mais qu’arriva-t-il ? — Des voleurs nous dérobèrent l’argent, notre maison et la grange brûlèrent par-dessus nos têtes, la grêle hacha notre récolte sur pied, et pour combler jusque par-dessus les bords la mesure de nos tribulations, le ciel nous envoya encore en punition ce petit laidron, que je mis au monde à ma confusion et à la risée de tout le village. — À la Saint-Laurent passée, le marmot a eu deux ans et demi, et il ne sait pas marcher, et il ne peut pas même se soutenir sur ses jambes, plus grêles que des pattes d’araignée ; et, au lieu de parler, il grommèle et miaule ainsi qu’un chat. En outre, le vilain petit gars dévore autant de nourriture qu’un enfant de huit ans des plus vigoureux, et sans que cela lui profile encore ! Que Dieu ait pitié de lui et de nous, qui serons réduits à le substanter, même quand il sera devenu grand, pour notre crève-cœur et à notre préjudice ; car le malitorne ne manquera pas de bien boire et de bien manger de plus en plus, mais de sa vie il ne sera capable de travailler. — Non, non ! c’est plus qu’une créature n’en peut supporter sur cette terre ! Ah, si je pouvais donc mourir ! — mourir… » Et l’infortunée recommença à pleurer et à gémir, jusqu’à ce que, cédant à l’excès de la douleur et de l’épuisement, elle s’endormit tout-à-fait. —

C’était avec raison que la pauvre femme pouvait se plaindre de l’abominable avorton qu’elle avait mis au monde deux ans et demi auparavant. Ce qu’on aurait pu très-bien prendre au premier coup d’œil pour une méchante souche de bois noueux, représentait ce petit être contrefait, haut de deux palmes tout au plus, lequel s’était glissé en rampant hors de la hotte, où il était couché en travers, et se vautrait en ce moment sur l’herbe avec un grognement sourd. La tête de ce phénomène charnu était profondément emboitée entre les épaules ; à la place du dos s’élevait une excroissance en forme de courge, et immédiatement au-dessous de la poitrine pendaient deçà delà deux petites jambes aussi minces que des baguettes de coudrier, ce qui donnait à peu près à cette petite créature l’aspect d’un radis fendu en deux. Quant aux traits du visage, une vue un peu faible ne pouvait pas en discerner grand chose ; mais en regardant avec une extrême attention, on finissait par découvrir un long nez pointu, formant saillie en dehors d’une masse de cheveux noirs et crépus, et de tout petits yeux noirs et flamboyants, qui, perdus au milieu d’un amas de rides et de rugosités informes, semblaient parfois ne pouvoir appartenir qu’à une mandragore[1].

La pauvre femme, comme nous l’avons dit, s’était donc enfin, dans l’affaissement de sa douleur, profondément endormie, et son laidron était venu s’accroupir tout à côté d’elle, quand la demoiselle de Rosebelle, chanoinesse du chapitre voisin, vint à passer par là, au retour de la promenade. Elle s’arrêta ; et comme elle était sensible et compatissante de sa nature, elle fut très-émue à ce spectacle de misère et de souffrance.

« Ô juste ciel ! s’écria-t-elle, que d’infortune et de désolation il y a donc sur cette terre ! — La pauvre malheureuse femme ! Je sais qu’elle a à peine de quoi se nourrir : voilà pourquoi elle travaille au-delà de ses forces, et elle est tombée là de faim et de désespoir ! — Je n’ai jamais senti d’une manière plus pénible qu’en ce moment ma pauvreté et mon impuissance. Ah, si je pouvais me montrer secourable au gré de mon cœur ! — Mais ce dont je dispose encore, le petit nombre de dons que n’a pu invalider ni me ravir le destin ennemi, je veux l’employer et le consacrer, avec zèle, avec charité, à atténuer cet excès d’affliction. — De l’argent, quand même j’en aurais à ma disposition, loin de t’être utile, pauvre femme ! empirerait peut-être encore ta condition. Ni toi, ni ton mari, vous n’êtes destinés à être riches, et celui-là qui n’est pas destiné à être riche voit les pièces d’or disparaître de sa poche sans savoir lui-même comment. Il ne gagne à leur possession passagère que de nouveaux tourments ; et plus il lui échoit d’argent, plus il sent augmenter son indigence. Mais, je le sais, ce qui te ronge le cœur bien plus que l’idée de ton dénûment et de ta détresse, c’est d’avoir mis au monde ce petit monstre, que tu seras obligée d’avoir à charge toute la vie, comme un lourd et odieux fardeau. — Quant à devenir grand, beau, fort, intelligent, cela n’est pas permis à cet enfant, mais peut-être est-il un autre moyen encore de lui venir en aide. »

En disant cela, la demoiselle s’assit sur l’herbe et prit le petit sur ses genoux. La méchante mandragore se raidit, se débattit, grogna, et voulut mordre la demoiselle au doigt ; mais celle-ci lui dit : « Tranquille ! tranquille, petit hanneton ! » Et elle commença à lui passer la main doucement et lentement sur la tête, depuis le front jusqu’à l’occiput. Peu à peu les cheveux hérissés de l’enfant s’assouplirent par l’effet des caresses, et bientôt on eût pu les voir se partager symétriquement sur son front en bandeaux bien lisses, et retomber par-dessus ses hautes épaules et sur son dos de citrouille en jolies boucles ondoyantes. Son agitation s’était calmée progressivement, et il s’était enfin profondément endormi. La demoiselle de Rosebelle le déposa alors avec précaution sur le gazon à côté de sa mère, puis elle aspergea celle-ci de l’eau spiritueuse et parfumée d’un flacon qu’elle avait tiré de sa poche, et s’éloigna ensuite avec promptitude.

Lorsque bientôt après la pauvre femme s’éveilla, elle se sentit merveilleusement restaurée et réconfortée. Il lui semblait qu’elle avait fait un excellent repas et bu un bon coup de vin. « Mon Dieu ! s’écria-t-elle, comment m’est-il advenu tant de soulagement et de courage pendant ce court sommeil ! — Mais le soleil sera bientôt couché derrière les montagnes, allons ! retournons au logis ! » À ces mots, elle s’apprêta à remettre sa hotte sur son dos ; mais elle s’aperçut que le petit en était sorti, et au même instant il s’agita dans l’herbe et se mit à piailler lamentablement. Quand sa mère se retourna vers lui pour le prendre, elle frappa dans ses mains d’étonnement et s’écria : « Zach ! petit Zach ! qui t’a donc si bien peigné les cheveux ! — Zach ! petit Zach ! comme cela t’irait bien, des boucles, si tu n’étais pas si abominablement laid ! Eh bien ! viens donc, viens : dans la hotte, allons ! » Elle voulait le soulever et le replacer en travers sur la ramée ; mais petit Zach se mit à gigoter agilement, il regarda sa mère en ricanant, et marmotta fort intelligiblement : « Je ne veux pas !

» Zach ! petit Zach ! s’écria la femme tout hors d’elle-même, qui t’a donc appris à parler durant mon sommeil ? Oh ! puisque tu as des cheveux si bien peignés, puisque tu parles si bien, tu pourras aussi marcher sans doute ! » La femme chargea la hotte sur son dos, petit Zach se pendit à son tablier, et ils s’acheminèrent ainsi vers le village.

Ils vinrent à passer devant le presbytère, et le pasteur était justement sur le pas de sa porte avec son plus jeune fils, un bel enfant de trois ans, à la chevelure dorée. Lorsqu’il vit approcher la pauvre femme avec sa lourde hottée et petit Zach pendu à son tablier, il lui cria : « Bonsoir ! mère Lise. Comment allez-vous ? Vous vous êtes chargée d’un fardeau beaucoup trop pesant : vous pouvez à peine poursuivre votre route. Venez ici vous reposer sur ce banc, devant ma porte, ma servante va vous servir quelque rafraîchissement. »

La mère Lise ne se le fit pas dire deux fois. Elle se débarrassa de sa hotte, et elle ouvrait la bouche pour entretenir le respectable ministre de sa misère et de son désespoir, lorsque petit Zach, à la subite conversion que fit sa mère, perdit l’équilibre et roula aux pieds du pasteur. Celui-ci se baissa promptement, et releva le petit en disant : « Ah ! mère Lise, mère Lise ! quel charmant et superbe enfant vous avez là. Mais c’est une véritable bénédiction du ciel que de posséder un enfant aussi merveilleusement beau. » En parlant ainsi, il prit le petit dans ses bras et se mit à le caresser, sans paraître s’apercevoir des grognements et des miaulements aigus du malhonnête marmouset, qui voulut même mordre le nez du vénérable ecclésiastique.

Mais dame Lise restait tout ébahie devant ce spectacle, ouvrant de grands yeux qu’elle tenait fixés sur le pasteur, sans savoir ce qu’elle devait penser. « Ah ! mon cher et révérend monsieur ! s’écria-t-elle enfin d’un ton lamentable, un homme de Dieu tel que vous ne voudrait pas sans doute se moquer d’une pauvre malheureuse femme que le ciel a voulu punir, et lui seul sait pourquoi, en lui envoyant cet horrible laidron ! — Que dites-vous ? répliqua le pasteur très-sérieusement, à quoi rêvez-vous, ma bonne femme ? Se moquer, — un laidron, — punition du ciel, — je ne vous comprends pas du tout ; mais je sais bien seulement que votre aveuglement serait sans exemple, si vous n’aimiez pas de tout votre cœur ce joli enfant. — Embrasse-moi, mon gentil petit homme ! » Et le pasteur flattait de la main petit Zach, mais petit Zach de grogner de plus belle : « Je ne veux pas ! » Et il cherchait obstinément à happer avec ses dents le nez du révérend.

« Voyez donc ! la méchante bête ! » s’écria Lise effrayée. Mais au même moment l’enfant du pasteur disait : « Ah ! mon cher père ! tu es si bon, tu es si gentil qu’il faut bien que tous les enfants te témoignent la même tendresse.

» Mais écoutez donc, mère Lise ! s’écria le pasteur dont les yeux étincelaient de plaisir, écoutez donc un peu parler si spirituellement ce joli enfant, votre cher petit Zach, à qui vous en voulez tant. — Je le vois bien, vous ne vous intéresserez jamais à lui, malgré sa beauté et sa vive intelligence. Écoutez, mère Lise ! confiez-moi votre enfant, qui donne tant d’espérances, pour que je l’élève et en prenne soin. Pauvre et indigente comme vous êtes, cet enfant ne peut que vous être à charge, et pour moi ce sera un plaisir sans égal que de l’élever comme mon propre fils ! »

Lise ne pouvait revenir de son étonnement ; elle ne cessait de répéter : « Mais, cher monsieur le pasteur ! cher monsieur le pasteur ! est-ce bien sérieusement en effet que vous voulez prendre avec vous le petit monstre, l’élever, et me délivrer du tourment que me cause ce marmot malencontreux ? » — Mais plus la femme représentait au pasteur l’horrible laideur de sa mandragore ensorcelée, plus le digne homme s’évertuait à lui prouver que son fol aveuglement la rendait indigne de la faveur céleste qui lui avait octroyé ce vrai prodige d’enfant, et il finit, dans l’excès de sa colère, par fermer sa porte au verrou, en emportant petit Zach sur son bras dans la maison.

Dame Lise demeura comme pétrifiée devant la porte du presbytère, ne sachant ce qu’elle devait penser de tout cela. « Qu’est-il donc arrivé à notre digne et révérend pasteur, au nom de tous les saints ! se disait-elle à elle-même, pour qu’il ait pu s’engouer à ce point de petit Zach, et qu’il regarde ce stupide nabot comme un modèle de beauté et d’esprit ? — Après tout, que Dieu récompense le digne homme pour m’avoir débarrassé d’un pareil fardeau, et s’en être chargé à ma place. C’est à lui à présent à s’en accommoder comme il pourra ! — Ah ! combien le poids de ma hotte est devenu léger, maintenant que petit Zacb n’est plus couché dessus, et avec lui mon plus grand souci ! »

Lise s’éloigna donc avec sa ramée, plus gaie et plus contente que jamais.

Quand même j’aurais pris le parti de n’en rien dire encore à présent, tu n’en soupçonnerais pas moins, lecteur bénévole, qu’il devait y avoir quelque chose de tout particulier sur le compte de la chanoinesse de Rosebelle, ou, comme elle s’appelait autrement, de Rosebeauvert. Car si le pasteur vit dans le petit Zacharie un enfant non moins beau qu’intelligent, et résolut si subitement de le traiter comme son propre fils, cela n’était dû qu’à l’effet mystérieux des caresses de la demoiselle, et à ces cheveux si bien lissés et bouclés sur la tête de l’enfant. Toutefois, lecteur bien-aimé, tu pourrais peut-être, malgré ta parfaite pénétration, tomber dans de fausses suppositions, ou même, au grand détriment de cette histoire, sauter plusieurs feuillets, afin de savoir tout de suite à quoi t’en tenir sur la merveilleuse chanoinesse. Je ferai donc mieux de te raconter immédiatement tout ce que je sais moi-même sur la digne demoiselle.

Mademoiselle de Rosebelle avait une haute stature, une taille noble et majestueuse, et des manières tant soit peu altières et impératives. L’aspect de son visage, quoiqu’il fût d’une beauté parfaite, causait parfois, lorsqu’elle regardait devant elle, suivant son habitude, d’un œil immuable et sérieux, une impression singulière et presque sinistre. Cela semblait surtout devoir être attribuée à un linéament placé entre ses deux sourcils tellement étrange et peu naturel, qu’on ne savait trop jusqu’à quel point cela pouvait être séant à une chanoinesse. Mais souvent, malgré cela, il y avait dans son regard tant de grâce et de bonté, surtout dans la saison des roses par un beau temps serein, que chacun à sa vue se sentait pénétré d’un charme aussi doux qu’irrésistible.

Lorsque j’eus le plaisir de voir la gracieuse demoiselle pour la première et dernière fois, elle me parut être une femme dans l’épanouissement le plus complet de la fleur de l’âge, à l’apogée de sa période solsticiale, pour ainsi dire, et je m’estimai fort heureux de l’avoir connue précisément à cette époque, où je fus en quelque sorte stupéfait de cette miraculeuse beauté, qui ne pouvait plus sans doute que décliner. J’étais dans l’erreur. Car les plus anciens du village déclaraient connaître l’honorable demoiselle depuis l’âge de raison, et certifiaient qu’elle n’avait jamais été différente de ce qu’elle était alors, ni plus vieille ni plus jeune, ni plus ni moins jolie. Le temps semblait donc n’avoir aucune puissance sur elle, et plus d’un pouvait déjà s’étonner beaucoup d’un pareil phénomène. Mais il y avait en outre plusieurs autres choses à propos desquelles, en y réfléchissant sérieusement, personne ne pouvait s’empêcher d’éprouver tout autant de surprise, ni même revenir de la stupéfaction qu’elles finissaient par provoquer.

Premièrement il était impossible de révoquer en doute la parenté de la demoiselle avec les fleurs auxquelles elle avait emprunté son nom. Car non-seulement aucun être au monde n’était capable d’élever comme elle de si magnifiques rosiers à cent feuilles, mais il lui suffisait même de ficher en terre la bouture la plus minable, une mince épine desséchée pour obtenir une abondante moisson des roses les plus superbes et les plus variées. En outre, il était avéré que, durant ses promenades solitaires dans le bois, elle conversait tout haut avec des voix étranges qui semblaient sortir des arbres, des buissons, des sources et des ruisseaux. Un jeune chasseur l’avait même aperçue une fois, dans le plus épais du bois, entourée d’oiseaux singuliers nullement pareils à ceux de la contrée, vêtus d’un plumage étincelant et diapré, qui voltigeaient autour d’elle en la caressant, et paraissaient, dans leur ramage mélodieux et enjoué, lui faire toute sorte de récits joyeux dont elle riait et s’égayait.

Il arriva donc naturellement que mademoiselle de Rosebelle, lorsqu’elle entra au chapitre, éveilla plus vivement encore l’attention de tous les habitants du pays. Sa réception dans la noble communauté avait eu lieu d’après l’ordre du prince. Le baron Prætextatus Clair-de-Lune, seigneur du domaine dont dépendait le chapitre, et à qui l’administration en était dévolue, n’eut donc rien à objecter, malgré les horribles soupçons dont il était assiégé. En effet, il avait fait de vaines recherches pour découvrir dans les archives nobiliaires de Rixner, et dans maintes chroniques, les traces de la famille Rosebeauvert. C’est pourquoi il doutait, fort légitimement, de la capacité pour entrer au chapitre de ladite demoiselle, qui ne pouvait pas exhiber d’arbre généalogique à trente-deux quartiers, et pourquoi il la conjura enfin au nom du ciel, d’un air contrit et les larmes aux yeux, de changer au moins son nom de Rosebeauvert en celui de Rosebelle, qui laissait encore quelque chance d’établir en sa faveur les preuves d’une descendance convenable. — Elle y consentit pour ne pas le désobliger.

Peut-être que la rancune nourrie par Prætextatus contre la demoiselle dépourvue d’aïeux porta ses fruits d’une manière ou d’une autre, et qu’elle répandit la première semence des méchants bruits auxquels la chanoinesse devint de plus en plus en butte dans le village. À ses entretiens magiques dans la forêt, qui n’avaient d’ailleurs rien de plus suspect, les propos médisants qui circulèrent bientôt de bouche en bouche ajoutèrent en effet mille circonstances équivoques, capables de jeter les plus défavorables préventions sur la véritable nature de la belle demoiselle.

La mère Anne, la femme du maire, soutenait hardiment que toutes les fois que la chanoinesse éternuait fortement à sa fenêtre, le lait aigrissait dans tout le village. Mais à peine ce maléfice fut-il constaté qu’un incident bien plus terrible arriva. Le petit Michel, fils du maître d’école, était allé chipper dans la cuisine du chapitre des pommes de terre frites, et avait été pris sur le fait par la chanoinesse, qui le menaça du doigt en souriant. Depuis lors la bouche de l’enfant était restée entr’ouverte, de même absolument que s’il eût tenu entre les dents une pomme de terre brûlante ; et le pauvre diable était obligé de porter constamment un chapeau à larges bords pour éviter que la pluie ne lui tombât dans la bouche.

On tint bientôt généralement pour certain que la demoiselle s’entendait à conjurer le feu et l’eau, à amonceler la grêle et à provoquer l’orage, à tresser des pliques[2], etc., et personne ne révoquait en doute le récit d’un pâtre de moutons, qui disait avoir vu, plein de trouble et d’effroi, la chanoinesse s’envoler dans les airs sur un balai, avec un affreux bruissement, et précédée d’un énorme cerf-volant noir, entre les cornes duquel jaillissaient à une grande hauteur des flammes bleues. Dès-lors un soulèvement général se déclara, on voulait s’emparer de la sorcière, et les prud’hommes du village ne résolurent rien moins que d’aller enlever la demoiselle du chapitre pour la jeter à l’eau, et lui faire subir ainsi l’épreuve ordinaire à laquelle on soumet les sorcières. Le baron Prætextatus laissa grossir l’orage, et se disait à lui-même avec un sourire de satisfaction : Voilà ce qui arrive à de simples gens sans aïeux qui ne sont pas d’une vieille et bonne origine, comme les Clair-de-Lune ! »

Mais la demoiselle, instruite de ce menaçant désordre, s’enfuit à la Résidence, et bientôt après le baron Prætextatus reçut un ordre du cabinet du prince souverain, par lequel on lui notifiait qu’il n’existait point de sorcières, qu’il eût à faire incarcérer les prud’hommes du village en punition de leur impertinente curiosité d’avoir voulu juger de l’habileté à nager d’une chanoinesse, et qu’il signifiât aux autres paysans, ainsi qu’à leurs femmes, de ne plus penser le moindre mal de la demoiselle de Rosebelle, sous peine d’une grave correction corporelle. Ceux-ci y regardèrent de près, et, dans la crainte de voir cette menace réalisée, ils pensèrent depuis lors un bien infini de la chanoinesse, ce qui eut à la fois et pour eux et pour la demoiselle de Rosebelle les conséquences les plus salutaires.

Dans le cabinet du prince on savait fort bien que la demoiselle de Rosebelle n’était personne autre que la fée jadis bien connue Rosabelverde. Voici ce qui en était. — Autrefois on n’aurait pas pu trouver sur tout le globe un plus délicieux pays que la petite principauté où était située la propriété du baron Prætextatus Clair-de-Lune, où la demoiselle de Rosebelle avait établi son séjour, où se sont passés enfin les événements dont je suis en train, bien-aimé lecteur, de te faire le récit détaillé.

À voir ce petit pays entouré d’une chaîne de hautes montagnes, avec ses forêts verdoyantes et embaumées, ses vallons fleuris, ses bruyants torrents et ses sources limpides murmurant des accords joyeux, alors qu’il n’y avait pas encore de villes, mais seulement de riants villages, et çà et là des palais isolés, on pouvait se croire au milieu d’un jardin charmant et merveilleux, où les habitants se promenaient pour leur plaisir, libres de tous les soucis qui aggravent le fardeau de la vie. Chacun savait que le prince Démétrius régnait sur le pays, personne toutefois ne s’apercevait en rien de l’action du gouvernement, et tous en étaient parfaitement contents. Les personnes jalouses de jouir d’une liberté absolue et sans nulle entrave, et d’habiter un doux climat, une belle région, ne pouvaient pas mieux choisir leur séjour que dans cette heureuse contrée, et il arriva ainsi que plusieurs fées illustres de la bonne espèce, lesquelles préfèrent, comme on sait, par-dessus tout, la chaleur et la liberté, étaient venues s’y établir.

C’est à elles sans doute qu’il faut attribuer les enchantements et les merveilles agréables qui se produisaient très-fréquemment presque dans chaque village, mais principalement dans les bois, de telle sorte que chacun, ravi par cette magie séduisante et voluptueuse, croyait fermement à la féerie, et restait, sans le savoir, mais par l’effet de cette croyance même, un joyeux, c’est-à-dire un bon citoyen de l’état. Les bonnes fées qui s’y étaient donc constitué librement un véritable Dschinnistan à leur gré[3], auraient volontiers à jamais perpétué les jours de l’excellent prince Démétrius. Mais cela était par malheur au-dessus de leur puissance. Démétrius mourut, et le jeune Paphnutius lui succéda sur le trône.

Déjà, du vivant de son digne père, Paphnutius avait nourri en silence un mécontentement secret de ce que le peuple et l’état, suivant lui, étaient gouvernés et régis de la manière la plus irrégulière et la plus absurde. Il résolut d’opérer la réforme lui-même, et en conséquence il nomma premier ministre son premier valet de chambre Andrès, qui, une fois dans une auberge au-delà de la frontière, comme il avait oublié sa bourse, lui avait prêté six ducats, et l’avait ainsi tiré d’un grave embarras.

« Je veux gouverner, mon cher ! » lui dit Paphnutius. Andrès lut dans les yeux de son maître ce qui se passait en lui, il se jeta à ses pieds et s’écria pathétiquement : « Sire ! l’heure solennelle est arrivée ! — Grâce à vous, un nouveau royaume va sortir resplendissant d’un ténébreux chaos ! — Sire ! le plus fidèle de vos vassaux vous implore ici, et des milliers de vos pauvres malheureux sujets vous parlent par sa bouche, vous conjurent par sa voix. — Sire ! — introduisez les lumières !… » Paphnutius se sentit ému jusqu’au fond de l’âme à l’idée sublime de son ministre. Il le releva, le pressa impétueusement contre son cœur, et s’écria en sanglottant : « Ministre… Andrès ! — Je te dois six ducats, — bien plus… mon bonheur !… mon royaume ! — Ô fidèle… ô judicieux serviteur ! »

Paphnutius voulait immédiatement faire imprimer en grands caractères et faire afficher en tous lieux un édit portant que dès ce moment les lumières étaient introduites, et que chacun eut à agir en conséquence. « Sire magnanime ! s’écria alors Andrès, cela ne peut pas aller ainsi. — Comment cela va-t-il, mon bon ami ? » dit Paphnutius. Il prit son ministre par la boutonnière, et l’attira dans son cabinet, dont il ferma la porte.

« Voyez-vous, commença Andrès lorsqu’il se fut assis sur un tabouret vis-à-vis du prince, voyez-vous, mon très-gracieux maître ! — l’effet de votre édit souverain sur les lumières rencontrerait peut-être de fâcheux obstacles, si nous n’y ajoutions une mesure qui paraît bien rigoureuse, il est vrai, mais qui est pourtant commandée par la prudence. — Avant que nous progressions à l’aide des lumières, ce qui veut dire : avant de raser les bois, de canaliser les torrents, de planter des pommes de terre en grand, d’améliorer les écoles de village, de border les routes d’acacias et de peupliers, avant de faire chanter aux enfants leurs prières du matin et du soir à deux voix, enfin d’établir des chaussées et de rendre la vaccine obligatoire, il est indispensable de bannir du royaume tous les gens professant des opinions dangereuses, qui ne font nul cas de la saine raison, et séduisent le peuple par toutes sortes de rêveries extravagantes. — Vous avez lu les Mille et une nuits, excellent prince ! car je sais que feu le sérénissime seigneur votre père (à qui le ciel veuille accorder un doux repos dans la tombe) affectionnait ce genre d’ouvrages pernicieux et vous les mettait en main, alors que vous enfourchiez encore des chevaux de bois et que vous vous régaliez de pains d’épice dorés. Eh bien donc ! — ce livre, ou plutôt ce fatras d’impertinences, a dû sans doute vous faire connaître ce que c’est que des fées. Mais, mon gracieux maître ! ce que vous ne soupçonneriez pas assurément, c’est que plusieurs de ces dangereuses créatures se sont établies dans votre propre et cher royaume, jusque dans le voisinage de votre palais sacré, et s’y livrent impunément à mille excès et à mille désordres.

» Quoi ! — que dites-vous ? — Andrès ! Ministre ! — des fées ?… ici dans mes états ! » s’écria le prince. Et il tomba renversé sur le dossier de son fauteuil, couvert d’une pâleur mortelle.

« Mon grâcieux maître ! poursuivit Andrès, nous n’avons rien à craindre en engageant la lutte avec prudence contre ces ennemis des lumières. Oui ! je les appelle ennemis des lumières ; car ce sont eux seuls qui, en abusant de la bonté de feu monsieur votre papa, sont cause que le royaume est encore plongé dans l’obscurantisme le plus complet. Le merveilleux est entre leurs mains une arme dangereuse, et ils ne craignent pas de répandre, sous le nom de poésie, un poison magique et subtil qui rend les gens totalement incapables de servir la cause des lumières. En outre, ils ont des habitudes si intolérables et si contraires au bon ordre, que cette seule raison devrait les faire bannir de tout état policé. C’est ainsi, par exemple, que les audacieux ne se gênent pas, dès qu’il leur en prend la fantaisie, d’aller se promener par les airs avec un attelage de colombes, de cygnes, ou même de chevaux ailés. Eh bien, je vous le demande, très-gracieux seigneur ! vaudrait-il la peine de projeter et d’organiser un sage tarif de douanes, en gardant dans le pays des gens à même de jeter, si cela leur vient à l’idée, dans la cheminée de tout citoyen un peu lâche sur les scrupules, des marchandises qui n’auraient pas payé de droits ? — Donc, mon gracieux maître ! dès que la propagation des lumières sera promulguée, que les fées soient chassées ! — On fera cerner leurs palais par la police, on saisira leurs dangereux trésors, et on les renverra ainsi que des vagabonds dans leur pays natal, qui est la petite contrée de Dschinnistan, comme vous devez l’avoir vu, gracieux seigneur, dans les Mille et une nuits.

» Y a-t-il des postes établies pour ce pays, Andrès ? demanda le prince. — Pas pour le quart-d’heure, répliqua Andrès ; mais nous pourrons, après l’introduction des lumières, créer un service journalier de diligences pour s’y rendre.

» Mais, Andrès, ajouta le prince, ne trouvera-t-on pas notre procédé contre les fées trop rigoureux ? mon peuple, si gâté jusqu’ici, ne murmurera-t-il pas ?

» Je sais encore un moyen pour obvier à cela, dit Andrès. Nous ne renverrons pas au Dschinnistan toutes les fées, gracieux seigneur ! nous en garderons quelques-unes dans le pays, mais il faudra non-seulement leur ravir tous les moyens de nuire au développement des lumières, mais encore s’y prendre adroitement pour en faire des membres utiles de votre état civilisé. Si elles refusent de s’engager dans de solides mariages, il faudra qu’elles s’adonnent, sous une surveillance sévère, à quelque métier utile, comme à tricoter des chaussons pour l’armée, si nous avons la guerre, ou à autre chose. Remarquez, mon gracieux souverain, qu’ainsi l’on perdra toute croyance au génie des fées du moment où elles vivront sans distinction avec tout le monde ; et c’est ce qu’il y aura de mieux. Car cela coupera court à tous les murmures possibles. — Pour ce qui regarde les talismans des fées et leurs bijoux, ils échoient de droit au trésor royal ; les cygnes et les tourterelles seront livrés au chef de vos cuisines à titre d’excellents rôtis ; et quant aux chevaux ailés, on peut aussi tenter de les éduquer et d’en faire des animaux utiles en leur coupant les ailes et en les mettant au régime des écuries, que nous introduirons, il faut l’espérer, en même temps que les lumières. »

Paphnutius fut extrêmement content de tous les projets de son ministre, et dès le lendemain on exécuta ce qui avait été convenu.

À tous les coins était déployé l’édit concernant l’introduction des lumières, et en même temps la police fit irruption dans les palais des fées, d’où elle les emmena prisonnières, après avoir fait main basse sur tout ce qu’elles possédaient.

Nul, excepté le ciel, ne sait comment il se fit que la fée Rosabelverde fut la seule entre toutes qui eut vent quelques heures à l’avance de la proclamation des lumières, et mit ce temps à profit pour donner à ses cygnes la clef des champs, et cacher en lieu de sûreté ses rosiers magiques et d’autres objets précieux. Elle savait aussi qu’elle était désignée pour rester dans le pays, et elle se détermina à y consentir, malgré le plus profond sentiment de répugnance.

Du reste, ni Paphnutius ni Andrès ne pouvaient concevoir pourquoi les fées qui devaient être déportées au Dschinnistan manifestaient la joie la plus excessive, et ne cessaient de répéter que la privation des biens dont elles se voyaient dépouillées ne leur importait pas le moins du monde. « Au fait, disait Paphnutius plein de dépit, le Dschinnistan est peut-être un bien plus beau royaume que le mien : et elles se moquent de moi avec mon édit de propagation des lumières, puisqu’il ne doit porter ses fruits qu’après leur départ. » Il fallut que le géographe et l’historien de la cour fissent un rapport circonstancié sur le pays en question. Tous les deux s’accordèrent à dire que le Dschinnistan était une contrée pitoyable, inculte, sans lumières, à l’état sauvage, dépourvue d’acacias et de vaccin. Ils concluaient même par dire qu’elle n’existait pas du tout, et qu’il ne pouvait certes rien arriver de pire à un homme ou à un pays que de ne pas exister du tout.

Paphnutius se sentit tranquillisé.

Lorsque le joli bois fleuri où était situé le palais de la fée Rosabelverde eut été abattu, et que, pour donner l’exemple, Paphnutius lui-même eut inoculé le vaccin à tous les rustauts du village voisin, la fée alla guetter le prince dans un bois qu’il devait traverser pour retourner à son château, avec son ministre Andrès. Là, elle le serra de si près à l’aide de belles paroles, et en le fascinant par quelques tours d’adresse, dont elle avait dérobé le secret aux perquisitions de la police, qu’il la supplia au nom du ciel de vouloir bien consentir à faire partie du seul et par conséquent du meilleur chapitre de demoiselles nobles du pays, lui engageant sa parole qu’elle y serait absolument maîtresse de ses volontés, sans être tenue d’avoir aucunement égard à l’édit de propagation des lumières.

La fée Rosabelverde agréa ces offres, et ce fut ainsi qu’elle entra au chapitre des demoiselles nobles, où, comme nous l’avons déjà dit, elle prit le nom de la demoiselle de Rosebeauvert, et ensuite, d’après les instances du baron Prætextatus Clair-de-Lune, celui de la demoiselle de Rosebelle.


  1. Mandragore, plante au moyen de laquelle, suivant les traditions de la sorcellerie, on conjure les maléfices. Les anciens lui attribuaient une foule de vertus magiques. Sa racine, bizarrement nouée et contournée, offre quelquefois l’apparence du squelette ou du masque humain : et l’on a, par extension. donné le nom de mandragore à toutes les racines ou tiges dont la conformation présente la même singularité. Les Chinois sont fort curieux de ces monstruosités naturelles ; et c’est de leur pays que viennent à peu près toutes les mandragores curieuses qui se trouvent en Europe dans les cabinets des amateurs.
  2. Le mot de plique désigne une maladie des cheveux dans laquelle ils s’entremêlent confusément et adhèrent ensemble, au point qu’il devient impossible de les démêler, et qu’il en sort du sang quand on les coupe.
  3. Le Dschinnistan est le pays des fées ; on le trouve décrit dans les contes des Mille et une Nuits.


Petit Zacharie,
surnommé Cinabre
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