Petit Zacharie, surnommé Cinabre - Ch. 3

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TROISIÈME CHAPITRE

Comme quoi Fabian fut réduit à ne savoir que dire. — Candida et des demoiselles qui ne doivent pas manger de poisson. — Thé littéraire de Mosch Terpin. — Le jeune prince.

Fabian ne doutait pas, en suivant le sentier de traverse par le bois, qu’il arriverait encore bien avant le petit homme qu’il avait vu s’éloigner au trot. Mais il se trompait, car en sortant du bois il aperçut à une grande distance le nain, auquel s’était joint un autre cavalier de belle apparence, passer à cheval sous la porte de Kerepes. « Bah ! se dit Fabian en lui-même, le marmouset sur son grand cheval a beau m’avoir gagné de vitesse, j’arriverai toujours assez à temps pour jouir du curieux spectacle de son apparition dans la ville. Si ce rare objet est en effet un étudiant, on lui indiquera l’hôtel du Cheval ailé ; et s’il s’arrête là-bas avec son prrr ! prrr ! retentissant, en lançant ses bottes d’abord et puis sa grotesque personne à terre ; s’il s’avise surtout, en voyant rire les camarades, de prendre son air arrogant et farouche, oh alors, — la farce sera complète ! »

Lorsque Fabian eut enfin atteint la ville, il s’attendait à ne rencontrer dans les rues, sur le chemin du Cheval ailé que des figures épanouies. Il n’en était rien cependant. Tous les gens passaient tranquilles et graves. C’était avec le même sérieux que se promenaient de long en large, sur la place, en face du Cheval ailé, plusieurs étudiants qui s’y étaient rassemblés et qui causaient entre eux. Fabian se persuada que le nain à coup sûr était allé descendre autre part, lorsqu’en jetant un regard dans la cour de l’hôtel il vit un palefrenier conduire précisément à l’écurie la monture fort reconnaissable du petit homme. Alors Fabian courut au-devant d’un de ses amis et lui demanda s’il n’avait pas vu arriver à cheval une espèce de nain tout-à-fait singulier et merveilleux. Celui que Fabian questionna n’en savait pas plus que les autres, et Fabian leur raconta alors ce qui s’était passé entre lui et le petit roquet, qui voulait qu’on le prit pour un étudiant. Tous rirent de bon cœur, mais ils certifièrent n’avoir vu rien de pareil à ce qu’il décrivait, mais que dix minutes avant il était effectivement arrivé deux élégants cavaliers montés sur de beaux chevaux, lesquels étaient descendus à l’hôtel du Cheval ailé. « Et l’un d’eux, demanda Fabian, n’était-il pas sur ce cheval qu’on menait tout à l’heure à l’écurie ? Positivement, répondit l’un des assistants. Celui qui montait ce cheval était d’une taille un peu petite, mais fort bien fait, agréable de visage, et doué de la plus belle chevelure bouclée qu’on puisse voir. En outre, il s’est montré comme un cavalier parfait, il s’est élancé de son cheval avec une grâce, une agilité qu’envierait le premier écuyer du prince. — Quoi ! s’écria Fabian, et il n’a pas perdu ses bottes, et il n’a pas roulé à terre devant vos pieds ? — Assurément non ! s’écrièrent-ils d’une commune voix. À quoi penses-tu, frère ? Un aussi solide cavalier que le petit étranger !… »

Fabian ne savait que dire. Balthasar descendait en ce moment la rue. Fabian se précipita vers lui, l’attira à part, et lui raconta comme quoi le petit poucet qu’ils avaient rencontré dans le bois et qu’ils avaient vu tomber de cheval, venait d’arriver en cet endroit, et comme quoi tout le monde s’accordait à voir en lui un joli homme de structure élégante, et surtout un parfait cavalier. « Tu vois, mon cher ami Fabian, répliqua Balthasar d’un air calme et sérieux, que tout le monde ne jette pas comme toi la pierre aux individus disgraciés de la nature, en les poursuivant de railleries peu charitables. — Mais au nom du ciel ! interrompit Fabian, il ne s’agit nullement ici de railleries intempestives ni de défaut de charité. Toute la question est de savoir si un petit maroufle de trois pieds de haut, qui ressemble assez exactement à un radis, peut s’appeler un joli homme élégant et bien tourné ? » Balthasar fut obligé de confirmer la déclaration de Fabian au sujet de la taille et de la difformité du soi-disant étudiant. Mais les autres prétendaient toujours que le petit cavalier était un homme gracieux et bien fait, tandis qu’au contraire Fabian et Balthasar persistaient à soutenir qu’ils n’avaient jamais vu un plus hideux avorton. La chose en resta là, et chacun s’en alla de son côté plein d’une égale surprise.

Le soir arriva. Les deux amis rentraient chez eux de compagnie. Alors Balthasar, sans savoir lui-même comment, laissa échapper qu’il avait rencontré le professeur Mosch Terpin, lequel l’avait engagé à venir passer le lendemain la soirée chez lui. « Oh toi, homme heureux ! s’écria Fabian, homme bienheureux ! tu vas voir ta bien-aimée, la jolie mamselle Candida, tu vas l’entendre, lui parler !… » Balthasar, de nouveau blessé au vif, quitta le bras de Fabian, et fit mine de s’éloigner. Pourtant il se contint, revint près de son ami, et lui dit en surmontant son émotion : « Il se peut que tu aies raison, cher frère, de me tenir pour un sot amoureux. Je le suis peut-être en réalité. Mais ce sot amour enfin m’a fait à l’âme une blessure profonde et douloureuse : et y toucher sans précaution, c’est risquer d’aggraver mon mal et de me porter aux derniers excès de la folie. Ainsi, frère ! si tu es véritablement mon ami, abstiens-toi désormais de prononcer devant moi le nom de Candida.

» Tu prends encore la chose d’une manière terriblement tragique, mon cher ami Balthasar ! répliqua Fabian, et, au fait, c’est à quoi l’on doit s’attendre de ta part dans ton état. Mais afin d’éviter avec toi toutes sortes de fâcheux différends, je le promets que le nom de Candida ne sortira plus de ma bouche, à moins que tu ne donnes lieu toi-même au résultat contraire. Permets-moi seulement une fois encore de t’exprimer à combien de chagrin je prévois que tu t’exposes par ta passion insensée. Candida est une fort jolie et charmante petite fille ; mais elle ne convient pas le moins du monde à ton caractère mélancolique et rêveur. Quand tu la connaîtras plus intimement, son naturel gai et naïf te paraîtra un défaut de poésie, chose qui te choque partout si rudement ; tu tomberas alors dans toutes sortes de rêveries extravagantes, et tout cela te conduira par mille et mille souffrances imaginaires à un désespoir frénétique et à un sombre dénouement. — Au reste, je suis pareillement invité pour demain chez notre professeur, qui doit nous amuser avec de très-belles expériences. — Maintenant, bonne nuit ! rêveur romanesque. Dors bien, si tu peux dormir toutefois la veille d’un jour aussi solennel que celui de demain. »

Ce fut ainsi que Fabian quitta son ami, qui était tombé dans une profonde méditation. — Ce n’était pas sans raison que Fabian regardait tous les accidents d’une fatalité déplorable, comme les conséquences probables d’une liaison entre Candida et Balthasar. Car le contraste de leurs natures et de leurs caractères motivait suffisamment une pareille supposition.

Candida, chacun était obligé d’en convenir, était une jeune fille charmante, avec des lèvres un peu épanouies, et de ces yeux dont les ardents rayons vont droit au cœur. Si l’on pouvait appeler bruns plutôt que blonds, ou blonds plutôt que bruns ses cheveux d’ailleurs fort beaux, et qu’elle s’entendait merveilleusement à arranger et à grouper en nattes de la manière la plus originale, je l’ai oublié, je me souviens seulement qu’ils avaient la propriété singulière de paraître toujours plus foncés, plus on s’arrêtait à les considérer. D’une taille svelte et avantageuse, pleine d’aisance dans ses mouvements, Candida, surtout au milieu d’une société joyeuse, était la grâce et l’aménité en personne ; et devant tant de charmes corporels, on négligeait de remarquer que sa main et son pied auraient pu avoir peut-être des proportions plus petites et plus élégantes. D’ailleurs elle avait lu Wilhelm Meister, de Goethe, les poésies de Schiller, l’Anneau magique, de Fouqué, et avait oublié presque immédiatement tout leur contenu ; elle touchait fort passablement du piano-forté, et chantait même quelquefois en s’accompagnant ; elle dansait les contredanses françaises et les gavottes les plus nouvelles, et elle écrivait la note du blanchissage d’une main lisible et légère. Bref, voulait-on absolument reprendre quelque chose dans cette demoiselle, c’eût été peut-être qu’elle n’avait pas la voix assez flûtée, qu’elle se laçait trop fort, se réjouissait trop long-temps d’un chapeau neuf, et consommait trop de gâteaux avec le thé. Pour certains esprits poétiques transcendants, ils auraient trouvé assurément à redire sur bien d’autres choses encore, mais aussi jusqu’où ne va pas l’exigence de ces gens-là ?

D’après leurs prétentions, il faut d’abord que la demoiselle tombe à tout ce qu’ils débitent sur son compte dans une extase somnambulique, qu’elle soupire profondément, qu’elle roule les yeux, et même se pâme dans l’occasion, ou bien devienne aveugle passagèrement, ce qui est le symptôme le plus caractéristique de la plus exquise féminerie. Puis la susdite demoiselle doit encore chanter les vers du poète sur la mélodie qui coule de son propre cœur, et en devenir malade à l’instant. Elle se croit également obligée de faire des vers elle-même, mais d’affecter une grande confusion s’ils viennent à être répandus, quoiqu’elle les ait glissés de sa propre main, et mis au net en caractères délicats sur un papier très-fin et parfumé, dans la main du poète, qui, de son côté, devient aussi malade de ravissement : et cela est vraiment bien juste et bien naturel.

Mais il y a des ascétiques en poésie qui vont encore plus loin et trouvent contraire à toute délicatesse féminine qu’une jeune fille rie, mange et boive, et s’habille élégamment suivant les lois de la mode. Ils ressemblent presque à saint Jérôme, qui défend aux vierges de porter des pendants d’oreille et de manger du poisson. Elles ne doivent prendre, d’après la prescription du saint, qu’un peu d’herbe assaisonnée, avoir constamment faim sans y prendre garde, s’envelopper de vêtements grossiers et mal ajustés qui dérobent leur taille à la vue, et surtout choisir pour compagne une personne sérieuse, pâle, triste et un peu sale. —

Candida était de tout point une créature enjouée et naïve, et elle n’aimait rien tant qu’une conversation dont une gaîté franche et vivace faisait tous les frais. Elle riait du meilleur cœur de la moindre plaisanterie ; jamais elle ne soupirait, si ce n’est quand une pluie imprévue venait mettre obstacle à la promenade projetée, ou quand son châle neuf avait reçu quelque tache, en dépit de ses minutieuses précautions. Après tout, dans les circonstances qui le réclamaient elle faisait preuve d’un sentiment profond et vrai, mais qui ne devait jamais dégénérer en fade sensiblerie. Il se peut donc bien, cher lecteur, que la jeune fille nous convint à merveille, à toi ou à moi qui n’appartenons pas à la classe des rêveurs nébuleux ; et la chose était fort douteuse quant à l’étudiant Balthasar. Mais nous verrons bientôt jusqu’à quel point le prosaïque Fabian avait prophétisé juste ou non.

Balthasar ne put fermer l’œil de la nuit par excès d’inquiétude, et dans l’attente enivrante du lendemain. Quoi de plus naturel ? Tout plein de l’image de sa bien-aimée, il s’assit à son bureau, et écrivit un assez grand nombre de vers purs et harmonieux, où il peignait l’état de son âme dans un mystique récit des Amours du rossignol pour la rose purpurine. Il voulait emporter cette composition au thé littéraire de Mosch Terpin, et s’en servir pour frapper au cœur de l’innocente Candida, s’il pouvait profiter d’une occasion favorable.

Fabian sourit un peu lorsqu’il vint, suivant leurs conventions, chercher à l’heure fixée son ami Balthasar, et qu’il le trouva plus élégamment paré qu’il ne l’avait jamais vu. Il avait un col déchiqueté garni du plus beau point de Bruxelles, et un habit court en velours avec des manches tailladées. Il portait des bottes à la chevalière ou à la française aux talons hauts et pointus, et garnies de glands d’argent ; un chapeau anglais du castor le plus fin, et des gants de Danemark. Il était donc ainsi vêtu tout-à-fait à l’allemande, et cette mise lui seyait au-delà de toute expression, surtout avec ses cheveux frisés avec soin et sa petite moustache bien peignée. Le cœur de Balthasar frissonna de plaisir quand, à son arrivée chez Mosch Terpin, Candida vint au-devant de lui, dans le véritable costume classique de la jeune fille allemande, accorte, prévenante de la voix et du regard, et telle enfin qu’on avait l’habitude de la voir, pleine de grâce dans toute sa personne. « Ô charmante demoiselle ! » dit Balthasar avec un soupir des plus profonds, lorsque Candida, la douce Candida elle-même vint lui offrir une tasse de thé fumant. Mais Candida, en arrêtant sur lui son regard resplendissant, lui dit : « Voilà du Rhum et du Maraschino, du biscuit et du pumpernickel[1], cher monsieur Balthasar ! ayez la bonté de vous servir à votre gré. » Cependant, au lieu de choisir du Rhum ou du Maraschino, du biscuit ou du pumpernickel, sans même y faire attention, l’exalté Balthasar ne pouvait détourner de la charmante demoiselle son regard plein de cette langueur douloureuse qu’inspire un ardent amour, et il cherchait des mots pour exprimer ce qui se passait alors dans le fond de son âme.

En ce moment, le professeur d’esthétique, un homme d’une grandeur et d’une force de géant, le saisit par derrière d’une main vigoureuse et le fit retourner brusquement, de sorte qu’il répandit par terre plus de thé que ne le voulait l’étiquette, en s’écriant d’une voix de Stentor : « Mon excellent Lucas Cranach[2], n’avalez pas cette eau insipide : c’est le plus sûr moyen de vous délabrer votre bon estomac allemand. Là bas, dans l’autre chambre, notre brave compère Mosch a dressé une batterie des plus belles bouteilles toutes remplies de noble vin du Rhin. C’est là qu’il faut montrer notre savoir-faire. » — Il entraînait avec lui le malheureux jeune homme.

Mais le professeur Mosch Terpin sortit au même moment de la chambre voisine à leur rencontre, conduisant par la main un petit homme très-singulier, et s’écriant à haute voix : « Permettez, mesdames et messieurs, que je vous présente un jeune homme que recommandent les qualités les plus précieuses, et à qui il ne sera pas difficile de gagner votre estime et votre bienveillance. C’est le jeune seigneur Cinabre, qui n’est arrivé que d’hier dans cette ville, et qui se destine à l’étude du droit. » — Fabian et Balthasar reconnurent au premier coup d’œil le petit monstre bizarre qu’ils avaient vu galopper et tomber de cheval dans le bois.

« Dois-je aller défier de nouveau à l’alêne ou à la sarbacane cette vraie mandragore ? dit Fabian tout bas à Balthasar ; car en conscience je ne saurais consentir à l’adoption d’autres armes avec ce redoutable adversaire.

» Comment ne rougis-tu pas, répliqua Balthasar, de te moquer ainsi de ce pauvre nain disgracié, qui n’en est pas moins doué, tu l’as entendu, des qualités les plus rares, et qui supplée ainsi par son mérite intellectuel à ce dont l’a privé la nature sous le rapport des avantages physiques. » Puis il s’avança vers le petit et lui dit : « J’espère, honorable monsieur Cinabre, que votre chute de cheval d’hier n’aura pas eu de suites fâcheuses ? » Mais Cinabre se redressa à ces mots sur la pointe des pieds, en rejetant la tête en arrière, et, s’étayant d’une petite canne qu’il portait à la main, de telle sorte qu’il atteignait ainsi à peu près la ceinture de Balthasar, il dit d’une voix singulièrement ronflante et creuse, en dirigeant sur lui de bas en haut des regards étincelants et farouches : « Qu’est-ce à-dire, s’il vous plait, monsieur ! et de quoi parlez-vous ? — Tombé de cheval ? moi tombé de cheval ! — Vous ignorez apparemment que je suis le meilleur cavalier qu’il y ait. Apprenez, monsieur, que je ne tombe jamais de cheval, que j’ai fait la dernière campagne en qualité de volontaire dans les cuirassiers, et que je donnais des leçons d’équitation aux officiers et aux soldats comme instructeur de manège ! — Hm ! — hm ! tomber de cheval, — moi, tomber de cheval ! » —

Il voulut alors se retourner brusquement, mais la canne sur laquelle il s’appuyait glissa, et le nain de rouler par terre dans les jambes de Balthasar. Celui-ci étendit la main aussitôt pour soutenir le petit homme et l’aider à se relever ; mais il le toucha à la tête par mégarde, et le petit sapajou poussa un cri si perçant, que tout le salon en retentit, et que les assistants se levèrent effrayés de leurs sièges. On entoura soudain Balthasar, et on lui demanda de toutes parts au nom du ciel quel motif lui avait arraché ce cri épouvantable : « Ne vous en formalisez pas, mon cher monsieur Balthasar, lui dit le professeur Mosch Terpin ; mais la plaisanterie est vraiment par trop forte : car vous vouliez sans doute nous faire croire qu’il y avait ici un chat, et qu’on lui marchait sur la queue. — Un chat ! un chat ! hors d’ici le chat ! » s’écria soudain une dame aux nerfs délicats. Et presque aussitôt elle tomba en pamoison. Deux vieux messieurs, qui partageaient la même aversion, s’écrièrent à leur tour : « Un chat ! — un chat ! » — Et ils se précipitèrent hors du salon.

Candida, qui avait répandu tout son flacon d’odeur sur la dame évanouie, dit tout bas à Balthasar : « Voyez donc, cher monsieur Balthasar, que de malheurs vous occasionez avec votre vilain et retentissant miaou ! »

Balthasar cherchait en vain à se rendre compte de ce qui lui arrivait. Le visage rouge comme du feu de confusion et de dépit, il ne pouvait articuler une parole pour dire au moins que ce n’était pas lui mais le petit seigneur Cinabre qui avait si horriblement miaulé.

Le professeur Mosch Terpin vit le cruel embarras du jeune homme, il s’approcha de lui avec bonté, et lui dit: « Là, là, mon cher monsieur Balthasar, ne vous tourmentez donc pas pour si peu. J’ai tout vu : courbé à terre et sautant sur vos quatre membres, vous imitiez à ravir un chat irrité par de mauvais traitements. J’aime fort, quant à moi, cette sorte de jeux gymnastico-naturels ; mais ici pourtant, dans un thé littéraire !…

» Mais, dit Balthasar en éclatant, mon digne monsieur le professeur, ce n’était pas moi… — C’est bon, c’est bon, » l’interrompit le professeur. Candida vint à eux : « Tâche donc, lui dit son père, de consoler notre bon ami Balthasar, qui est tout confus du désordre qu’il a causé. »

Le pauvre Balthasar, qui se tenait là devant elle tout interdit et le regard baissé, éveilla une sincère compassion dans le cœur de la bonne Candida. Elle lui tendit la main et murmura avec un gracieux sourire : « Mais ce sont aussi de bien comiques gens, pour avoir une peur aussi horrible des chats ! » Balthasar pressa avec ardeur la main de Candida et la porta à ses lèvres. Candida laissait reposer sur lui le regard expressif de ses yeux célestes : il était ravi au septième ciel, et ne pensait plus aux miaulements maudits ni au seigneur Cinabre.

Le tumulte était apaisé, tout était rentré dans l’ordre. La dame aux nerfs délicats était assise à la table à thé, et elle mangeait passablement de biscuits qu’elle trempait dans le Rhum, assurant que c’était un remède merveilleux pour se remettre les esprits troublés par une influence funeste, et faire succéder à un effroi subit un sentiment langoureux d’espérance et de désir. — Les deux vieux messieurs aussi, qu’un chat fugitif avait réellement effrayés dans l’escalier en se jetant entre leurs jambes, revinrent tranquillement, et s’installèrent avec plusieurs autres personnes à la table de jeu. Balthasar, Fabian, le professeur d’esthétique et quelques jeunes gens s’assirent auprès des dames. Le sieur Cinabre avait avancé un tabouret, grâce auquel il s’était hissé sur le sopha, où il se tenait assis entre deux femmes, promenant autour de lui des regards fiers et étincelants.

Balthasar crut que le bon moment était venu pour se lancer avec son élégie des Amours du rossignol et de la rose purpurine. Il annonça donc avec cette réserve modeste qui sied aux jeunes poètes, que s’il ne craignait pas de faire naître l’ennui et la fatigue, et s’il pouvait compter sur la bienveillante indulgence de l’assemblée, il entreprendrait de lire une composition poétique, récente production de sa muse.

Comme les femmes avaient déjà suffisamment discouru de toutes les nouvelles du jour, comme les demoiselles avaient tout au long bavardé sur le dernier bal du président, et étaient même tombées d’accord sur la forme normale des derniers chapeaux, comme les hommes enfin ne comptaient plus sur de nouveaux rafraîchissements et comestibles avant deux heures au moins, Balthasar fut unanimement prié de ne pas priver la société de cette exquise jouissance.

Balthasar tira de sa poche son manuscrit proprement mis au net, et commença sa lecture.

Insensiblement, ses propres vers, fruit d’une inspiration spontanée et brûlante, pleins de vivacité et d’énergie, l’échauffèrent lui-même, et son débit de plus en plus passionné trahissait la vive émotion d’un cœur épris d’amour. Il frissonnait de joie en entendant les soupirs discrets, les ah ! approbatifs et doucereux des femmes, et les exclamations des hommes : charmant ! parfait ! divin ! qui témoignaient du plaisir que ses vers faisaient éprouver à tout le monde.

Il arriva à la fin. Chacun alors de se récrier : « Quelle poésie ! quelles pensées ! quelle imagination ! quels jolis vers ! quelle harmonie ! — Merci ! merci ! mille remerciments, excellent seigneur Cinabre ! quel plaisir vous nous avez procuré !

» — Quoi ! comment ?… » s’écria Balthasar. Mais personne ne prenait garde à lui, on s’empressait autour de Cinabre, qui se rengorgeait sur le sopha comme un petit dindon, et marmottait d’une voix ronflante : « De grâce ! vous voyez : ce n’est que cela, — une misère que j’ai écrite la nuit passée à la hâte. » Mais le professeur d’esthétique s’écriait : « Digne et excellent Cinabre ! ami précieux ! tu es, après moi, le premier poète qu’il y ait à présent au monde, viens sur mon sein, âme privilégiée ! » Et il saisit le petit sur le sopha, et l’éleva dans ses bras pour le caresser et l’embrasser. Cinabre reçut fort mal ces touchantes démonstrations. Il gigottait de ses longues jambes contre le ventre du professeur en piaillant : « Laisse-moi, laisse-moi tranquille : cela me fait mal, mal, mal ! veux-tu me laisser ? Je t’arrache les yeux avec mes ongles, je te mords le nez en deux ! — Allons, dit le professeur en replaçant le nain sur le sopha, allons, charmant ami, point d’excès de modestie ! »

Mosch Terpin s’était aussi levé de la table de jeu, et s’était approché de Cinabre. Il prit sa main, qu’il serra dans les siennes, et dit avec gravité : « Excellent jeune homme ! — Non, l’on ne m’a pas trop, l’on ne m’a pas assez vanté le haut génie qui vous caractérise.

» Mesdemoiselles, jeunes femmes, s’écria de nouveau le professeur d’esthétique dans le délire de l’enthousiasme, laquelle de vous récompense par un baiser le sublime Cinabre de ses vers, qui sont la plus parfaite expression des sentiments de l’amour le plus pur ? — » À cette invitation, Candida quitta sa place, s’approcha du petit les joues empourprées, et, s’agenouillant devant lui, l’embrassa sur ses vilaines lèvres bleuâtres.

Alors Balthasar, comme saisi d’un subit accès de folie, s’écria : « Oui, Cinabre, divin Cinabre ! c’est toi qui es l’auteur de la tendre élégie du Rossignol et de la Rose purpurine, tu as en effet mérité la sublime récompense qui t’est octroyée ! » — En même temps, il entraina Fabian dans la pièce voisine. « Fais-moi le plaisir, lui dit-il, de bien me regarder en face, et puis, dis-moi franchement et sur ton honneur si je suis ou non l’étudiant Balthasar, si tu es véritablement Fabian, si nous sommes dans la maison de Mosch Terpin, ou bien si nous rêvons, si nous sommes atteints de démence ? — secoue- moi, pince-moi le nez, et tâche de me réveiller de cette hallucination diabolique ! »

Fabian répliqua : « Comment, mon ami, peux-tu le livrer à tant d’extravagances par pure et évidente jalousie de ce que Candida vient d’embrasser le petit. Tu ne saurais pourtant disconvenir que l’élégie qu’il a récitée est effectivement délicieuse. — Fabian ! s’écria Balthasar avec l’expression d’une surprise sans égale, que dis-tu donc ? — Eh bien oui, reprit Fabian, l’élégie du petit est un chef-d’œuvre, et il était bien digne de recevoir le baiser de Candida. — Du reste, le singulier petit homme a l’air de posséder toutes sortes de qualités plus précieuses, ma foi, qu’une jolie figure et un extérieur séduisant ; et même sous ce rapport, il s’en faut de beaucoup qu’il me paraisse aussi affreux qu’au commencement. Tandis qu’il lisait ses vers, le feu de l’inspiration illuminait ses traits de telle sorte, que je croyais par moments avoir sous les yeux un jeune homme bien fait et de tournure galante, quoiqu’il dépassât à peine de la tête le bord de la table. Allons ! renonce à ton inutile jalousie, et fais preuve de bonne amitié envers un confrère en poésie !

» Quoi ! s’écria Balthasar exaspéré, moi témoigner de l’amitié à ce petit monstre ensorcelé, que je voudrais étrangler tout vif ! — Ainsi donc, dit Fabian, tu refuses tout conseil raisonnable. Mais rentrons dans le salon ; il doit s’y passer quelque chose de nouveau, car j’entends de bruyantes exclamations de satisfaction. » —

Balthasar suivit machinalement son ami dans le salon. En entrant, ils virent le professeur Mosch Terpin isolé au milieu du salon, tenant encore à la main les instruments qui venaient de lui servir à faire ses expériences, et la stupéfaction la plus profonde peinte sur sa figure. Toute la société s’était rassemblée autour du petit Cinabre, qui, appuyé sur sa canne par derrière, se tenait fièrement sur la pointe des pieds, et recevait avec un regard hautain les félicitations dont il était accablé. L’attention fut provoquée de nouveau par le professeur qui faisait encore un petit tour de physique fort récréatif. Mais à peine l’eut-il terminé, que tout le monde se retourna vers le petit en s’écriant : « Charmant ! parfait ! cher monsieur Cinabre ! » Enfin, Mosch Terpin lui-même s’élança vers le petit et cria dix fois plus fort que les autres : « Charmant ! - parfait ! cher monsieur Cinabre ! » —

Au nombre des assistants se trouvait le jeune prince Grégoire qui étudiait à l’Université. C’était un des plus charmants cavaliers qu’on pût voir ; et il montrait dans toutes ses manières tant de noblesse et d’aisance, qu’on reconnaissait clairement sa haute origine et son habitude de fréquenter les cercles les plus distingués. Or, le prince Grégoire était celui qui se montrait le plus empressé auprès de Cinabre, et qui le louait au-delà de toute mesure comme le poète le plus rare et le plus habile physicien.

Ils formaient ainsi l’un auprès de l’autre un groupe du plus singulier aspect. Près de l’élégant Grégoire, le petit homme rabougri, qui, le nez tendu en l’air, pouvait à peine se tenir droit sur ses jambes exiguës, offrait un contraste surprenant. Les regards de toutes les femmes étaient dirigés de leur côté, non sur le prince, mais sur le nain, qui ne cessait de se hausser sur la pointe des pieds pour retomber à chaque instant, et ressemblait ainsi à un des atomes élastiques de Descartes.

Le professeur Mosch Terpin s’approcha de Balthasar et lui dit : « Eh bien, que dites-vous de mon protégé, de ce cher Cinabre ? Il donne fort à penser, n’est-ce pas ? et maintenant que je le regarde plus attentivement, je commence à soupçonner la vérité sur son compte. Le pasteur qui l’a élevé et qui me l’a recommandé s’exprime très-mystérieusement à l’égard de sa naissance. Mais considérez un peu sa noble tenue, ses manières aisées et distinguées : il est certainement de sang princier, peut-être bien le fils d’un roi ! »

En ce moment, on annonça que le souper était servi ; Cinabre s’avança en butant maladroitement vers Candida, s’empara de sa main en vrai lourdaud, et la conduisit vers la salle a manger.

Le malheureux Balthasar, au comble de la fureur, s’enfuit en courant, et gagna sa demeure à travers les ténèbres, les sifflements de l’orage et des torrents de pluie.

  1. Pumpernickel, espèce de gros pain bis que mangent les paysans en Westphalie, et qui se sert par raffinement avec le thé.
  2. Luc. Cranach, peintre distingué, dont la galerie de Dresde possède plusieurs ouvrages, entre autres les portraits d’Érasme, de Luther et de Mélanchton, et le sien propre. Le professeur appelle ainsi Balthasar, par allusion à son costume ancien, pareil à celui des portraits de l’artiste.


IIe chapitre Petit Zacharie,
surnommé Cinabre
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