Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie II/Chapitre VIII

EFFETS OBTENUS PAR LES SONS


Onomatopées et mots expressifs. — Il y a dans notre langue, comme dans toutes les autres, un certain nombre d’onomatopées, c’est-à-dire de mots qui, désignant un bruit ou l’objet qui le produit, sont constitués uniquement par la reproduction plus ou moins exacte de ce bruit. Tel est le mot ronron, désignant un ronflement spécial des chats ; tel aussi le mot glouglou, appliqué au bruit que fait un liquide en s’écoulant par saccades du goulot d’une bouteille. Ce dernier mot désigne encore le cri du dindon, qui diffère notablement du bruit produit par un liquide ; les imitations de ce genre ne sont donc qu’approximatives. Elles sont souvent beaucoup moins précises ; dans siffler, l’s est elle-même une espèce de sifflement, la voyelle i a un son particulièrement aigu pouvant évoquer dans une certaine mesure celui d’un coup de sifflet, enfin l’f est encore une sorte de souffle ; les trois premières lettres de ce mot constituent un ensemble parfaitement approprié à l’idée, mais le reste du mot est un élément inerte et inexpressif. Dans bourdon désignant un insecte, l’r avec son vibrement suggère l’idée du bruit que fait entendre cet animal, et les voyelles, très graves, en donnent la note générale ; quand ce mot est appliqué à une grosse cloche, l’r ne joue plus aucun rôle ; seule la tonalité très grave des voyelles rappelle la note fondamentale de la cloche, et, comme les deux voyelles ont presque le même timbre, elles peuvent suggérer qu’il s’agit de bruits qui se répètent ou se suivent sans être absolument identiques. De tels mots ne sont plus des onomatopées, mais de simples mots expressifs.

Leur emploi dans les vers. — Ces moyens que la langue a utilisés dans la formation de son vocabulaire, le poète peut s’en servir dans la construction de ses vers. S’il veut peindre un sifflement continu, par exemple, il n’aura qu’à répéter çà et là dans son vers l’élément le plus caractéristique du mot siffler ; il en deviendra ainsi la note essentielle répandue d’un bout à l’autre :

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

(Racine, Andromaque)

Mais il est relativement rare que le poète ait à décrire des bruits ou des phénomènes purement physiques ; le plus souvent il raconte des événements, exprime des sentiments ou développe des idées abstraites. Pourtant les plus grands poètes ont presque toujours cherché à établir un certain rapport entre les sons des mots dont ils se servaient et les idées qu’ils exprimaient ; ils ont essayé de les peindre, si abstraites fussent-elles. Ils l’ont pu parce que nos habitudes intellectuelles et le langage ordinaire leur fournissaient les premiers éléments de ce travail.

Ce qui les rend intelligibles. — Notre esprit continuellement associe et compare ; il classe les idées, les met par groupes et range dans le même groupe des concepts purement intellectuels avec des impressions qui lui sont fournies par l’ouïe, par la vue, par le goût, par l’odorat, par le toucher. Il en résulte que les idées les plus abstraites sont presque toujours associées à des notions de couleur, de son, d’odeur, de sécheresse, de dureté, de mollesse. De là ces expressions courantes : des idées graves, légères, des idées sombres, troubles, noires, grises, lumineuses, claires, des idées larges, étroites, des idées élevées, profondes, des pensées douces, amères, insipides.

Ce sont là des comparaisons et des traductions parfaitement claires pour nous. On traduit une impression intellectuelle en une impression sensible, visuelle, auditive, tactile. On traduit un ordre de sensations en sensations d’un autre ordre ; on distingue des sons graves, des sons clairs, des sons aigus, des sons éclatants, des sons secs, des sons mous, des sons doux, des sons aigres, des sons durs, etc. Une idée grave peut donc être traduite par des sons graves, une idée douce par des sons doux, c’est-à-dire que pour produire l’impression qu’il cherche le poète peut accumuler dans ses vers des mots contenant des sons graves, ou des mots contenant des sons doux, ou d’autres encore. C’est par là qu’il suscite dans l’esprit du lecteur les idées et les images qu’il lui plaît, sans avoir besoin de les décrire dans le menu détail. La poésie est essentiellement suggestive.

Effets obtenus par des répétitions de phonèmes.Par les répétitions de phonèmes ou sons articulés on donne l’impression d’un mouvement ou d’un bruit répété. Dans les mots expressifs appartenant à cet ordre d’idées l’expression est due à la répétition d’une syllabe : coucou, d’une voyelle : monotone, ou d’une consonne : palpite. Dans un vers, qui est un élément plus long, on obtient des effets analogues par la répétition d’un ou de plusieurs mots, d’une ou de plusieurs syllabes, d’un ou de plusieurs sons :

Le flot sur le flot se replie.

(Hugo, Napoléon II)

Ce vers ne veut pas dire qu’un flot se replie sur un autre une fois pour toutes, mais il fait sentir très nettement que les flots se succèdent et se replient les uns sur les autres continuellement et d’une manière indéfinie.

L’horloge d’un couvent s’ébranla lentement.
L’Holorlologe d’un couvent s’ébranlala lenlantement
L’horloge d’un couventan s’ébrananla lenentementan

(Musset, Don Paez)

La mer qui se lamente en pleurant les sirènes.
La mlamer qui se lamlamente en pleurant les sirènes
La mer qui se lamenante enan pleurantan les sirènes

(Heredia, L’Oubli)

Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté.
Disloqcué, de cailloux en cailloux ccahoté

(Hugo, Le Crapaud)

À l’appel du plaisir lorsque ton sein palpite.
À l’appeèl du plaisiir lorsque ton seèin palpiite

(Musset, Rappelle-toi)

Trouvant les tremblements de terre trop fréquents.
Trtrouvant les trtremblements de tterrre trtrop frréquents
Trouvantan les tremanblementsan de terre trop fréquentsan

(Hugo, Les Raisons du Momotombo)

Avec des grondements que prolonge un long râle.
Avec des gronondements que prolononge un lonong râle
Avec des grrondements que prrolonge un long rrâle

(Heredia, Bacchanale)

Le même procédé peut servir à exprimer le parallélisme de deux idées, de deux actions dont la seconde suit rapidement la première et en est la conséquence :

Le loup le croit, le loup le laisse.

(La Fontaine, Fables)

Ou des fleurs au printemps, | ou du fruit en automne.
Ouou ddes flfleurs au printtemps, | ouou ddu frfruit en auttomne

(id., Ibid.)

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.

(Racine, Phèdre)

Enfin on répète les mots ou les sons pour insister sur l’idée qu’on exprime.

Marcher à jeun, | marcher vaincu, | marcher malade.

(Hugo, Le petit roi de Galice)

En répétant ainsi ce mot marcher le poète insiste si bien sur cette action de marcher toujours, qu’elle devient à nos yeux comme une sorte de loi, une fatalité implacable pesant sur l’homme de guerre qui ne s’appartient plus ; en même temps la régularité du mouvement rythmique et du retour de ce mot marcher suscite chez nous une impression de continuité, de régularité, de monotonie.

Envoyant un songe lui dire
Qu’un tel trésor étoit en tel lieu. L’homme au vœu.

(La Fontaine, Fables)

Ici le poète insiste sur tous les mots pour bien préciser les paroles ; il en est de même dans le second des deux vers suivants :

Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche.

(Racine, Phèdre)

Classification des voyelles. — Au moment d’étudier les voyelles en tant qu’elles ont une valeur propre et une signification particulière, il est bon de se rappeler que les phonèmes, ainsi qu’on l’a vu dans ce qui précède, ne sont expressifs qu’en puissance et n’expriment réellement quelque chose que si l’idée qu’ils recouvrent est susceptible de mettre en lumière leur pouvoir expressif.

Les voyelles sont des notes variées qui par leur timbre et leur qualité impressionnent diversement notre oreille : les unes sont des notes aiguës, les autres des notes graves, les unes sont des notes claires, les autres des notes sombres, les unes sont voilées, les autres éclatantes. Ces distinctions qui, sous l’influence de la musique, ont pénétré dans le langage courant, sont assez exactes, mais elles ne fournissent qu’une classification vague et flottante. On peut la préciser en se fondant sur le point d’articulation et le mode d’articulation des voyelles, d’où résultent justement leur timbre et leur qualité.

Les voyelles claires sont celles dont le point d’articulation est situé vers la partie antérieure du palais, à savoir i, u, é, è, eu fermé et la voyelle nasale in ; parmi elles on peut mettre à part sous le nom d’aiguës les deux qui sont les plus fermées et se prononcent le plus en avant, i et u. Les voyelles graves sont toutes les autres, qu’elles se prononcent vers la partie postérieure du palais ou au niveau du voile du palais : eu ouvert (comme dans le mot neuf ; c’est aussi l’e dit muet comme dans frelon), la voyelle nasale un (dont le substratum oral est précisément eu ouvert), a, la voyelle nasale an, ò ouvert, ó fermé, la voyelle nasale on, ou ; on peut distribuer ces voyelles graves en deux groupes, en appelant sombres les trois qui sont le plus fermées, ou, o fermé, on, et éclatantes les quatre autres, a, o ouvert, eu ouvert, un.

On doit noter enfin que les voyelles nasales, quelle que soit la catégorie à laquelle elles appartiennent, sont toutes comme voilées par la nasalité.

Les voyelles aiguës. — Les voyelles aiguës donnent l’impression de l’acuité, qu’il s’agisse d’un bruit, d’un cri ou d’un sentiment qui pourrait arracher des cris aigus :

Le fIfre aux crIs aigUs, le hautbois au son clair.

(Lamartine, Jocelyn)

Avec un crI sInIstre, il tournoie, emporté.

(Heredia, La Mort de l’Aigle)

Tout m’afflIge et me nuIt, et conspIre à me nuIre.

(Racine, Phèdre)

Dans ce dernier vers on entend la plainte aiguë, prolongée et perçante de Phèdre ; dans le passage suivant, c’est la colère et le désespoir qui retentissent en cris aigus :

 … Tais-toi, perfIde !
Et n’impUte qu’à toi ton lâche parricIde…
Barbare, qu’as-tu fait ? Avec quelle furIe
As-tU tranché le cours d’une si belle vIe ?
Avez-vous pU, cruels, l’immoler aujourd’huI,

Sans que tout votre sang se soulevât pour luI ?
Mais parle : de son sort quI t’a rendU l’arbItre ?
Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel tItre ?
QuI te l’a dIt ?…

(Racine, Andromaque)

Ailleurs c’est comme un cri de joie, d’admiration, d’enthousiasme :

SublIme, il apparUt aux tribUs éblouIes.

(Hugo, Lui)

ou bien c’est une ironie amère, sarcastique, aigre et grinçante :

 … Je vous entends, madame,
Vous voulez que ma fuIte assUre vos désIrs,
Que je laisse un champ lIbre à vos nouveaux soupIrs.

(Racine, Britannicus)

Les voyelles claires. — Si l’on prend les voyelles claires dans leur ensemble, en s’attachant autant aux é qu’aux i, on constate qu’elles sont plus ténues, plus douces, plus légères que les graves. Elles sont donc aptes à exprimer un bruit ténu, clair, un murmure doux et léger :

 … Les nids
Murmuraient l’hymne obscur de ceux qui sont bénis.

(Hugo, Petit-Paul)

Et l’ombre où rit le timbre argentin des fontaines.

(Heredia, La chasse)

Parmi les objets qui ne rendent pas de son, ceux dont l’idée peut être suggérée par l’emploi des voyelles claires sont ceux qui, s’ils rendaient un son, feraient entendre, semble-t-il, un petit bruit clair, ténu, doux et léger, c’est-à-dire d’une manière générale les objets ténus, petits, légers, mignons :

Je suis l’enfant de l’air, un sylphe, moins qu’un rêve,
Fils du printemps qui naît, du matin qui se lève,
L’hôte du clair foyer durant les nuits d’hiver,
L’esprit que la lumre à la rosée enlève,
Diaphane habitant de l’invisible éther.

(Hugo, Le Sylphe)

Il n’est pas hors de propos de noter que dans ce passage toutes les rimes assonent en è. Dans les exemples suivants il s’agit d’un mouvement léger, rapide, d’un élan réel ou imaginaire ; la rapidité est en effet de même nature que la légèreté :

...........Oh ! si j’avais des ailes
Vers ce beau ciel si pur je voudrais les ouvrir.

(Musset, Rolla)

Je les tirai bien vite et je les lui donnai.

(id., Une bonne Fortune)

Enfin grâce à leur légèreté et à leur douceur, les voyelles claires sont particulièrement désignées pour exprimer des idées légères, gaies, riantes, douces, gracieuses, idylliques :

Des lapins qui sur la bruyère
L’œil éveillé, l’oreille au guet,
S’égayoient, et de thym parfumoient leur banquet.

(La Fontaine, Fables)

Les passereaux joyeux chantaient sous ma fenêtre,
Les fleurs s’ouvraient, laissant leurs parfums fuir aux cieux,
Moi, j’avais l’âme en joie, et je cherchais des yeux
Tout ce qui m’envoyait une haleine si pure,
Et tout ce qui chantait dans l’immense nature.

(Hugo, Les Burgraves)

Les voyelles éclatantes. — L’emploi des voyelles éclatantes, a, o ouvert, eu ouvert (et e), an (en), un (eun) s’impose pour l’expression des bruits éclatants ; ce sont elles qui donnent son expression au mot éclatant lui-même, et en outre à fracas, craquer, sonore, cataracte, etc. :

Tout à coup, écrasant l’ennemi qui s’effare,
LA victOIre aux cENt vOIx sOnnErA sA fANfAre.

(Hugo, À l’Arc de Triomphe)

Quand, parmi les voyelles éclatantes, quelques-unes sont nasales, le bruit éclatant est un peu voilé par la nasalité :

Le lion qui jadis au bOrd des flOts rOdANt
Rugissait AUssi hAUt quE l’OAN grONdANt.

(Hugo, Les Lions)

En dehors des bruits physiques, les voyelles éclatantes conviennent au développement des idées et des sentiments dont l’expression suppose des éclats de voix. Telle la colère :

Voulez-vous que je dise ? Il faut qu’enfin j’éclAte,
Que je lève le mAsque, et déchArge mA rAte.

(Molière, Les Femmes savantes)

Tel l’orgueil :

VOIx dE l’OrgUEil : UN cri puissANt cOmmE d’UN cOr,
Des étOIlEs dE sANg sur des cuirAssEs d’Or.

(Verlaine, Sagesse)

Est-il quelque ennemi qu’À présENt jE nE dOMpte
PAraissez, NAvArrois[1], MAUrEs et CAstillANs,
Et tOUt cE quE l’EspAgne A nourri dE vAillANts !

(Corneille, Le Cid)

Comme les voyelles claires servent à peindre des objets petits, mignons, délicats ou des scènes gracieuses, les voyelles graves et particulièrement les éclatantes conviennent à la description d’une scène grandiose, d’un personnage puissant ou majestueux :

Qu’est-ce que le Seigneur va donner à cet hOmme
Qui, plus grANd quE CésAr, plus grANd mêmE quE ROme,
AbsOrbE dANs sON sOrt lE sOrt du gENre humain ?

(Hugo, Napoléon II)

Car c’est lui qui, pareil à l’antique EncelAde,
Du trÔne universel essayA l’escAlAde,
Qui vingt ANs ENtAssA,
REmuANt terre et cieux Avec unE pArOle,
WAgrAm sur MArENgO, ChAMpAUbert sur ArcOle,
PéliON sur OssA !

(Hugo, À la Colonne)

Les voyelles sombres. — Les voyelles claires servant à peindre un bruit clair, les voyelles éclatantes un bruit éclatant, les voyelles sombres peignent bien un bruit sourd, comme dans le mot sourd lui-même, comme dans ronron, bourdon, grondement, ronfler, rauque, etc. :

Elle écOUte. UN bruit sOUrd frAppE les sOUrds échOs.

(Hugo, Orientales)

Avec des grONdEmENts quE prOlONge UN lONg rÂle.

(Heredia, Bacchanale)

Et fONt tOUsser lA fOUdre EN lEUrs rAUquEs pOUmONs.

(Hugo, L’Année terrible)

On a vu dans le paragraphe précédent quelques sombres entremêlées aux éclatantes sans modifier sensiblement la note ; c’est que les unes et les autres sont des graves. De même ici l’on trouve des éclatantes mêlées aux sombres, sans que la note cesse d’être sombre ; il suffit pour cela que les sombres soient en plus grand nombre ou en meilleure place ; de plus, si les éclatantes sont voilées par la nasalité, le voisinage de sombres leur fait prendre nettement la valeur de sombres.

Il faut ajouter à cela qu’il n’y a pas d’idée simple ; toute idée est complexe et comporte des nuances qui ne peuvent être rendues que par l’emploi simultané ou successif de moyens d’expression différents. Certains sentiments changent de note suivant les phases de leur développement. On a vu plus haut la colère se manifestant par des cris aigus, puis par des éclats de voix ; on la retrouve ici, mais plus sourde, plus grondante ; ce n’est plus l’ironie amère, ni la fureur toute en dehors, c’est le courroux menaçant :

Puissiez-vOUs ne trouver dedANs votre uniON
Qu’horreur, que jalousie et que cONfusiON !
Et, pOUr vOUs sOUhaiter tOUs les malheurs ensEMble,
Puisse naître de vOUs un fils qui me ressEMble !

(Corneille, Rodogune)

La lourdeur s’exprime par des voyelles sombres, comme la légèreté par des voyelles claires :

La lOUrde artillerie et les fOUrgONs pesANts
Ne creusent plus la rOUte en profONdes ornières.

(Gautier, Fantaisies

Les idées graves ou tristes demandent des voyelles graves, c’est-à-dire éclatantes et sombres mêlées, de même que les idées gaies ou gracieuses s’accommodent de voyelles claires :

QuE lE bON soit tOUjOUrs cAmArAdE du bEAU.

(La Fontaine, Fables

Mais il y pENd tOUjOUrs quelquE gOUttE dE sANg.

(Musset, Nuit de mai)

Quelle est l’OMbrE qui rENd plus sOMbre ENcOr mON ANtre ?

(Heredia, Sphinx)

Et quANd lA tOMbe UN jOUr, cette EMbûchE prOfONde
Qui s’OUvrE tOUt À cOUp sOUs les chOsEs du mONde…

(Hugo, Chants du Crépuscule)

Crois-tu dONc quE jE sOIs cOmmE lE vENt d’AUtOmne,
Qui se nourrit dE plEUrs jusquE sur UN tOMbEAU,
Et pour qui lA dOUlEUr n’est qu’une gOUttE d’EAU ?

(Musset, Nuit de mai)

Les voyelles nasales. — On a vu les voyelles nasales, mêlées aux voyelles orales, claires, éclatantes, sombres, jouer le même rôle que les voyelles orales du même ordre qu’elles et seconder avec une note moins nette l’impression qu’elles produisent. Lorsque les nasales sont plus nombreuses que les orales, le voilement du son par la nasalité devient la qualité dominante et le timbre passe au second plan ; si bien que l’ensemble devient propre à exprimer la lenteur, la langueur, l’indolence, la mollesse, la nonchalance :

Le chemIN étANt lONg et partANt ENnuyeux.

(La Fontaine, Fables)

Et du fond des boudoirs les belles INdolENtes,
BalANçANt mollemENt leurs tailles nONchalANtes,
Sous les vieux marronniers commencent à venir.

(Musset, À la mi-carême)

À l’heure où dANs les chAMps l’OMbre des mONts s’allONge.

(Hugo, Aristophane)

Ils prennent EN sONgEANt les nobles attitudes
Des grANds sphINx allONgés au fONd des solitudes,
Qui sEMblent s’ENdormir dANs UN rêve sANs fIN.

(Baudelaire, Les Chats)

Les consonnes momentanées. — Les consonnes momentanées, p, t, c (dur), b, d, g (dur), frappant l’air d’un coup sec, sont aptes à saccader le style par leur accumulation. Elles peuvent donc contribuer, ainsi qu’on l’a entrevu au début de ce chapitre, à l’expression d’un bruit sec et répété, comme dans les mots tinter, tintamarre, clapotis, cliquetis, tic-tac, cric-crac, claquet, crépiter, etc. :

 … et l’homme,
Chaque soir de marché, fait TinTer Dans sa main
Les Deniers D’argent Clair Qu’il raPPorTe De Rome.

(Heredia, Hortorum deus)

Les flèches font sur moi le PéTillement grêle
Que Par un jour D’hiver font les Grains De la Grêle
Sur les Tuiles D’un Toit.

(Gautier, Qui sera roi ?)

Au lieu de bruits secs on peut avoir à peindre des mouvements secs ou saccadés :

TanDis Que Coups De Poing TroTToient.

(La Fontaine, Fables)

Que ne l’étouffais-tu, cette flamme brûlante
Que Ton sein PalPiTant ne Pouvait ConTenir ?

(Musset, À la Malibran)

Au point de vue moral, les saccades de ce genre peuvent contribuer à l’expression de divers sentiments, tels que :

1o L’ironie âpre et sarcastique :

Dors-Tu ConTent, VolTaire, et Ton hiDeux sourire
VolTige-T-il enCore sur Tes os Décharnés ?
Ton sièCle éTait, DiT-on, Trop jeune Pour Te lire ;
Le nôTre Doit Te Plaire et Tes hommes sont nés.

Il est TomBé sur nous, ceT éDifice immense
Que De Tes larges mains Tu saPais nuiT et jour.
La mort Devait T’aTTenDre aveC imPatience,
PenDant QuaTre-vingts ans Que Tu lui fis Ta Cour.

(Musset, Rolla)

2o Le halètement de la colère :

Tu Pleures, malheureuse ? Ah ! Tu Devois Pleurer
LorsQue D’un vain Désir à Ta PerTe Poussée,
Tu Conçus De le voir la Première Pensée.
Tu Pleures ? et l’inGrat, Tout PT à Te Trahir,
PPare les DisCours DonT il veut T’éBlouir.
Pour Plaire à Ta rivale, il Prend soin De sa vie.
Ah ! TraîTre, Tu mourras…

(Racine, Bajazet)

3o Ou simplement l’hésitation, l’agitation intérieure, morale :

Que l’augure appuyé sur son sceptre d’érable,
Interroge le foie et le cœur des moutons
Et TenDe Dans la nuit ses Deux mains à TâTons.

(Hugo, Le Détroit de l’Euripe)

Dans le DouTe morTel Dont je suis agiTé.

(Racine, Phèdre)

Les consonnes continues. — Les autres consonnes, que l’on appelle continues parce que leur prononciation dure un certain temps et peut se prolonger, font presque toutes onomatopée. Il est rare de trouver l’une d’elles employée à l’exclusion des autres, car en général les poètes en réunissent plusieurs pour exprimer simultanément différentes nuances concourant au même but. On peut néanmoins déterminer la valeur propre de chacune.

Celle des nasales n et m est à peu près la même que celle des voyelles nasales ; elles donnent une impression de douceur, de mollesse, de langueur :

Cette heure a pour nos sens des impressions douces
CoMMe des pas Muets qui Marchent sur des Mousses.

(Lamartine)

Reposait MolleMent Nue et surNaturelle.

(Hugo, Le Satyre)

La liquide l exprime la liquidité et le glissement :

Le fLeuve en s’écouLant nous Laisse dans ses vases.

(Lamartine)

L’r exprime un grincement lorsqu’elle s’appuie sur des voyelles claires, et un grondement lorsqu’elle s’appuie sur des voyelles sombres :

Mais la légèRe meuRtRissuRe
MoRdant le cRistal chaque jouR.

(Sully Prudhomme, Le Vase brisé)

 … d’éclaiRs et de tonneRRes
Déjà gRondant dans l’ombRe à l’heuRe où nous paRlons.

(Hugo, Les Burgraves)

Et le peuple en RumeuR gRonde autour du pRétoiRe.

(Leconte de Lisle, La Passion)

Dans ces exemples les r sombres prêtent leur qualité expressive aux r claires, et inversement, lorsqu’elles sont en majorité ou figurent dans les mots les plus importants.

Les spirantes, comme leur nom l’indique, sont toutes propres à exprimer un souffle. Les spirantes labio-dentales f et v expriment un souffle mou et peu bruyant :

Sur le groupe endormi de ces chercheurs d’empires
Flottait, crêpe ViVant, le Vol mou des Vampires.

(Heredia, Les Conquérants de l’Or)

Le moindre Vent qui d’aVenture
Fait rider la Face de l’eau.

(La Fontaine, Fables)

Les spirantes dentales s et z supposent un souffle accompagné d’un sifflement, ou un sifflement accompagné de souffle ; le sifflement est plus intense avec les s qu’avec les z :

Et les ventS aliZéS inclinaient leurS antennes

(Heredia, Les Conquérants)

Dans les buiSSons Séchés la biSe va Sifflant.

(Sainte-Beuve)

Il y a aussi des sifflements de jalousie ou de dépit :

Je Suis le Seul objet qu’il ne Sauroit Souffrir.

(Racine, Phèdre)

des sifflements d’ironie :

De vos deSSeins SecretS on est trop éclairCi
Et Ce n’est pas CalchaS que vous chercheZ iCi.

(Racine, Iphigénie)

des sifflements de dédain ou de mépris :

On veut Sur vos SoupÇons que je vous SatiSfaSSe.

(Racine, Britannicus)

des sifflements de colère :

Voyons S’il Soutiendra Son indigne artifiCe.

(id., Iphigénie)

Le point d’articulation. — Si, laissant de côté le mode d’articulation des consonnes, on considère leur point d’articulation, on remarquera par exemple que les labiales p, b, et avec elles les labio-dentales, f, v, exigeant pour leur prononciation un gonflement des lèvres, sont aptes à exprimer le mépris et le dégoût, comme dans les interjections fi, pouah :

Je ne Prends Point Pour juge un PeuPle téméraire.

(Racine, Athalie)

Tout en vous partageant l’empire d’Alexandre,
Vous aVez Peur d’une omBre et Peur d’un Peu de cendre !
Oh ! Vous êtes Petits !

(Hugo, À la Colonne)

D’autre part comme ces mêmes phonèmes rappellent par onomatopée les soupirs et les sanglots, ils sont susceptibles d’exprimer la tristesse et la douleur :

… et lui dit en Pleurant :
DisPensez-moi, je Vous suPPlie ;
Tous Plaisirs Pour moi sont Perdus.
J’aimois un Fils Plus que ma Vie :
Je n’ai que lui : que dis-je, hélas ! je ne l’ai Plus !
On me l’a déroBé, Plaignez mon inFortune.

(La Fontaine, Fables)

  1. Au xviie siècle oi se prononçait .