Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie II/Chapitre IX

L’HARMONIE


D’où provient l’harmonie. — Ce qu’on appelle harmonie dans le vers français, c’est la musique du vers. Elle est constituée, comme toute musique, par des notes, c’est-à-dire, dans le cas particulier, par les voyelles, qui sont des sortes de notes, se distinguant entre elles par leur timbre.

L’harmonie est inexpressive et indépendante de l’idée exprimée. Elle résulte de la correspondance des voyelles groupées par deux ou par trois, les deux systèmes pouvant se rencontrer dans le même vers :

Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.
Vousou mouourûutees auóx boòrds ou vouous fûutees laièsséee

(Racine, Phèdre)

Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle.
Unun fraiès paarfumun soòrtaièt deés tououffees d’aasphoòdèèle

(Hugo, Booz)

Voici la verte Écosse et la brune Italie.
Voiacii laa veèrte Éécoosse etè laa bruune Iitaaliei

(Musset, Nuit de Mai)

Groupement et correspondance des voyelles. — Ces trois exemples fournissent les types principaux et montrent comment les voyelles se groupent et se correspondent. Les voyelles, on l’a vu (p. 109), appartiennent par leur nature à deux grandes catégories, les graves et les claires, qui peuvent à leur tour se subdiviser chacune en deux. Celles d’une catégorie s’opposent nettement à celles de l’autre. Les groupes les plus agréables à l’oreille sont ceux dans lesquels les deux catégories sont représentées, parce qu’ils tirent de là une modulation. Le groupe sortait (o è) est plus agréable que parfum (a un), le groupe vous mourû- (ou ou u) est plus agréable que -tes aux bords (e ó ò). Ils se correspondent par reproduction exacte : vous mourû- (ou ou u) où vous fû- (ou ou u) ou approximative : et la brune (é a u) Italie (i a i), ou bien ils s’opposent complètement ou partiellement : -tes aux bords (e ó ò) -tes laissée (e è é). Ils se correspondent dans le même ordre : voici (a i) la verte (a é) ou bien en ordre inverse : la verte (a é) Écosse (é ò).

Degré d’harmonie. — L’harmonie est d’autant plus grande qu’elle est plus facile à saisir. Les vers qui offrent le maximum d’harmonie réunissent les quatre conditions suivantes : 1o  tous les groupes présentent une modulation, 2o  ils se recouvrent, comme dans nos trois exemples, avec les grandes divisions rythmiques du vers, 3o  ils se reproduisent au lieu de s’opposer, 4o  ils se correspondent symétriquement. L’harmonie est d’autant plus faible qu’un plus grand nombre de ces conditions ne sont pas remplies. Un groupe ne peut pas être à cheval sur la coupe fixe :

Voici la verte Écosse et la brune Italie.
Voiacii laa veèrte Éécoosse eté laa bruune Iitoialiie

L’oreille se refuse à saisir des correspondances de ce genre. Si aucun groupement n’est possible, ou si des groupes restent sans correspondance, le vers n’a pas d’harmonie.

Confusion à éviter. — Il ne faut pas confondre les vers harmonieux et les vers coulants ou faciles. Dans les premiers il y a une sorte de musique spéciale, dans les seconds les mots et les sons s’agencent sans heurts ni saccades. Généralement ces deux qualités coïncident, mais ce n’est pas obligatoire. Le vers suivant est haché, heurté, saccadé, mais son harmonie est satisfaisante :

Ô toi ! Je viens. Je pleure. Ici, dans les misères.
Ôo toia ! Jee vienins. Jee pleueure. Iicii, danans lesé miisèères

(Hugo, Fin de Satan)

Ces deux-ci sont coulants et faciles :

Je quitte mon église et mes murs jusqu’au soir,
Et je vais par les champs m’égarer ou m’asseoir.

(Lamartine, Jocelyn)

mais ils n’ont pas d’harmonie. Ils ne chantent pas.

Les vers de moins de douze syllabes. — Parmi les vers de moins de douze syllabes, ceux de dix et même ceux de huit peuvent constituer des unités et avoir une harmonie propre. Mais le plus souvent ceux de huit et ceux qui sont plus courts, en particulier ceux dont le nombre de syllabes est impair, ne sont que des membres d’une série ou d’une strophe. Quelquefois ils se correspondent de l’un à l’autre et forment des unités par groupes ; mais d’ordinaire on se contente, dans les strophes en petits vers, de varier le rythme et les rimes.