Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie II/Chapitre VII

LA VARIÉTÉ DU MOUVEMENT RYTHMIQUE


Le rythme du vers français est-il monotone ? — Beaucoup de personnes s’imaginent que nos vers du mode classique sont d’une intolérable monotonie et qu’ils sont tous rythmés d’une manière uniforme, si bien qu’on a été obligé, au xixe siècle, de recourir à l’enjambement et au rythme ternaire pour y introduire un peu de diversité. Ce sont là des jugements superficiels et erronés. L’enjambement et le rythme ternaire sont destinés uniquement à produire des effets particuliers, qui ont été étudiés dans les chapitres précédents ; quant au mouvement rythmique, il est, chez les bons versificateurs, d’une variété presque sans limites. On va s’en rendre compte par une analyse sommaire des quatre vers suivants. C’est un passage de V. Hugo qui n’a rien d’exceptionnel, mais il ne contient ni vers enjambant ni trimètre, c’est-à-dire qu’il est bien du mode classique :

Deux liards couvriraient fort bien toutes mes terres,
Mais tout le grand ciel bleu n’emplirait pas mon cœur.
J’entrerai dans Narbonne et je serai vainqueur ;
Après, je châtierai les railleurs, s’il en reste.

(Aymerillot)

Analyse de quatre vers. — L’importance de chaque syllabe au point de vue rythmique sera notée ici par un chiffre qui totalisera les trois éléments dont la somme fait impression sur l’oreille à cet égard, la durée, l’intensité, la hauteur. La valeur prise pour unité est celle des syllabes qui sont les plus faibles au total. Voici, d’après ces principes, la traduction en chiffres du premier vers :

2 1 31 1 22½ 41 1 1 4

Il a 4 mesures, sans aucune pause. La première : deux liards, est nettement terminée avec la syllabe à valeur 3 ; c’est une mesure qui descend d’abord pour remonter plus haut. Avec la seconde : couvriraient, on redescend aussi bas que possible, on s’y maintient d’abord, puis on remonte, mais pas très haut. L’ascension continue avec la troisième : fort bien, dès la première syllabe, et la seconde syllabe monte beaucoup plus haut. Phénomène intéressant à noter, ce ne sont pas toujours les syllabes du vers ayant le coefficient le plus fort qui deviennent rythmiques et marquent la fin des mesures ; ainsi la deuxième mesure finit avec une syllabe qui n’a que 2 pour coefficient et qui est suivie immédiatement d’une autre dont le coefficient est plus élevé. Pourtant il est absolument certain que couvriraient et fort bien constituent deux mesures. Qu’est-ce donc qui les distingue et qui marque, à n’en pas douter, qu’après couvriraient on passe à une autre mesure ? La syllabe -raient est la finale d’un mot assez long, mais cela ne suffit pas. Tout le mystère, c’est que pour prononcer : fort bien, on change d’intonation, c’est-à-dire essentiellement de hauteur. Fort bien est une sorte de rejet à l’hémistiche ; ces deux mots ne sont pas dits avec la même voix que couvriraient ; c’est ce qui en fait nécessairement un autre élément. Avec la quatrième mesure on retombe très bas pour trois syllabes et on remonte très haut pour la quatrième. On a donc, dans ce vers, quatre mesures fort différentes l’une de l’autre.

Dans le suivant il n’y a pas d’accent rythmique avant la sixième syllabe. Le premier hémistiche peut se noter : 1½ 1 1 2 1½ 5. Ici pas de changement d’intonation, pas de division possible ; c’est un long élément qui se déroule en ondulant jusqu’à la montée finale, et qui donne bien l’impression d’immensité que le poète veut exprimer. Cet hémistiche n’est ni plus court ni plus rapide que les autres ; parmi les cinq premières syllabes il y en a deux, la première et la quatrième, qui émergent parmi les autres, et font sur l’oreille une impression plus forte ; cette impression se totalise en quelque sorte dans l’oreille pour équivaloir à la syllabe rythmique des autres hémistiches.

Le second hémistiche : n’emplirait pas mon cœur, constitue deux mesures : 1 1 1 2½ | 2 4 dont la seconde l’emporte sur la première comme intensité et durée des syllabes ; on ne descend que faiblement de la dixième syllabe à la onzième et on remonte très haut avec la douzième.

Le troisième vers n’appelle aucune observation nouvelle ; il se divise en quatre mesures sans pause et son second hémistiche se recouvre exactement avec celui du précédent : 1 1 3 | 1 1 3 | 1 1 1 2½ | 2 4.

Dans le dernier vers il y a deux pauses, l’une après la première mesure, l’autre après la troisième, ce qui ne l’empêche pas d’avoir la coupe fixe après la sixième, mais sans pause : 1 3½ ‖ 1 1 1 4 | 2 1½ 5 ‖ 1 1 3. Il y a ici une sorte de rejet à l’hémistiche comme dans le premier vers et un effet analogue, mais les valeurs ne sont pas les mêmes ; comme la deuxième mesure a quatre syllabes au lieu de trois elle peut monter plus haut, et la troisième mesure ayant trois syllabes au lieu de deux peut commencer plus bas, pour descendre encore, et finir en s’élevant davantage.

Valeur des chiffres employés. — Les chiffres que l’on vient de voir ne sont qu’approximatifs ; ce sont des moyennes. Si l’on voulait préciser un peu plus et noter jusqu’à des quarts d’unités, on trouverait par exemple que la quatrième mesure du premier vers : toutes mes terres, vaut 1¼ 1 1¼ 4, et que la deuxième mesure du dernier vers : je châtierai, a exactement les mêmes valeurs ; cette constatation est d’une grande importance au point de vue de l’accentuation, dont les lois ont été jusqu’à présent fort mal étudiées.

C’est parce que ces chiffres ne sont qu’approximatifs qu’ils sont justes ; plus précis ils ne pourraient représenter qu’une prononciation individuelle, et non pas la moyenne des prononciations correctes ; toute diction qui s’en écarterait notablement et surtout qui en changerait les rapports, serait incorrecte ou fausserait le sens. Tels quels, ils représentent assez bien les rapports que peut saisir une oreille délicate et exercée. Mais il ne faut pas toujours se fier sans réserve à son oreille lorsqu’il s’agit d’intensité ; diverses causes risquent de l’induire en erreur dans l’appréciation de l’intensité relative d’une syllabe, par exemple la présence dans cette syllabe d’une consonne plus sensible ou plus bruyante que les autres. On dispose aujourd’hui d’un moyen de contrôle excellent avec les appareils enregistreurs que fournit la phonétique expérimentale.

Ondulation du mouvement rythmique. — Ce qui vient d’être dit du premier hémistiche du deuxième vers peut s’appliquer au vers tout entier, et d’une manière générale à tous les vers français : c’est une ondulation. Il n’y a en eux rien de violent, rien de heurté. L’examen des chiffres donnés plus haut pourrait faire croire le contraire ; ainsi dans : ciel bleu n’emplirait, les deux syllabes bleu et n’em- sont évaluées respectivement à 5 et 1, c’est-à-dire les deux extrêmes en contact ; et il n’y av as entre ces deux syllabes la moindre pause pour amortir le choc. Mais il ne se produit aucun choc ; ces chiffres 5 et 1 des totaux de trois éléments qui y entrent dans des proportions différentes ; il y a ainsi des sortes de compensations. Si la syllabe bleu était cinq fois plus intense que la syllabe n’em-, on ne passerait de la première à la seconde qu’en faisant une véritable chute ; mais il n’en est pas ainsi. La syllabe bleu, qui dure environ quatre fois plus que la syllabe n’em-, a au début une intensité considérable ; mais son intensité commence à diminuer dès le premier tiers de sa durée pour devenir graduellement presque nulle. La syllabe n’em- est beaucoup plus courte que la syllabe bleu, mais son intensité est notablement plus grande que celle de la seconde moitié de la voyelle eu ; voilà comment les contrastes sont atténués.

Effets particuliers. — Cette analyse, toute rapide qu’elle soit, a permis d’entrevoir en passant que le mouvement rythmique permet au poète d’obtenir des effets, soit analogues à ceux qui ont été étudiés dans les chapitres précédents, comme lorsqu’il donne au deuxième vers l’impression de l’immensité, soit différents, comme ceux qu’il peut produire au moyen de petites pauses placées à propos.