Berger-Levrault (p. 317-363).

CHAPITRE X

Pourquoi nous sommes battus


Le commerce international en Extrême-Orient. — Toutes les puissances grandissent et notre influence s’éteint. — Causes multiples de cette décadence.


Au lendemain de la guerre, le Japon, sans aucun retard, s’est orienté à nouveau vers l’expansion coloniale, à laquelle les derniers traités ouvrent une vaste carrière.

Mis en garde par les premiers échecs subis dans leur tentative sur Formose et la Corée en 1895, les Japonais agissent cette fois avec non moins d’ardeur, mais avec plus de sagesse et plus de perspicacité. Ce sont des gens à qui profitent les coûteuses leçons de l’expérience.

Les ministres, les hommes d’État influents, les écrivains, les professeurs autorisés prodiguent leurs conseils dans les journaux et les revues, et tracent à leurs compatriotes la réelle marche à suivre pour atteindre au succès.

Ils ont observé et étudié les méthodes d’expansion des grands peuples colonisateurs de cette époque. Ils appuient leurs opinions sur des faits tangibles et tirent leurs conclusions des résultats acquis ; mais, s’ils vantent et donnent en exemple à leurs nationaux les procédés de certains peuples d’Occident, il leur arrive parfois, et non sans raison, de faire le procès des nôtres. L’extrait suivant en est une preuve. L’auteur, parlant des vastes pays qui s’ouvrent à leur influence, s’exprime ainsi : « Il ne sert à rien d’avoir devant soi des mets en abondance, si l’organisme en mauvais état n’est pas capable d’en profiter. Depuis 1870, les deux grands peuples colonisateurs ont été l’Angleterre et la France. Tandis que la France n’a pas su garder ses avantages, la race anglo-saxonne a réussi. D’autre part, l’Allemagne, alors qu’elle ne possédait pas de territoires coloniaux, a témoigné ses aptitudes à la colonisation. Ce ne sont pas les territoires coloniaux, ce sont les colons qui manquent à la France ; l’Angleterre possède à la fois colonies et colons. De ces deux éléments le plus important est moins le premier que le second. Si la population a de réelles aptitudes à la colonisation, elle finit par trouver ses débouchés et, où elle s’implante, elle prospère : les progrès de l’Allemagne, qui n’avait pas de colonies au début, en sont une preuve[1]. »

Cette constatation, bien qu’émanant d’une plume japonaise, n’en est pas moins rigoureusement exacte.

Si nous comparons les statistiques du commerce extérieur d’antan avec celles d’aujourd’hui, nous voyons avec stupeur que, dans cette lutte économique formidable qui n’a plus seulement l’Europe pour champ d’action, mais l’univers entier, nous perdons chaque jour de notre séculaire avance.

Il y a quinze ans à peine, nous tenions encore en Extrême-Orient après l’Angleterre la meilleure place. À cette heure, nous ne sommes plus que la cinquième puissance, rang que nous céderons bientôt à l’active et entreprenante Belgique, dont le chiffre d’affaires en Extrême-Orient dépasse depuis deux ans le nôtre. Et cependant quelles facilités n’avions-nous pas pour résister victorieusement à la concurrence étrangère !

De par notre situation privilégiée au Japon, lors de la restauration, nous pouvions acquérir une influence économique énorme, et supplanter ou modérer les ambitions des nationalités rivales. Notre colonie du Tonkin devait par sa position aider considérablement au développement de nos relations avec l’Orient et nous créer une position avantageuse dans le Pacifique.

Enfin, par la nature même de nos rapports avec la Chine et le Japon, n’avions-nous pas droit au régime de la nation la plus favorisée ? En effet, nous avions été et nous sommes encore les meilleurs clients de la Chine et du Japon, et, chose vraiment singulière, c’est nous qui leur vendons le moins.

Alors que nous achetons en Chine, chaque année, pour 150 millions de soieries, nous réussissons avec peine à y écouler le chiffre dérisoire de 4 millions de nos produits. Les Anglais au contraire lui achètent pour 30 millions au plus, mais lui vendent pour 180 millions de produits manufacturés.

En 1894, l’Allemagne, toute nouvelle sur le marché, y importait déjà pour 30 millions de marks : trois ans après, en 1897, son chiffre d’exportation s’élevait à 46 millions (décuple du nôtre, réalisant ainsi un progrès étonnant de 70 % sur le chiffre de ses affaires). Et depuis, chaque année, cette différence à notre détriment s’aggrave.

Au Japon, elle n’est pas moins désespérante. Les dernières statistiques font ressortir à 12 millions le chiffre de nos récentes importations, contre 10 millions il y a quelques années, mais cette augmentation apparaît insignifiante en regard de celle des importations rivales. Dans le même temps l’Angleterre passe de 60 à 190 millions, les États-Unis de 20 millions à 150, l’Allemagne de 15 à 75, la Belgique de 1 million et demi à 15. Alors que certaines puissances triplent ou sextuplent leur chiffre d’importation au Japon, la France ne réussit pas à doubler le sien. Or notons qu’ici comme en Chine c’est elle qui constitue, à part l’Amérique, le meilleur client du Japon et qui, bon an mal an, exporte de ce pays pour 80 millions[2] de soies sans trouver la possibilité d’y introduire en échange plus de 12 millions de ses produits.

Quelles sont les causes de cette faiblesse et de cette incapacité ? Les Français seraient-ils moins bien doués que leurs adversaires ? Non, certes. S’ils ne savent et ne peuvent tirer parti de leurs réelles qualités, c’est parce qu’ils n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû faire pour s’adapter aux transformations économiques qui révolutionnent le siècle.

Le Français est au dehors ce qu’il est chez lui, et chez lui il est resté ce qu’il était au siècle dernier. Fidèle aux vieux principes et aux vieilles traditions qui firent sa grandeur, sa richesse et sa supériorité pendant des siècles, il s’imagine volontiers que son lustre ne doit point se ternir. Trop confiné chez lui, peu désireux de jeter les yeux sur ce qui se passe au dehors, puisqu’il est convaincu de n’y rien voir qui l’égale, il se leurre dans la complaisante admiration de lui-même et ne croit pas au danger, puisqu’il s’obstine à ne point le voir. Il a vécu heureux comme ses pères, pourquoi ses fils ne vivraient-ils pas heureux comme lui ? Et aux prédictions clairvoyantes des pessimistes qui troublent sa quiétude il répond béatement : « Bah ! la France est riche ! » Elle l’a été, c’est certain, elle l’est encore peut-être, mais le sera-t-elle longtemps ? alors que les nombreuses sources de sa richesse vont se tarissant, alors que de nos jours les principes mêmes de cette richesse résident dans l’accroissement d’un peuple, dans sa capacité de travail et d’activité, dans ses instincts de recherche et de lutte, dans la hardiesse de ses conceptions et de ses entreprises. Or, si nous sommes restés figés, par surcroît de bien-être, dans l’intangibilité de nos antiques manières, tout autour de nous les peuples ont grandi et par nécessité impérieuse ont évolué. Nous leur avons servi de modèle, et cette puérile fierté que nous en avons conçue nous a fait nous cantonner plus longuement encore dans notre indifférence à leur égard et dans une coupable immobilité.

Eux, sous l’exubérance d’une population toujours croissante, poussés par le besoin de nouveaux champs d’activité, ont cherché à dépasser et à éclipser leur modèle, puisque aussi bien c’était là leur plus sûr moyen de subsister.

La concurrence internationale s’est faite ainsi de plus en plus dangereuse et menaçante et nous dispute âprement les moyens par lesquels s’échafaudait notre légendaire richesse. Non contente de s’emparer des marchés extérieurs, elle s’installe dans nos colonies, dont elle profite avec d’autant plus de facilité que, n’y rencontrant pas de concurrents sérieux, elle y trouve des fonctionnaires et des soldats payés par nous qui ont préparé sa tâche. Franchissant les frontières, elle vient jusque chez nous, nous inonde de ses produits, qui d’abord s’insinuent et finalement s’imposent, qui battent en brèche les nôtres et se mettent à leur ressembler à un tel point que dans bien des cas on ne saurait affirmer si c’est un article français ou un article allemand que l’on vous offre.

On s’en doute, on le devine cependant, à voir ce malaise indéniable qui sévit sur tant d’industries autrefois prospères, à voir ces nombreuses portes qui se ferment et ces bras plus nombreux encore laissés sans travail, à voir ce spectacle lamentable qui toujours se renouvelle : d’une part des industriels mangeant leurs capitaux, d’autre part des ouvriers qui ne peuvent vivre !

Ce tableau est-il trop noir ? Je le voudrais, je le crois, et peut-être suis-je encore sous l’empire de cette vive impression pessimiste résultant d’un séjour attentif dans ces pays neufs, si vastes, où j’ai vu la place de la France si petite ; où nous n’apparaissons à l’indigène que comme un peuple insignifiant et chétif, en raison de l’indigence de nos entreprises, de l’insuffisance et de la timidité de nos nationaux, noyés dans le flot croissant des étrangers ; où, pour ceux-ci, Anglais, Allemands, Américains, nous sommes des adversaires peu dangereux qu’on ne craint pas, des gens qu’on néglige, qu’on oublie même tout à fait ou que l’on veut bien se rappeler quelquefois, mais en dehors du travail et des affaires : à table, après boire, pendant les heures consacrées au repos et pour s’entretenir uniquement de sujets frivoles. En ces occasions, ces gens se souviennent alors de la France, mais uniquement parce qu’elle renferme Paris et que dans ce Paris existent quelques lieux à la fois réjouissants et pervers qui les effarouchent et par cela même les attirent[3]. Montmartre et quelques coins des boulevards, les seuls endroits où ils se soient attardés dans ce Paris pourtant si admirable, Montmartre et les nocturnes lieux de plaisir suffisent à éclairer leur opinion sur la France ; et les flâneurs et les amuseurs qu’ils y coudoient, à étayer un jugement sans appel sur les Français. À Paris, on s’amuse : c’est tout le mérite qu’ils reconnaissent à notre capitale. Que de fois n’ai-je pas réfuté véhémentement cet aphorisme stupide et mensonger, en prouvant que ces lieux de plaisir n’étaient guère que le rendez-vous des cosmopolites et des viveurs, et rarement fréquentés, sinon inconnus du vrai peuple de Paris, le plus laborieux qui soit.

Mais rien n’est aussi solide qu’une injurieuse réputation. À Paris, on s’amuse. Or, Paris, c’est la France, donc le Français s’amuse et conséquemment est léger. On le dit, on le répète ; au surplus, les seuls spécimens de notre littérature, les seules revues et pages illustrées, les uniques manifestations de notre art qui là-bas s’aventurent, par leur réalisme outrancier et pornographique, ne peuvent que confirmer ce jugement de légèreté qu’à tort et en bloc on nous décerne.

Les Français sont aimables, ils ont de la politesse et de l’esprit, ce sont des gens d’agréable compagnie, mais ce ne sont pas des gens d’affaires !

Telle est l’opinion la plus répandue sur notre compte et que quelques sujets malheureux, épaves échouées là-bas, ne font qu’accréditer. Combien de jeunes gens sérieux et aptes, en quête d’un emploi qu’ils auraient pu habilement remplir, se sont vus rebutés de cette singulière façon : « Vous êtes Français, merci, c’est un homme sérieux qu’il nous faut ! »

Cependant, cette opinion de légèreté et d’incapacité qui en est la fatale conséquence, pour n’être pas exacte quant au jugement d’ensemble porté sur un peuple, trouve son explication dans la conduite de plus d’un de nos nationaux s’aventurant là-bas. Quels sont-ils ? Ou plutôt qu’étaient-ils ? Car depuis quelques années leur niveau, heureusement pour notre réputation, s’élève et s’amende.

Pour envisager la question sous son vrai jour, il nous faut d’abord faire un retour dans le passé et nous remémorer le peu d’enthousiasme qu’excitait chez notre tranquille peuple de France la perspective d’un exil hors du territoire où l’on a vu le jour.

Au temps lointain déjà où sous le nom d’« îles » l’ignorance populaire englobait toutes nos possessions d’outre-mer, ceux qui partaient pour les « îles » jouissaient d’une médiocre considération. À part quelques familles malheureuses dont l’exil, excitait la pitié, le départ des autres procurait à la société comme un véritable soulagement. C’étaient des mécréants, des vagabonds, des gens de sac et de corde, des femmes de mauvaise vie et celles-ci souvent plus malheureuses que coupables ; plus tard, les déportés pour raison d’État, des émeutiers, des convicts et, de tout temps, et même tout près du nôtre, les ratés, les inconstants, ceux qui nous ruinent ou qui nous déshonorent, ceux dont il importe de se débarrasser, les épaves de la morale, de l’industrie et de la politique.

Les colonies et les terres d’expansion étaient l’exutoire par où s’assainissait la France. Le fait de s’exiler constituait aux yeux de certaines gens, il y a peu de temps encore, sinon une tare, du moins une dépréciation morale. On ne concevait pas qu’on pût avoir l’ingratitude d’abandonner le pays qui vous avait donné le jour ; aussi ces renégats encouraient-ils la mésestime de leurs compatriotes.

Un jour vint où, sous l’aiguillon de la nécessité, un changement d’opinion s’opéra. Dans les difficultés toujours grandissantes de la lutte pour la vie, devant le développement subit et inquiétant des nations rivales, on comprit l’étouffement prochain de notre vie extérieure et l’on s’avisa de faire ce qu’avant nous d’autres avaient fait : de se mêler à la vie du dehors pour ne pas mourir. On encouragea, on sollicita de bien des manières l’expansion à l’extérieur. Mais tous les efforts furent nuls ou impuissants, car deux choses essentielles nous manquaient : les sujets d’abord et puis l’éducation de ces sujets.

Pour se répandre et coloniser il faut un excès de population ; or, dans un pays comme le nôtre, où la natalité n’augmente pas, où le partage forcé des biens a pour conséquence la diminution du nombre des enfants, cet élément de colonisation n’existe pas.

Les familles nombreuses sont rares en France, et ces familles, ou très riches ou très pauvres, n’ont pu jusqu’ici fournir de vrais éléments de colonisation, en raison du manque d’une éducation spéciale.

Fils de riches comme fils de pauvres ne réussissent pas.

Le président de la chambre de commerce de Lyon, M. A. Isaac, dans un discours qu’il prononça en 1903 au congrès d’économie sociale, nous en exposa très lumineusement les raisons : « Les fils de riches, par la douceur de la vie de famille, par leur enfance, leur existence facile, choyée, entourée, ne sont nullement préparés aux duretés de l’existence coloniale et aux rigueurs de l’isolement. Au surplus, l’éducation qu’ils reçoivent généralement en vue des fonctions publiques les prédispose mal à leur rôle de colonisateurs. Si les sujets de familles nombreuses sont moins égoïstes, plus patients, plus tolérants, ils n’ont pas en général la volonté, l’énergie personnelle, l’esprit de suite, qualités qui sont exposées à n’être dans beaucoup de familles que le reflet de la collectivité ; aussi les voit-on facilement déconcertés ou abattus. »

L’esprit d’aventure les hante, mais l’aventure ne devra pas trop durer, tout juste l’espace d’une mission ou d’un voyage où l’on ne risque ni ses capitaux ni sa santé. Se fixer, faire œuvre qui dure, on n’y songe pas : pourquoi s’exposer aux privations, aux dangers du climat, à l’épuisement des luttes toujours recommencées quand en France frères et sœurs mènent une vie agréable et que la fortune paternelle peut leur en assurer une semblable ?

Si par hasard, doué d’une énergie intelligente et servi par la chance, ce jeune homme s’est fait une situation avantageuse dans un pays neuf, il lui faut renoncer à l’espoir de s’y créer une famille. Quelle est la jeune fille de son rang qui consentira à l’y rejoindre ? Quels sont les parents qui sacrifieraient ainsi leur enfant ?

Anglaises, Allemandes, Américaines, Slaves et Scandinaves suivent naturellement et courageusement leur mari, qu’elles entourent, réconfortent et conseillent, se trouvant bien partout où ses intérêts l’appellent ; mais, pour nos jeunes filles françaises et la presque totalité de leurs frères, hors du cercle où gravitent les jupes maternelles, c’est l’épouvante et l’abandon. Dans presque toutes nos familles, c’est aussi la survivance de cet antique et ridicule préjugé : les gens comme il faut ne s’expatrient pas !

Donc, peu de ressources de colonisation par les enfants des familles riches. En trouverons-nous davantage chez ceux des familles pauvres ?

De ce côté nous voyons souvent l’imprévoyance, l’insouciance, la nonchalance ataviques qui furent les causes mêmes de la misère des parents ; si ces sujets ont sur les précédents des avantages d’endurance, l’aptitude à se contenter de peu, nombreux sont ceux malheureusement dont la déplorable éducation, un mauvais exemple permanent, le manque de soins et de surveillance ont déjà gâté les mœurs, le caractère et la santé. Il en est néanmoins dans cette classe, et plus que dans l’autre, qui réalisent ces conditions de perfection physique et morale, et parmi ceux-là quelques-uns deviennent nos plus louables et plus précieux auxiliaires ; ils sont rares, toutefois, parce qu’en général l’instruction première leur manque en plus de cette éducation et de cette préparation professionnelles absolument indispensables et que nul ne possédait il y a quelque dix ans en France.

En effet, dans le passé, nous sommes-nous jamais préparés aux difficultés de cette lutte à l’extérieur par une éducation spéciale ? Après avoir méconnu longtemps sa nécessité, nous avons continué à méconnaître les éléments mêmes de sa victoire. Conduits par une naïve témérité, nous allions nous battre à l’étranger contre des nations jeunes, entreprenantes et fortes, avec des armes vieillies, émoussées, caduques, qui ne réussissaient même plus chez nous à nous protéger. Notre éducation, nos mœurs, nos habitudes, quelques-unes de nos lois même, contenaient en germe toutes les causes d’insuccès. Mais, aveuglés par l’estime de soi-même et par l’estime attachée au titre de Français, abusés par cette conviction généralisée chez nous que les entreprises coloniales sont choses d’ordre secondaire n’exigeant nulle préparation et susceptibles de sourire aux fruits secs de toutes les autres professions, nos jeunes, pionniers, n’ayant en somme comme bagages que leurs orgueilleuses illusions s’embarquaient néanmoins, confiants dans les promesses de l’avenir.

Au lieu des succès attendus, c’était bientôt la fatale et accablante succession des déboires inévitables. Sur la route, et continuellement, des obstacles imprévus se dressaient, de toutes parts surgissaient des gens armés pour la lutte qui étonnaient par les qualités solides qu’en vain on cherchait en soi, qui par leur supériorité indéniable écrasaient ces frêles adversaires dans la débâcle de leurs ressources et de leurs moyens dérisoires.

Et c’était alors, vers la France, le retour lamentable du vaincu dont le spectacle décourageait les énergies prêtes à prendre leur essor.

Il fallait enrayer ce mal qui menaçait de compromettre à jamais notre expansion économique. Pour cela une réforme radicale en matière d’éducation s’imposait. Réforme non point spéciale aux seuls pionniers de notre influence, réforme générale s’adressant à tous les Français, à tous ceux qui constituent l’énergie productrice de la France, énergie qui ne peut grandir encore et se vivifier qu’autant qu’elle se mettra en harmonie avec les idées, les conceptions, les méthodes et les lois qui régissent l’économie politique et sociale des peuples actuels.

La chambre de commerce de Lyon, qui fut toujours à l’avant-garde de notre mouvement d’expansion et à laquelle nous devons notre prépondérance commerciale sur certains points d’Extrême-Orient, prit l’initiative de ce mouvement de réforme[4]. Elle créa des écoles spéciales, en encouragea et en détermina la création dans plusieurs centres, institua même des cours professionnels et de perfectionnement pour les adolescents et les adultes.

C’est par une éducation spéciale et forte et la préparation seule qu’on peut arriver à faire de véritables coloniaux. L’Allemagne doit à cela ses succès : il y existe cinq facultés commerciales, plus de cinquante écoles de commerce supérieures et cinq cents écoles de perfectionnement ; et dans toutes on oriente les élèves du côté des problèmes économiques extérieurs[5]. Cette éducation est reconnue à cette heure d’une nécessité si impérieuse que les Anglais eux-mêmes, qui s’imaginaient jusque-là une longue pratique suffisante, ont inauguré des écoles et en augmentent le nombre parce que les Allemands les supplantent sur bien des points par ce motif.

Mais pour nous, la transformation de nos écoles ne suffit pas, c’est la transformation de notre esprit qui surtout importe, c’est la rupture avec la routine et les vieux préjugés qui s’impose. Il ne nous faut plus considérer l’exil comme le pis aller auquel seuls les déshérités se résignent, ni la séparation ni la dispersion des éléments virils de la famille comme la pire des calamités.

Notre enfance trop facile, d’où l’inconnu angoissant est écarté, nous prédispose à une existence paisible et terne, nous communique dès le jeune âge une appréhension et une inaptitude réelles pour la lutte et l’effort. Et cette inaptitude n’est-elle pas entretenue et aggravée encore par la claustration malfaisante de nos internats ? Là, pas assez de mouvement et de vie. Hors de France, on cherche avant tout à faire des hommes, et les exercices, voire même les travaux manuels, alternent d’une façon rationnelle avec les travaux plus débilitants de l’esprit. Chez nous on veut surtout faire des savants et l’on réussit, par un surmenage inconsidéré, à ne produire vers leur quinzième année que des sujets déjà fourbus, lesquels ne seront pas des savants et ne feront jamais des hommes. C’est le moral qui bride perpétuellement le physique, et de cette dépendance trop exclusive il restera chez la plupart de nos jeunes gens un fond de lassitude et d’épuisement.

La plupart aspirent à la fin de leurs études comme à l’heure bénie d’un repos chèrement gagné ; il leur semble que le but de la vie soit atteint alors qu’ailleurs la vie ne fait que s’ouvrir pour ces énergies enfin prêtes et qui s’y lancent hardiment, courageusement, avec toute la fougue de la jeunesse et d’une santé robuste.

L’effort violent et soutenu n’est pas le propre de notre nature. Quand il est imposé, on le subit, mais on s’arrange à n’en point trop souffrir, on le débite en petites portions calculées et sages, par petites doses, pour vivre. Tel l’effort du travail quotidien, parce qu’il est compensé par un gain immédiat et sûr.

Mais l’effort courageux et violent, celui qui peut changer en bien le cours d’une existence, on hésite à le produire, parce que l’effroi de l’inconnu et des luttes probables nous glace, parce que le résultat apparaît non pas immédiat, mais lointain et problématique ; parce qu’il faut rompre avec un passé qui nous est cher, avec le présent qui nous enveloppe, nous enchaîne déjà par les liens multiples des habitudes et des manies, des affections enlaçantes et douces, des relations faciles, toujours les mêmes, comme le cadre qui nous entoure, comme l’ambiance douillette dont on se repaît inlassablement, comme les jours tranquilles se succédant sans heurts, sans lendemains inquiétants.

Au surplus, on s’exagère ses devoirs et ses obligations envers les siens, non par dévouement, non par altruisme, c’est un leurre ; mais simplement sous l’influence de l’égoïsme, qui s’affole au spectacle des perturbations probables qui menacent toute existence nouvelle. Et c’est ainsi qu’on s’aveulit et qu’on s’encroûte, c’est ainsi que des intelligences et des gens de valeur s’abîment dans des situations inférieures plutôt que de risquer les chances d’une vie moins mesquine, plus large, plus utile aux siens, plus utile à son pays : une vie vraiment active, conforme à la mission réelle de l’homme, créatrice de belles idées et de belles œuvres, créatrice de la famille au surplus, puisqu’elle assure l’aisance et souvent la richesse.

Combien chez nous de jeunes gens instruits, intelligents, disposant de légers capitaux même qui se disputent ici de misérables emplois donnant tout juste le pain et qui pourraient, avec une préparation suffisante, triompher des nombreux adversaires réussissant là-bas et qui certes sous bien des rapports ne les valent pas !

Quand je vois tant d’énergies inemployées, il me revient à la mémoire l’exhortation un peu brusque d’un vieil industriel — qui connaissait parfaitement son Extrême-Orient — à de jeunes ingénieurs en quête d’une misérable place : « Que diantre faites-vous ici à crever de faim, alors que les dollars là-bas sous les pas des autres poussent ! »

Cette orientation nouvelle à laquelle tous les gens soucieux de la grandeur de notre nation travaillent, cette réforme ne s’adresse point seulement à la jeunesse qui part, mais encore à celle qui reste. Quelque vigoureux qu’ils soient, stériles seront les efforts de nos jeunes pionniers s’ils ne sont aidés et soutenus par ceux mêmes qui les demandent et qui en bénéficient : le commerce, l’industrie, les finances françaises.

Or, c’est là un fait irréfutable, le Français à l’extérieur n’est pas aidé ni soutenu. Veutil tenter une entreprise, il n’a pas d’argent et rarement il en trouve. Les capitaux français au dehors sont dans toutes les mains, sauf dans des mains françaises[6]. On se méfie de ses concitoyens, on n’a en eux aucune confiance. La confiance manque parce qu’on a été trompé ; parce que d’autres ont été trompés avant soi ; mais pourquoi ? parce que la confiance est une valeur importante qui se paie un bon prix, sur laquelle on ne lésine point.

Or la lésine est notre fait. Cet amour exagéré de l’épargne qui fit la richesse de nos campagnes et des petites populations urbaines fit un jour le malheur de beaucoup d’industries et de gros négoces. Quand l’heure des transformations radicales sonna, on ne voulut pas s’y soumettre, dans la crainte d’écorner le capital. Cependant, devant les nécessités de plus en plus pressantes, il fallut bien céder, mais on céda à demi, lentement, comme à regret, on temporisa et on usa d’expédients. De même que la ménagère économe liarde sur ses achats journaliers, on liarda sur les dépenses urgentes, sur les aménagements dispendieux desquels dépendait la vie de l’affaire ; on liarda sur les moyens uniques qui font le succès ; on liarda même à propos du personnel.

Et c’est ainsi, par cette mesquinerie de vues et de moyens, que la plupart de nos entreprises au dehors échouent. Le marchandage du personnel fait que les gens de valeur, les gens sérieux, ceux-là seuls qui pourraient rendre des services, ne consentent pas à s’expatrier. Une intelligence, une santé, une vie qui se risquent, c’est un capital, cela. Anglais, Américains, Allemands le comprennent et ils paient largement, car il leur importe d’être servis au dehors aussi bien et mieux que chez soi, par des gens entendus, d’une haute moralité et d’une habileté consommée.

Chez nous, la conception des affaires est tout autre. Hors des frontières tout est article à bon marché, tout est article d’exportation, les marchandises comme le personnel. Les économies ainsi réalisées sur le recrutement des agents, au lieu de grossir les bénéfices, ne font que compromettre ou ruiner les affaires parce que ces jeunes gens recrutés à bas prix sont forcément des sujets sans expérience ou des sujets médiocres n’ayant nulle part réussi ; parce que, arrivés là-bas, ces appointements qui leur paraissaient énormes suffisent à peine à les entretenir, les besoins étant plus nombreux et toutes choses se payant trois ou quatre fois leur valeur. Ils vivent malaisément, pauvrement, inspirant la défiance et parfois du mépris aux étrangers, chez lesquels une brillante façade, le confort du home, la largeur de la vie, la « respectability » constituent une réclame efficace et de bon aloi ; parce qu’enfin, ne pouvant lutter à armes égales, ils se découragent d’autant plus facilement que leurs qualités morales sont moindres. Leurrés par leurs employeurs, ils délaissent leurs intérêts, s’occupent d’autre chose et cherchent à se procurer d’un autre côté le nécessaire qu’ici on leur refuse.

Un jeune homme muni de quelques capitaux et qui veut essayer la représentation de produits français se rend compte bien vite que l’entreprise est au-dessus de ses ressources. Les maisons françaises désireuses de vendre ne font rien pour faciliter la tâche des représentants ; leurs conditions sont excessives, certaines maisons exigeant la moitié du paiement au comptant et le restant à quatre-vingt-dix jours. Ainsi limité, il faut que l’agent ait de gros, capitaux pour réussir et attendre l’effet de sa propagande.

Les étrangers agissent différemment ; non seulement toutes facilités de paiement sont accordées aux agents, mais encore ils leur ouvrent des débouchés par une propagande habile. Ils vont au-devant des acheteurs et imposent leurs produits par tous les moyens : visites incessantes, offres d’essai, explications et démarches patientes, notices, prospectus, journaux même[7].

C’est ainsi qu’au Japon l’on ne compte pas moins de trois périodiques commerciaux anglais rédigés en japonais. Et dans ce pays c’est à de nombreuses campagnes, coûteuses et pénibles, que l’Angleterre doit ses 180 millions d’importation annuelle, contre le chiffre dérisoire de 12 millions des nôtres. Et cependant, il y a quelque vingt ans, nous avions de l’avance ! Depuis, nous l’avons perdue, parce que beaucoup de nos industriels, au lieu de suivre la méthode anglaise, à leurs yeux trop hasardeuse, ont confié tout naïvement la représentation de leurs produits à des maisons étrangères. De cette façon, pas de risques[8], sécurité absolue pour les capitaux, mais, inévitablement et bien vite, suspension de tout écoulement. Les maisons étrangères, se souciant peu des intérêts français, poussaient non seulement à la consommation de leurs produits nationaux, mais encore profitaient de certaines de nos consignations pour renseigner leur pays d’origine et leur conseiller les améliorations ou les procédés assurant plus promptement la complète éviction des nôtres !

Étroitesse de vues et de conduite, entêtement dans trop de prudence et dans la routine, telles sont les causes de notre situation précaire dans les pays neufs.

En Extrême-Orient, le nombre des maisons françaises est en petite minorité : alors que l’Allemagne a vu le nombre des siennes s’élever en dix années de 35 à 240, le nôtre s’est maintenu au chiffre de 90. Encore sous cette appellation française ne croyons pas distinguer des nationaux : la majeure partie de ces commerçants sont Belges, Suisses, voire même Grecs.

Donc peu de maisons françaises et très peu d’importantes. Des maisons de détaillants et de demi-gros qui n’étendent pas leurs affaires faute de capitaux et faute de sérieux auxiliaires. Ces derniers, au lieu d’être intéressés aux bénéfices, de se voir accorder l’initiative des gros marchés et des affaires avantageuses qu’il faut saisir à point, sont tenus dans une défiance et une suspicion constantes, et l’on voit même cette chose extraordinaire : des commerçants négliger ou abandonner de propos délibéré des entreprises prometteuses de bénéfices qu’ils ne peuvent surveiller, dans la crainte que leurs employés, livrés à eux-mêmes, n’en tirent des avantages personnels trop considérables !

Notre pavillon sur terre est rare, sur mer il est plus rare encore. L’arrivée d’un bateau français dans un port d’Extrême-Orient est un événement. Une seule compagnie, les Messageries maritimes, touche à intervalles réguliers, parce qu’elle est subventionnée, la Chine du Sud et le Japon. Flotte marchande autrefois la plus importante des mers d’Orient, elle n’a pas su conserver la prépondérance ; compagnies anglaises et allemandes se partagent ses bénéfices et lui enlèvent non seulement des voyageurs, mais encore des marchandises françaises, en raison de l’exagération de son fret. La plupart de nos produits à cette heure gagnent l’Extrême-Orient sous les pavillons étrangers. Il y aurait cependant encore de beaux jours pour la marine marchande française si les armateurs voulaient étudier la marche de services commercialement organisés et se plier aux exigences actuelles : abaisser leurs tarifs pour concurrencer les entreprises rivales, rendre leurs itinéraires assez souples pour être modifiés suivant les nécessités du moment et recruter surtout des agents actifs, ne craignant pas de solliciter le fret au lieu de l’attendre, des agents qui soient véritablement des hommes d’affaires et non de superbes et parfois trop hautains fonctionnaires.

Le fonctionnarisme, hélas ! voilà un fâcheux travers qui nous fait plus de mal qu’on ne pense.

Nous sommes un peuple de fonctionnaires. C’est là une supériorité qui nous est universellement reconnue, et si sur bien des points nous sommes battus, sur celui-ci tout au moins nous tenons le record ! Nous avons cela dans le sang. Nous faisons du fonctionnarisme sans être même fonctionnaires ; nous en faisons naturellement, sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose.

Être fonctionnaire ! c’est le but de beaucoup de Français. Tout nous y pousse d’ailleurs : notre éducation, la volonté de nos parents, uniquement préoccupés de nous assurer une existence exempte de lendemains décevants ; notre amour inné de la quiétude et notre effroi de l’inconnu ; la considération exagérée que revêtent à nos yeux les fonctions publiques le mépris des labeurs pénibles, enfin le vaniteux plaisir que nous éprouvons à nous croire « quelqu’un », à paraître ou à dominer, à exercer, sans risques, notre part d’influence et d’autorité.

Fonctionnaire ! celui qui n’a pu l’être cherche et trouve toujours dans sa sphère quelque côté par où lui ressembler. On tient à cette façade. Il semble que la situation la plus modeste y prenne quelque grandeur. Les affaires, pratiquées sans considération par certaines gens, prennent à leurs yeux de la dignité par cette « fonctionnarisation » des procédés ; mais les affaires y gagnent-elles en bénéfices ? Entre une méthode simple et une réglementation étroite et rigide, entre des gens aimables et empressés et des gens qui ne le sont pas, on n’hésite point en affaires. Or, en affaires, Anglais, Américains, Allemands surtout, sont prévenants et complaisants. Le Français, lui, trop souvent se campe dans une dignité fière qu’il juge de circonstance. Cette malcomplaisance bureaucrate que nous trouvons souvent chez nous, derrière les guichets de nos administrations ou dans l’ambiance des « cartons verts », nous la retrouvons presque partout au dehors, dans nos comptoirs, compagnies de navigation, entreprises de toute nature.

Résultat : on ne vient pas chercher chez nous ce que l’on sait trouver ailleurs.

Or cette malcomplaisance du « Monsieur qu’on dérange » n’est pas seulement une attitude adoptée par genre et dans le but de se créer de l’importance. Il serait à souhaiter que ce ne soit que cela. Mais, hélas ! cette attitude trouve aussi et surtout sa cause dans ce penchant atavique à la tranquillité et à la quiétude dont j’ai parlé déjà. Et sur ce point j’insiste encore, car c’est là un des motifs principaux et des plus décisifs de notre infériorité.

Dans la crainte de rompre l’équilibre de cette sérénité qui nous est si chère, nous nous soumettons plus souvent aux circonstances et aux contingences de la vie que nous ne cherchons à les subordonner à nous-mêmes. Un obstacle surgit-il tout à coup devant nos pas ? Au lieu de l’aborder franchement, on l’évite. Devant la menace des contrariétés et des complications tant redoutées on se montre faible ou pusillanime. « Pas d’histoires ! » C’est le cri trop de fois lancé chez nous et trop de fois entendu et qui traduit d’ailleurs fidèlement notre magnifique état d’âme. « Pas d’histoires ! » C’est le cri qui nous fait taire nos droits au lieu de les revendiquer ; celui qui nous fait sacrifier parfois nos propres intérêts et, chose plus grave encore, ceux de la collectivité dont nous avons la charge.

« Pas d’histoires ! » Ce sont des inimitiés qui peuvent sourdre, puis se déclarer.

« Pas d’histoires ! » C’est une position qui peut s’en trouver compromise.

« Pas d’histoires ! » Ce sont des luttes à soutenir, de l’énergie à déployer, des habitudes bouleversées, une vie peut-être !

Mais on oublie ou l’on paraît ignorer que ceux-là seuls qui n’ont pas d’histoires sont justement ceux qui ne les craignent pas.

Je n’ai point ici l’intention de rouvrir le débat au sujet des races ou nations dites du « type flasque » ; mais, quand on a vécu au milieu d’éléments actifs, énergiques, volontaires et audacieux comme ceux qui se disputent à cette heure les marchés du monde, on est obligé de reconnaître et d’avouer que nous, Français, nous offrons parfois, avec ces races dites du « type flasque », de multiples points de ressemblance. Flasques ! parfaitement, trop souvent nous le sommes ; c’est in-dis-cu-table.

Mais que d’autres causes d’insuccès encore ! Dédaigneux de cet adage : « L’union fait la force », les Français, au dehors, ne tenant pas sans doute à être forts, ne sont jamais unis.

Comique et lamentable à la fois est le spectacle offert par les colonies de nos nationaux égrenées sur la surface du globe. En Afrique comme en Australie, en Indo-Chine et au Japon, en Chine comme en Sibérie, partout où j’ai rencontré des compatriotes qui, par la raison même de leur faiblesse et de leur isolement, devaient l’un l’autre s’aider et se soutenir, j’ai vu régner la discorde. Les étrangers en profitent, naturellement, au surplus s’en amusent, refusent de nous prendre au sérieux et nous méprisent. Quel contraste leur solidarité produit avec nos sottes dissensions. Ces gens-là s’attirent et s’entraident. Ils savent qu’un des leurs de plus parmi eux est un accroissement de moyens et d’influence et ils s’ingénient à l’emploi de ses facultés, afin qu’il aide à son tour la collectivité et ne détonne pas dans l’ensemble.

Le Français, au contraire, voyant arriver un de ses compatriotes, le regarde en intrus, l’écarte, se défend de lui comme d’un ennemi qui peut porter préjudice à ses intérêts. Il ne fait rien pour l’aider sérieusement ; il le jalouse s’il réussit et quelquefois applaudit à sa défaite[9].

Cet isolement et ce manque de bienveillance dont souffre tout nouvel arrivant ajoutent encore à l’indigence déjà si grande de ses moyens. Plus vite il se décourage et s’abandonne ; plus vite aussi il recherche une compensation dans les distractions d’une existence déréglée et déprimante. Alors c’en est fait bien vite de sa santé, dans des pays où la tempérance, la prudence, une conduite régulière et sagement ordonnée sont les conditions formelles de durée.

Il faut savoir s’adapter au pays que l’on habite, transformer ses habitudes, les abandonner tout à fait même, pour se conformer aux exigences impérieuses du climat, en atténuer les rigueurs. Or, partout nous transportons les nôtres et les moins louables et les moins bonnes, comme conséquence de cette opinion propagée chez nous : « Le colonial, en raison de sa vie difficile, est un être chez lequel une plus grande licence de mœurs est excusable et permise. »

Erreur déplorable, qu’une éducation spéciale et sérieuse doit faire disparaître, en nous mettant en garde contre les dangers insoupçonnés qui nous menacent.

Pour la prospérité de nos colonies, pour la grandeur de notre influence au dehors et la défense de nos intérêts, il importe que le Français qui s’expatrie ne soit plus un « déplanté » appelé à végéter, à s’étioler, puis à mourir. Il faut qu’à l’exemple des peuples rivaux, il prenne racine et se fortifie et prospère.

Mais, pour cela, il est nécessaire qu’un changement radical s’opère dans son genre de vie.

Quand on débarque dans les ports anglais les plus insalubres d’Extrême-Orient, on n’est point frappé, comme dans les nôtres, par cette sinistre et mortelle apparence des êtres et des choses. Dans ces ports anglais nous voyons des cottages gracieux, confortables, respirant le bien-être, des gens à la mine heureuse, point trop fatiguée, courant à leurs affaires allègrement, sans contrainte ni dégoût ; puis, l’heure du repos arrivée, des groupes animés se rassemblent : pères et mères, jeunes gens et jeunes filles, la raquette en main, se livrent à des parties interminables pour réagir contre la torpeur mauvaise des journées accablantes et entretenir par cet exercice et d’autres sports encore leur gaieté et leur vigueur.

Dans un port français, le spectacle sera tout autre. Nous verrons des gens au teint hâve, à la mine désenchantée et maussade, se trouvant mal chez eux, se trouvant mal partout, sauf sur la terrasse de quelque café où, chaque jour et chaque soir, plusieurs fois, ils se réuniront pour s’empoisonner ensemble. De l’exercice ! on repousse cette idée comme une pensée mauvaise. C’est trop pénible et cela demande un effort de volonté dont on n’est plus capable. Il est infiniment moins fatigant et plus agréable de papoter et de cancaner en ingurgitant de nombreuses boissons glacées. Mais à ce régime on s’anémie, on s’aveulit, et l’organisme se détraque. La fièvre trouve aussitôt un champ d’action favorable, des maladies graves se déclarent, et l’on revient en France, accusant le pays que l’on quitte sans même songer à s’accuser soi-même.

Nos colonies valent cependant mieux que cela !


  1. Mélanges japonais. Extrait des revues et journaux japonais, par C. Lemoine.
  2. En 1904 : exportation japonaise en France, 36 200 000 yens, soit 93 millions de francs ; importation française au Japon, 3 335 000 yens, soit près de 9 millions de francs. Cette année 1904 a été particulièrement défavorable au commerce français en raison de la guerre. On s’est abstenu au Japon des articles de luxe fournis habituellement par la France et, il faut en convenir aussi, nos produits étaient boycottés.
  3. À ces gens, observateurs hypocrites ou sincères, chez eux d’une morale étroite et rigoureuse, Paris apparaît, entre deux rapides voyages, comme le fruit défendu dans lequel on mord avec le plaisir glouton du collégien en fugue, libéré de toute contrainte et de toute surveillance.
  4. L’école supérieure de commerce de Lyon, la première école de ce genre en France, fut fondée en 1872 grâce à un capital de 1 200 000 francs entièrement souscrit par le commerce lyonnais et celui des départements voisins. Déjà, en 1800, un négociant lyonnais, Vital Roux, préconisait la création d’écoles de commerce, dans un ouvrage intitulé : De l’influence dit gouvernement sur la prospérité du commerce. Son idée fut réalisée en 1822, époque à laquelle s’ouvrit à Lyon la première école spéciale de commerce en France. Paris imita cet exemple. Mais vers 1830 ces deux écoles disparurent, faute d’être suivies et comprises, les familles françaises réservant leurs préférences pour les carrières libérales ou administratives.

    C’est aussi la chambre de commerce de Lyon qui, en 1895, dès la signature du traité de Simonoséki, prévoyant l’active concurrence japonaise, envoya à ses frais en Chine une importante mission pour enquêter sur les ressources indigènes. La chambre avait vu juste ; la mission se heurta à une mission japonaise identique. L’année suivante, cet exemple fut suivi par des missions anglaises, allemandes et américaines, mais de moindre importance. Là encore nous fûmes les premiers et cependant à cette heure nous tenons le dernier rang. À qui la faute ?

  5. Le cadre de ce chapitre ne me permet pas de m’étendre sur les systèmes parallèles d’enseignement commercial des différentes puissances mondiales ; d’ailleurs cette question a été traitée, avec plus de compétence et d’autorité que je ne pourrais le faire, par M. le sénateur Jacques Siegfried, dans un intéressant article de la Revue des Deux-Mondes, n° du 1er septembre 1906 :« L’enseignement commercial en France et à l’étranger. »
  6. Voir à ce sujet l’intéressant article de M. Jacques Siegfried président du comité des conseillers du commerce extérieur, sur « L’expansion commerciale de la France » (Revue des Deux-Mondes, 15 juin 1907), et ceux de Lysis dans la Revue : « Contre l’oligarchie financière en France » (avril-mai 1907).
  7. Les exportateurs et leurs agents sont aidés à l’étranger par de puissantes banques commerciales permettant de longs crédits par des escomptes de papier très longs ou des réescomptes successifs et assurés. Chez nous, ces banques commerciales n’existent pas. Or, chose plus regrettable encore, c’est que notre argent, que la haute finance française place à des taux de plus en plus réduits, ce même argent va grossir les capitaux et faire prospérer les grandes banques commerciales étrangères telles que la Hong Kong and Shanghai Bank (anglaise) ; la Chartered Bank (anglaise), la Deutsch Asiatische Bank (allemande), la Banque Russo-Chinoise (russe) et même des banques japonaises : Yokohama Specie Bank et d’autres qui s’accroissent. Par le manque d’initiative de la haute finance française nous nous trouvons en face de cette situation déplorable : notre argent placé à 3 et 4 % rapporte du 8 et 10 % entre des mains étrangères et par surcroît tue notre propre commerce à l’extérieur par l’appui qu’il fournit à nos adversaires !
  8. L’Allemand au contraire court des risques : on le voit en Chine consentir des emprunts sans aucune garantie du gouvernement ; avancer marchandises et capitaux à des agents indigènes ou autres n’ayant pas de répondant, mais intelligemment choisis. D’ailleurs n’emploie-t-il pas avec succès ce même système chez nous, en France, où nos industriels français sont encore trop portés à chercher des agents offrant une « caution » plutôt que des jeunes gens n’ayant comme tout actif que leur intelligence, leurs qualités et leur sincère et violent désir d’arriver ?
  9. Le Français à l’étranger ne trouvant pas d’appui chez ses compatriotes n’en trouvait pas davantage chez ceux dont la mission était précisément de l’aider et de le conseiller. Nos attachés extérieurs et nos consuls, trop uniquement confinés dans des fonctions politiques ou administratives jusqu’en 1900, se souciaient peu des intérêts de nos nationaux et recevaient ceux-ci assez mal lorsqu’ils s’avisaient de troubler leur quiétude.

    Mais depuis cette époque, grâce à une impulsion nouvelle donnée par les ministères du commerce et des affaires étrangères, cette situation va s’améliorant. À cette heure nos nationaux, industriels, commerçants et représentants commencent à trouver auprès des agents du gouvernement l’aide à laquelle ils ont droit. Le régime actuel s’intéresse particulièrement à cette importante question, et la création toute récente des « attachés commerciaux », à l’instar des puissances rivales, est l’une de ses plus heureuses et plus profitables innovations en la matière.