Berger-Levrault (p. 274-316).

CHAPITRE IX

De Moukden à Kharbine


La commission d’enquête de Mandchourie. — Chemins de fer russes et chemins de fer japonais. — Différence d’exploitation. — Le squeeze russe. — Les adversaires face à face. — Le squeeze russe. — Activité japonaise, insouciance russe.


Les relations de la Mandchourie du Sud avec la Mandchourie du Nord sont enfin reprises[1]. La route de Pékin à Paris par Moukden est officiellement ouverte ; les Japonais ont levé, sur les réclamations instantes et réitérées des puissances, la barrière infranchissable qu’ils avaient établie depuis la signature de l’armistice de Goundchouline[2] et à l’abri de laquelle opérait la fameuse commission d’enquête de Mandchourie, chargée de procéder à l’inventaire des ressources du pays et d’étudier les moyens pratiques et rapides de les exploiter avec profit.

Entre temps, les Japonais entr’ouvraient au commerce international quelques ports du Sud, évacuaient quelques places pour satisfaire l’opinion mondiale, mais toute leur activité se reportait vers le Nord. Au-dessus de Moukden, derrière ce réseau inabordable qu’ils avaient tendu, se poursuivaient les travaux militaires, se multipliaient les recherches de toute nature, s’élaboraient et s’organisaient les exploitations et les entreprises qu’il s’agissait d’interdire pour un temps aux puissances rivales et à la Chine même. C’était là surtout le champ de la commission d’enquête, champ clos, inaccessible aux investigations du dehors, non seulement par les postes militaires qui les bordaient et par l’épouvantail des Hounghouses, habilement agité dans les contrées extrêmes, mais aussi par cette volonté ferme de ne point rétablir, avant le terme qu’ils s’étaient assigné, le tronçon mandchourien détruit pendant la guerre.

Or, par cette protection efficace et cette tranquillité offerte à leurs nationaux, l’émigration a suivi une progression constante. Tout le long de la voie ferrée mandchourienne, l’aspect du pays se transforme. Maisons de bois et maisons de briques surgissent du sol, des agglomérations se forment.

Chassant le petit commerce chinois, le mercantile japonais partout s’installe. Le drapeau blanc au disque rouge flotte orgueilleusement à chaque pas, établissant d’une façon péremptoire le droit de l’occupant. L’indigène d’ailleurs ne songe pas à protester : humble, docile, tremblant, il s’esquive, abandonnant à un prix infime une part de son bien pour se soustraire au contact du nouveau maître méprisant et fier qui le traite en serf, le lèse toujours et, souvent, le brutalise.

Et c’est ainsi qu’une nouvelle route d’empire s’est créée, reliant Tokio, la capitale de l’Est, à Séoul, capitale de l’Ouest, puis à Moukden, à Port-Arthur et Dalny, les grands centres rénovés de l’ancienne vice-royauté russe administrée et gouvernée bientôt par un vice-roi japonais. Mais, à l’encontre des Russes, pour lesquels leur vice-royauté d’Extrême-Orient fut le gouffre insondable où s’engloutirent de fabuleuses ressources, les Japonais veulent en faire non seulement une terre de peuplement, mais encore une colonie à bénéfices. Dans l’attente de la réussite, à plus ou moins longue échéance, des projets ébauchés par la commission d’enquête, ils trouvent déjà dans l’exploitation rationnelle des chemins de fer une compensation rémunératrice à leurs premiers frais d’occupation. Par les clauses du traité de Portsmouth, devenus propriétaires du transmandchourien, qui de Dalny et Port-Arthur par Moukden va sur Kharbine se souder au transbaïkalien ; propriétaires également du tronçon russe de Niou-chang se greffant à Tache-Kiao sur la ligne précédente, ils ont en outre construit pendant la guerre, pour les besoins de leurs ravitaillement, le railway du Yalou à Moukden et celui de Moukden à Hsimintoun.

Ils se trouvent ainsi possesseurs d’un réseau qui, s’épanouissant autour d’un point central : Moukden, ne compte pas moins de 2 000 kilomètres, si l’on ajoute le transcoréen, dont la construction s’acheva pendant la guerre. Par cette voie qui traverse la Corée du sud au nord et se prolonge sur l’autre rive du Yalou, les ports est du Japon se trouvent à quatre journées de Moukden, et cette ville, l’âme du réseau, n’est plus qu’à deux journées de Pékin et de Tien-tsin par la voie nouvelle de Hsimintoun.

Les Japonais n’ont pas été longs à tirer de la situation tout le profit possible.

Rompant avec le gaspillage et le désordre russes, ils ont appliqué partout sur le réseau une réglementation étroite, mais nécessaire, ainsi que leurs principes d’économie et leur esprit de clairvoyance.

Tout d’abord ils ont décidé que l’écartement de la voie resterait celui des voies japonaises. Pendant la campagne, au fur et à mesure du recul vers le nord des armées vaincues, la voie russe transmandchourienne, trop large, était remplacée par une voie plus étroite permettant l’utilisation du matériel amené du Japon. L’utilisation pour le trafic de cette même voie permettra celle du même matériel : d’où non seulement économie notable pour l’exploitation, mais encore garantie de sécurité pour l’avenir. La différence d’écartement des rails les met à l’abri, en cas d’une rupture diplomatique, de l’invasion trop prompte de l’armée russe. Cette solution de continuité dans le parcours du transmandchourien, qui gênera dorénavant les transactions commerciales et surtout les voyageurs d’Extrême-Orient, est une objection qui pèse peu à leurs yeux, en regard de l’isolement et de l’indépendance qu’ils se sont créés et qu’ils veulent conserver à tout prix dans la Mandchourie méridionale. D’ailleurs, au point de vue commercial, la perte qui pourrait en résulter pour eux n’est pas immense, attendu que Vladivostok est le débouché naturel des produits exportés par le transsibérien, de même que le port d’importation du nord, des produits venus du dehors.



chemins de fer japonais en mandchourie
Ceux qui attendent le départ. ― Les abords des stations sont toujours grouillants de chinois attendant des heures entières leur tour de passer au guichet.


Le trafic qui, plus particulièrement, les intéresse, c’est celui des produits indigènes, c’est celui des innombrables produits japonais, dont l’entrée est favorisée par la franchise des ports de Dalny, de Niou-chang et du Yalou, mais c’est aussi et sûrement le transport des voyageurs, car en matière de transport le Chinois est incontestablement la plus facile et la plus rémunératrice des marchandises.



chemin de fer japonais en mandchourie
Ceux qui regardent le départ.


Cette constatation, j’eus maintes fois l’occasion de la faire en Chine, dans le cours d’un séjour de plusieurs années, mais je n’aurais pas cru cependant qu’on pût obtenir de lui ce degré de patience et de compressibilité auquel les Japonais savent le contraindre. Tout autre qu’un Chinois y perdrait à tout jamais le goût du voyage. Mais est-ce parce que ces populations emprisonnées dans leurs « loughans »[3] par deux années de guerre sont maintenant avides de mouvement et d’espace ? Est-ce parce que le chemin de fer naturellement les amuse ? Est-ce parce que des affaires depuis trop longtemps délaissées les appellent ? C’est tout cela, mais c’est aussi l’obligation où ils se trouvent de lutter pour vivre. L’invasion des Nippons a porté chez eux une perturbation profonde. Tout menace de passer entre ces mains industrieuses et rapaces, même leurs moyens d’existence, s’ils ne sortent enfin de leur apathie millénaire. Aussi commence-t-on à voir cette chose singulière mais heureuse : le réveil de l’énergie chinoise par la concurrence japonaise.

Pour ces multiples motifs, les trains sont perpétuellement bondés et les abords des stations toujours grouillants de voyageurs, attendant des heures entières leur tour de passer au guichet. Je me souviens encore de l’étonnement que j’éprouvai, à Hsimintoun, en octobre dernier, en assistant à un embarquement pour Moukden. Depuis l’ouverture de la ligne, tous les jours, me dit-on, c’est une cohue pareille. Jusqu’au dernier quart d’heure précédant le départ, la foule impatiente est tenue en dehors des quais par des employés aussi minuscules que redoutables. Et c’est comique de voir ces grands Mandchous, aux larges épaules, se plier docilement et craintivement aux exigences des petits Japonais arrogants.

La cloche sonne enfin et l’avalanche se produit alors, dans le tumulte assourdissant et intraduisible de toute foule chinoise qui se déplace. C’est une ruée braillante, turbulente, vers les wagons, mais vers les wagons ouverts seulement ; des wagons à bétail ou à marchandises, sans sièges, sans banquettes, où les Chinois s’entassent, tels des harengs dans une caque. Et la chose s’accomplit naturellement, sans protestations vaines de leur part ; ces gens savent qu’il ne peut en être autrement et que l’œil vigilant du Japonais saura découvrir le moindre interstice où fourrer un voyageur complémentaire. En effet, des employés jugent de la suffisance du chargement, qu’ils parfont toujours bon gré mal gré d’un excédent de quelques timides qui n’osent se défendre. Puis, sur tous ces gens broyés à en perdre le souffle et qui sourient quand même, la porte roule et brutalement se referme. Un autre wagon, prudemment ficelé jusque-là, s’ouvre, et l’entassement méthodique et rigoureux se continue jusqu’à l’enlèvement du dernier voyageur. Je vis successivement trente-deux wagons se remplir ainsi, et dans ce nombre un seul wagon de troisième classe à banquettes de bois à l’usage des Japonais et de quelques Chinois privilégiés. De cette façon, pas de place inutilisée, pas de matériel roulant à vide. Quelle source inépuisable de bénéfices pour nos compagnies françaises si elles pouvaient obtenir de leurs voyageurs pareille complaisance et semblable discipline !



exploitation des chemins de fer japonais en mandchourie
Sur le quai, à la gare de Moukden.

Chaque convoi sur Moukden n’emporte pas moins de 1 000 voyageurs ; la distance est de 120 lis (65 kilom.), le prix total 1 dollar (20 cens, ce qui représente au taux de notre monnaie le tarif de 5 centimes par kilomètre, celui de France, excessif ici, étant donnée l’incommodité du voyage). Néanmoins le Chinois y trouve son compte, le même trajet en voiture lui coûtant plusieurs dollars, et à pied à peu près le prix du billet puisqu’il lui faudrait deux journées de route, c’est-à-dire une nuit et deux repas d’auberge.

Les Japonais y trouvent leur compte aussi. Deux convois de 1 000 Chinois sur Moukden et deux convois de 500 pour le retour font un total de 3 000 voyageurs, au bas mot, une recette journalière de 3 600 dollars[4] à laquelle il faut ajouter déjà un trafic d’un millier de dollars en marchandises. Or les frais d’exploitation sont à peu près nuls. Le matériel est le rebut des compagnies du Japon, le personnel se compose d’émigrants recrutés à bon marché ; et si la réfection de la ligne a exigé quelques avances après la guerre, la possession du terrain ne leur a rien coûté. Ils se le sont approprié pour le besoin de leur ravitaillement pendant la campagne et presque sans bourse délier. Cette exploitation illégale fait actuellement le sujet d’un différend entre le cabinet de Tokio et celui de Pékin. La Chine a protesté contre l’ouverture de la ligne et réclame pour elle la plus grande part des bénéfices ; les Japonais refusent, s’offrant à vendre très cher un terrain qui ne leur appartient pas. L’entente ne semble pas près de se conclure, les Japonais ne la désirant pas, j’imagine, puisque pendant ce temps les bénéfices succèdent aux bénéfices. Encore ceux-ci sont-ils infimes en comparaison de ceux de la grande ligne qui, de Dalny jusqu’à Kharbine, se prolonge à travers le Liao-toung et la Mandchourie sur une étendue de près de 1 000 kilomètres.

C’est la grand’route d’émigration et d’importation, c’est la voie centrale d’exportation par laquelle les récoltes et les grains de Mandchourie gagneront les ports du Sud. Jusqu’à ce jour, c’était par le Liao-ho, navigable sur un parcours de 1 600 kilomètres, et par ses nombreux affluents que s’effectuait tout le trafic de la Mandchourie.

Sitôt la débâcle des glaces, depuis avril et jusqu’en novembre, d’innombrables barques et chalands couvrent fleuves et rivières, les seules routes praticables de ce pays. Or depuis l’établissement du chemin de fer, les Russes ne firent rien ou presque pour accaparer ce trafic et en tirer avantage. Il est vrai que de sérieuses raisons tout d’abord les en détournèrent : la création de Dalny et de Port-Arthur, nécessitant des transports considérables de matériel, les exigences d’un ravitaillement formidable en armes, vivres et munitions ; peut-être aussi la crainte de porter la perturbation dans les habitudes médiévales des populations et de s’aliéner leur sympathie. Mais surtout, et il faut en convenir, cette insouciance et cette apathie russes vraiment inconcevables qui compromirent toute leur œuvre d’Extrême-Orient.



exploitation des chemins de fer japonais en mandchourie
Les Chinois en wagon. ― Quelle source inépuisable de bénéfices pour nos compagnies françaises si elles pouvaient obtenir de leurs voyageurs pareille complaisance et semblable discipline ! (Page 285.)


Il est à remarquer qu’ils ne tirèrent jamais un profit réel, non seulement immédiat, mais à long terme de l’avantageuse et mirifique situation que leur créèrent dans ces pays une diplomatie et une politique pourtant des plus habiles. Les Russes conçoivent grandiosement, organisent, bâtissent, dépensent sans compter et sans l’excuse d’un gain en retour, agissent en grands seigneurs, en un mot, gaspillent. L’argent coule et se perd. « Port-Arthur et Dalny seront la fontaine par laquelle s’écoulera la fortune et la puissance de la Russie. » Cette prophétie que les Russes, atterrés maintenant par la catastrophe inattendue, prêtent à tort peut-être à l’ingénieur polonais qui créa Dalny et avait le droit en somme de haïr le Russe en loyal Polonais, cette prophétie se réalisa en partie. En effet, la Mandchourie et le Liao-toung furent le gouffre où s’engloutirent de fabuleuses sommes, lesquelles n’étaient pas seulement russes. Quelque temps après la prise de Port-Arthur, visitant en compagnie d’un major japonais le vaste cirque de collines fortifiées entourant la ville, et m’étonnant devant les formidables dépenses qu’avaient dû nécessiter l’organisation de la place, la construction des forts et de ce double cordon de routes merveilleuses qui les relient, je m’écriai : « Que d’argent russe gaspillé en pure perte ! » Le Japonais me dit malicieusement : « Beaucoup d’argent français aussi » ; et, me montrant la ville et ses nombreux établissements encore debout : arsenaux, casernes, hôpitaux, villas, hôtels et bâtiments publics innombrables, il ajouta, plus ironique encore : « C’est un peu à vous, tout cela, mais ce n’est pas complètement perdu puisque nous en profitons ! »

Or, les Japonais ne profitent pas seulement de Port-Arthur et de ses gigantesques travaux, de Dalny dont ils font, grâce aux efforts si dispendieux des Russes, un port commercial de première importance, ils profitent en outre de toutes les exploitations et de toutes les entreprises dont les capitaux russes firent en Mandchourie la coûteuse installation, et que des capitaux relativement restreints peuvent faire fructifier à cette heure. C’est ainsi que les lignes de chemins de fer leur rapportent des bénéfices, parce que toutes leurs actions sont régies ou déterminées par l’économie et l’ordre, deux qualités souvent incompatibles avec le caractère russe.

Quiconque a connu jadis l’exploitation de la voie ferrée par les Russes et se rend compte de la méthode japonaise ne peut être que frappé étonnamment par la différence.

Autrefois, c’était l’incohérence, l’anarchie, le laisser-aller le plus stupéfiant. Personne ne commandait, et tout le monde ; c’était sur un manque de surveillance absolu. Le personnel, aussi bien russe que chinois, prélevait ses petits bénéfices. Pour les uns, c’étaient des redevances, des pourboires obligés ; pour les autres, des détournements de charbon, de pétrole, de bois ou de denrées de toute nature. Pas de contrôle. Une comptabilité absolument fantaisiste, très sommaire ou très compliquée, permettant les virements faciles. Pas de billets distribués dans les gares, la plupart du temps chefs de station ou employés se réservant l’avantage de lever la recette en cours de route à des prix inférieurs au tarif, mais où chacun trouvait son compte : voyageurs et receveurs.

Délaissement du matériel, mauvais entretien, manque de pudeur et de conscience poussés jusqu’au point de laisser s’installer, pour quelques copecks supplémentaires, dans de propres et superbes wagons de première classe du transsibérien, des Chinois de bas étage, malpropres et loqueteux, y popotant une louche cuisine qui souillait et empuantissait lambris, tapis et banquettes. C’est ainsi qu’un matériel somptueux et neuf devint très vite répugnant. Quant au transport des marchandises, c’était un curieux maquignonnage. Tout wagon, pour être chargé, puis accroché, aiguillé et finalement mis en route, exigeait à chacune de ces étapes une rétribution nouvelle. Les commerçants chinois appelaient cette coutume « graisser les roues » et ils n’avaient garde d’y manquer pour toutes leurs expéditions importantes, car sans cette précaution essentielle les roues ne tournaient pas ou tournaient mal. On comprendra pourquoi ils n’usaient de la voie ferrée que le moins possible et préféraient, pendant la saison propice, le transport par eau, exigeant un moins onéreux lubrifiant. Bon nombre de chefs de station se faisaient de cette façon des revenus de plusieurs milliers de roubles.

Où cet ingénieux stratagème détermina de fabuleux bénéfices, ce fut à Vladivostok, sitôt la signature du traité de paix. Les marchandises affluèrent par de nombreux cargos dans le port enfin débloqué. Mais là n’était pas le centre de ravitaillement de l’armée ; c’était Kharbine, tête du transmandchourien, où des rassemblements de troupes considérables promettaient un écoulement rémunérateur aux approvisionnements venus du dehors. Pour atteindre ce point, c’était chose peu aisée, sinon presque impossible ; l’unique route, d’ailleurs trop longue, n’était point sûre, les brigands en ayant fait leur domaine. Les commerçants n’avaient qu’une seule ressource, le chemin de fer. Mais celui-ci, encombré par le ravitaillement des troupes, était d’un accès difficile. Néanmoins, on y parvenait, mais à quel prix ! Un commerçant désirait-il un wagon ? Il lui fallait adresser une demande écrite, laquelle, invariablement, restait sans réponse. Le demandeur, comprenant la signification de ce silence, venait lui-même renouveler de vive voix sa demande et l’appuyait d’un billet de quelque 100 roubles. Alors seulement on lui faisait espérer que peut-être, dans un temps plus ou moins éloigné, il obtiendrait satisfaction ; qu’il attende, on le préviendrait. Mais l’avis n’arrivait pas ; nouvelle visite et obligatoirement nouvelle commission d’une centaine de roubles, moyennant laquelle le commerçant était enfin possesseur d’un wagon. Vite il allait quérir sa marchandise pour opérer le chargement. À son retour, le wagon s’était envolé. Où ? dans quelle direction ? Personne ne pouvait le dire. Force était de s’en remettre à la perspicacité d’un employé obligeant, voulant bien se charger de le découvrir parmi l’encombrement des lignes. Cette perspicacité ne s’exerçait pas sans l’aide d’un billet de 10 roubles et ses effets étaient d’autant plus rapides que l’éclairage était plus généreux. Remis en possession de son wagon, le trop heureux expéditeur ne le quittait plus, mais le wagon ne quittait pas davantage la voie de garage sur laquelle intentionnellement on l’avait aiguillé.



face à face : dans la mandchourie du nord
Exercices au camp russe. ― Les cosaques gardes-frontières.


Il fallait quémander l’aide d’un chauffeur pour le démarrer. Mais un chauffeur et une locomotive se paient, de même que doit se payer un bon prix l’accrochage au bon train.



face à face : dans la mandchourie du nord
Exercices de service en campagne au camp japonais. ― Malgré leurs succès, les Japonais travaillent sur la frontière.


Ce n’est pas tout encore ; il faut défendre du gel, pendant le trajet, marchand et marchandises ; vite un fumiste qui installe un système de chauffage aussi rudimentaire que dispendieux ; puis une provision de bois qui se vend très cher, et l’on part enfin. La série des comiques et coûteuses tribulations n’est pas terminée. D’abord ce sont les graisseurs de roues, les hommes de peine, les employés qui se plaignent, font prévoir les pires éventualités et mendient effrontément des verres de vodka et des copecks qu’on distribue généreusement, dans la crainte d’une aventure. Puis, tout à coup, en pleine nuit, dans une station égarée, un bruit insolite réveille le propriétaire du wagon. C’est le décrochage ! Il se précipite dehors affolé, proteste. Rien n’y fait. Chauffeurs et mécaniciens, chefs de station prétextent cent raisons impérieuses : chargement excessif, difficulté de la voie, fatigue de la machine, que sais-je ! Menacé d’être abandonné avec toute sa fortune pour des semaines et plus encore dans la steppe immense, le misérable commerçant ouvre sa bourse toute grande et la manne qui s’en échappe redonne heureusement des poumons à la locomotive et de la légèreté au convoi, qui reprend sa marche normale.

À l’arrivée, c’est l’autorisation de déchargement qu’il faut acheter, et si l’on n’y met le prix, les marchandises sont confisquées indéfiniment dans le wagon dont il faut payer une location supplémentaire très élevée ; d’autres frais s’ajoutent encore qui font que ce chargement, depuis son entrée à Vladivostok, a pour le moins triplé de valeur. Mauvaise affaire, car la signature du traité de paix a subitement jeté bas tous les cours.

Les denrées de toute nature, d’un prix exorbitant pendant la guerre, en raison de leur rareté, sont maintenant à la grande baisse et cela s’explique. Attirés par l’appât d’un gain tout d’abord fabuleux[5], marchands et mercantiles de tous les mondes se ruèrent sur la Mandchourie. Mais la défaite de Moukden barra tout à coup les routes du sud, le blocus de Vladivostok celles de l’est, et tous les énormes convois de ravitaillement stoppèrent ; ceux qui s’aventurèrent sur les routes de l’ouest, par la Mongolie, y furent pillés par les Hounghouses ou en partie s’y perdirent. La paix signée, tout cela s’abattit sur les lignes russes, les inonda. L’offre dépassant la demande, les prix tombèrent, et par surcroît les Russes n’avaient plus d’argent. On achetait, le Russe achète toujours, mais banqueroute, et d’aucuns qui avaient espéré réaliser en quelques mois d’importants bénéfices sont encore rivés là-bas, dans cet affreux pays, par leurs stocks considérables, dont ils se défont lentement, avec perte. Tous ne perdent pas cependant, ou tout au moins, de quelque façon, se rattrapent ; ce sont les moins honnêtes, les suiveurs d’armées, ceux qui firent leur éducation sur les champs de bataille : Grecs, Valaques, Madgyars, Monténégrins, Caucasiens et que sais-je encore, gens d’aspect louche, parfois inquiétant, mais toujours obséquieux et corrupteurs, sachant comme on triomphe par la mystérieuse influence du rouble de l’incorruptibilité vacillante des hommes. Or, il faut en convenir, police, prévôté, intendance ne furent pas toujours à l’abri des critiques ni des blâmes sévères[6] : combien d’approvisionnements furent payés le triple de leur valeur ? combien, après avoir été vendus, furent rachetés ? combien de wagons de la Croix-Rouge destinés aux hôpitaux prirent une direction différente ? Seuls les bénéficiaires pourraient le dire et ils sont légion. N’a-t-il pas été prouvé que dans le désastre de Moukden avaient été compris des envois traînant encore sur la ligne et d’autres non partis de Russie et retrouvés un an après ! Dans la police et la prévôté, que de défaillances de ce genre ! Ne les a-t-on pas vues quelquefois de compte à demi presque, dans ces établissements de jeux et de grande noce infestant et infectant l’arrière des lignes, refusant et délivrant des autorisations suivant la maladresse ou l’habile générosité des requérants, approuvant complaisamment après chaque bataille les états de pertes et d’indemnités dressés par les marchands peu scrupuleux, et certifiant avoir refusé le permis d’évacuation afin d’éviter l’encombrement des routes de retraite. En automne 1906, un an après la fin des hostilités, cette affaire d’indemnités n’était pas liquidée, des mercantiles dressaient encore des listes de pertes, variant de 10 000 à 50 000 roubles, et trouvaient des agents prêts à certifier la légalité de leurs revendications. Les listes se faisaient naturellement d’autant plus nombreuses que la vente à cette époque chômait désastreusement. C’était là une compensation imprévue que tentèrent, même avec succès, des commerçants qui n’avaient jamais mis le pied dans les lignes !

Cette accessibilité au « pot-de-vin » chez beaucoup de Russes, pour répréhensible qu’elle nous paraisse, est explicable, j’allais dire excusable. Chez eux, le pot-de-vin, qu’ils désignent du terme plus élégant de « petit cadeau », n’excite pas, comme chez nous, la même répugnance ni le même sursaut de délicatesse effarouchée[7]. Prodigues, insouciants, volontiers épateurs et hantés de besoins coûteux, beaucoup de Russes n’ayant pas d’argent dépensent royalement quand même. Les « petits cadeaux » leur en fournissent le moyen. Aussi savoir en faire naître l’occasion n’est pas une action blâmable, au contraire ; c’est une preuve d’habileté, c’est le propre d’un esprit fort qui sait réussir, que l’on envie, si tout à fait on ne l’admire.



sur le soungari
Pont métallique de 1000 mètres. ― Modèle de tous les ponts de la voie transibérienne.


Mais il arrive parfois que ceux qui n’en reçoivent pas s’en offrent. Il faut bien vivre. En raison de ce principe : que la reconnaissance est un sentiment devant se monnayer et que tout service rendu exige de la reconnaissance, trop de gens, seuls juges de la valeur de leurs services, les apprécient à un degré où toute trace de modestie est absente.



sur le soungari
Cosaque chargé de la surveillance de l’entrée du pont. (Arrière, photographes !… mais on photographie quand même !)


Et c’est ainsi que caisses privées et caisses publiques subirent parfois en Extrême-Orient d’alarmants assauts. Ce n’est un secret pour personne et encore moins pour les Russes que la construction du transsibérien et la création de la vice-royauté d’Extrême-Orient coûtèrent de nombreux millions de roubles de plus qu’elles n’auraient dû coûter. Mais comment réagir contre la force inconsciente de l’habitude ? On crut un instant endiguer le courant. Une commission impériale s’étant rendu compte des fonds énormes déposés dans les succursales de la Banque russo-chinoise par des fonctionnaires et employés du gouvernement dont le traitement couvrait tout juste les frais d’existence, donna l’ordre, dit-on, de n’effectuer aucun remboursement au-dessus de 5 000 roubles sans que le propriétaire justifiât par des titres ou des pièces régulières de la provenance légale de son dépôt. Comme conséquence, beaucoup de fonds ne furent pas retirés, quelques déposants disparurent ou se suicidèrent.

Ainsi que nous l’avons constaté au début de ce chapitre, si les Russes ne firent aucun effort pour augmenter le mouvement et les bénéfices de la voie ferrée transmandchourienne, les Japonais, eux, s’y exercent avec activité ; ils emploient même des moyens énergiques et par trop coercitifs qui ne sont pas sans effaroucher et indisposer le Chinois. La batellerie fait une concurrence redoutable à leurs chemins de fer, aussi la réduiront-ils à l’impuissance. Déjà bateaux et bateliers sont soumis à certains droits. Sur le Liao-ho, sans parler du pont du chemin de fer de Hsinmintoun qui met toutes les jonques dans la nécessité de baisser leurs mâts et d’acquitter un droit de passage, d’autres ponts de bateaux encore barrent le fleuve, obligeant les barques à une attente parfois longue et chaque fois à un nouveau péage. Ces tracasseries, ces difficultés incitent à l’emploi de la voie ferrée, et quand les Chinois se seront rendu compte que ce mode de transport est réellement plus rapide que sous le régime russe et moins onéreux, ils en useront pour la plus grande partie de leurs céréales[8].



devant une gare du transmandchourien
Types de Mandchous, Mongols, Bouriates, Russes et Sibériens.


Les Japonais, escomptant de ce fait des convois rémunérateurs, se sont mis presque aussitôt après la paix à la reconstruction de la ligne détruite par les Russes, dans leur retraite vers le nord.



transsibérien


Par une ingénieuse disposition, ils ont suppléé à l’existence des nombreux ponts métalliques détruits et dont la reconstruction était un obstacle à la reprise immédiate du trafic. Rivières et torrents sont généralement à sec en automne et en hiver ; en conséquence, on a raccordé à la grande ligne principale des amorces provisoires courant parallèlement à chaque pont, à une certaine distance, sur le lit même du fleuve ; de cette façon, les travaux d’art ont pu se poursuivre sans hâte et le trafic de la ligne s’est vu avancé de six mois.

En même temps que le chemin de fer, l’émigration gagnait de proche en proche le nord, atteignait Kouang-tchan-tse, limite du territoire cédé par les Russes, s’emparait du petit commerce et de la petite industrie, inondait les régions traversées, prête aussi à se précipiter de l’autre côté de la barrière russe sitôt qu’elle serait officiellement ouverte. Elle le fut à la date du 15 septembre dernier et, ce même jour, 150 Nippons se glissèrent dans le camp opposé. Dans ce nombre, on ne compta pas moins de 100 femmes, la mousmé constituant l’élément le plus adroit et le plus sûr de toute avant-garde japonaise. Chaque jour qui suivit, l’exode se continua, et toujours avec des femmes, en proportion identique. Pour détourner l’attention de ce courant par trop régulier, la plupart des émigrants se déguisent en Chinois, même les mousmés ; ils réussissent ainsi à tromper la vigilance toujours assoupie du Russe, qui ne semble pas se douter du tout du flot qui le submerge. Les Chinois, plus avisés, ne s’y laissent pas prendre, parce que cette invasion mercantile est une menace de mort pour leur commerce, en même temps qu’une source de déboires et de tracasseries pour l’avenir. L’un d’eux me montra un long convoi de jeunes Chinois qui m’avait frappé déjà par un air de propreté étrange dans ce pays si sale ; avec plus d’attention et parce que j’étais prévenu, je reconnus en eux des Japonais et des Japonaises. Et ce convoi, chose étonnante, s’acheminait tranquillement dans la direction du camp russe.

Ne dédaignant pas la clientèle chinoise, les Japonais visent surtout la clientèle russe, de beaucoup la plus avantageuse ; leur subtilité s’ingénie à dissiper le reste de rancune qui peut subsister contre leurs récents succès. D’ailleurs, aussi indolent que confiant, le Russe, très bon enfant, tolère le voisinage du Japonais et se laisse facilement circonvenir par lui. Les mousmés surtout sont d’une aide précieuse en la circonstance, et tout le long du front russe, dans le camp même, on les voit se produire, se multiplier et gagner des points à leurs compatriotes en amusant par leurs façons mignardes ces bons gros Sibériens qui continuent à les considérer comme des êtres très intéressants, mais néanmoins d’une espèce particulière et inférieure. Or voilà, malheureusement pour le Russe, la cause de tout le mal passé et peut-être aussi celle du mal à venir. Malgré ses succès, malgré les preuves étonnantes de valeur qu’elle a données, ils ne veulent pas prendre au sérieux cette race japonaise. Leurs défaites, ils les attribuent moins à la supériorité du vainqueur qu’à la fatalité des circonstances. « Nous n’étions pas prêts, voilà tout », disent-ils.



arrestation d’un espion japonais à vladivostok


Les chefs ajoutent : « Nous étions mal secondés. » Mais les subordonnés à leur tour répliquent : « Nous étions mal commandés. » Puis les opinions de tous se rallient à cette affirmation : « Quand on a signé la paix, nous étions seulement prêts, c’est alors seulement que nous aurions fait de grandes choses ! » Cela est vrai peut-être, néanmoins il est permis d’en douter, surtout quand on voit à l’heure actuelle, sur les positions frontières, leur attitude insouciante et le peu de soin qu’ils prennent pour se défendre d’un adversaire entreprenant et dissimulé. Ces mercantiles de toute nature, tous ces colporteurs, toutes ces femmes ne sont que des agents de renseignements, que des espions, mais aussi des patriotes fanatiques qui travaillent pour la glorieuse cause du grand Japon.

Ils recommencent à faire dans le nord ce qu’ils faisaient plus bas, dans la région de Moukden, avant la guerre : étudiant le pays, étudiant les hommes, étudiant leurs chefs, relevant les tares de chacun, celles de tous les corps et de tous les services, s’acquérant des sympathies ou des aides parmi les mécontents, dressant enfin à l’avance un plan méthodique et sûr pour l’heure de la reprise de la lutte. Quand sonnera cette heure ? L’accord russo-japonais vient de la retarder. Mais les Japonais, secrètement, la désirent pour une époque plus ou moins lointaine[9] et les Russes la redoutent. C’est pour cela qu’ils hâtent l’achèvement des défenses de Vladivostok, qu’on découvrit tout à coup nulles au cours de la dernière guerre. C’est pour cela qu’il est question de doubler l’effectif des provinces maritimes et de les organiser en vice-royauté militaire. Mais que feront ces défenses, que pourront ces hommes, et d’autres avec eux, si l’essentiel manque encore ; si le Japonais ne trouve pas devant lui un adversaire possédant à un égal degré toutes les qualités et les audaces qui firent ses succès ?

C’est l’interrogation que je me posais en prenant congé, sur les lignes russes, d’un colonel de gardes-frontières.

— D’où venez-vous ? m’avait-il dit, quand je me présentai.

— De Moukden, mon colonel.

— Ah ! Eh bien, où en sont les Japonais avec leur chemin de fer ?

— À 10 kilomètres, mon colonel.

— Farceur ! À 10 kilomètres ? Ils sont à 150 kilomètres de là, à Ma-Maï-Kaï, entendez-vous ? Oh ! je suis bien renseigné !

— C’était peut-être vrai il y a huit jours, mon colonel. Mais depuis cette époque le trafic a été poussé d’un seul jet jusqu’ici.

— Depuis huit jours ? Pas possible ! Vous me l’apprenez !

C’était cependant le chef d’un corps de gardes-frontières qui me parlait ainsi !



  1. Depuis les premiers mois de 1907.
  2. 16 septembre 1905
  3. Loughans : lopins de terre, propriétés.
  4. La valeur du dollar en Chine et Mandchourie oscille entre 2f60 et 2f90.
  5. Pendant la guerre, en effet, les négociants et mercantiles sur les lieux gagnèrent des roubles par milliers ; on cite une maison de commission à Kharbine ayant réalisé plus de 2 millions de bénéfices. Toutes choses décuplaient de valeur. La bouteille de champagne atteignit à une certaine époque le prix insensé de 100 roubles ! Il s’en est bu, dit-on, plus de 80 000 caisses durant la campagne. La plupart vinrent de France. Néanmoins, 20000 caisses furent fabriquées en Allemagne, à Shanghaï voire même au Japon ! Les Japonais comptèrent parmi les gros fournisseurs d’alcool de l’armée russe et nombre de caisses de « vieil armagnac » avec double ou triple étoile et carte de France sur l’étiquette arrivèrent, après un léger détour, des distilleries de Tokio ou d’Osaka. Depuis la paix, cette importation a pris de l’essor et l’on trouve dans les provinces russes du cognac, du bordeaux et du bourgogne japonais ! La presque totalité de la bière est de provenance japonaise.
  6. Le journal de nombreux correspondants de guerre en fait foi.
  7. Loin de moi la pensée d’étendre cette appréciation et les suivantes à la généralité des sujets du tsar ; ce serait une calomnie. Observons que nous sommes en Mandchourie et non en Russie, et que c’est uniquement de cette société russe un peu spéciale que je parle.
  8. Trafic très important vers le port de Niou-Chang : galettes de haricots pour l’élevage du bétail, blé, céréales de toute nature. Mines de charbon.
  9. Vladivostok et le Soungari restent et resteront longtemps encore leur objectif. Sitôt après la signature du traité de paix, des espions japonais infestèrent à nouveau la place, sans parler d’innombrables mousmés. On arrêta plusieurs officiers transformés en barbiers chinois ou en coulies-terrassiers employés aux nouveaux travaux de fortification et de défense de Vladivostok.