Berger-Levrault (p. 364-394).

CHAPITRE XI

La page qui s’ouvre…


Le Japon centre du monde. — Lutte entre l’Amérique et le Japon pour la possession du Pacifique. — L’attitude des puissances européennes. — Le Soleil levant continue son ascension glorieuse. — Quels étonnements et quels désastres nous réserve l’avenir ?


À l’encontre des vainqueurs heureux et enfin satisfaits qui, le succès obtenu, se reposent parmi l’abondante moisson de leurs lauriers, les Japonais, point encore lassés ni point assez glorieux, continuent opiniâtrement leur tâche laborieuse et sans fin.

C’est que leur mission n’est point achevée.

Déçus dans leurs espérances d’une « paix honorable et avantageuse », ils ont vu, une fois encore, l’Occident se mettre en travers de leurs destinées.

Après la guerre de Chine, en 1895, ce fut l’Europe qui les déposséda du fruit de leurs victoires.

Au cours de la dernière guerre, c’est l’Amérique qui, amicalement, mais non moins « catégoriquement », les invite à signer une paix qu’ils jugent humiliante et désastreuse. Et derrière l’Amérique c’est l’Allemagne, c’est l’Angleterre leur alliée qui apparaissent ou se devinent. C’est tout l’Occident qui anéantit par jalousie ou par effroi l’entier bénéfice de leurs succès.

Aussi, de même que l’intervention néfaste de l’Europe en 1895 alluma chez eux cet esprit de rancune et ce violent désir de revanche qui aboutirent à l’échec des Russes et conséquemment à la défaite de la race blanche, de même le traité de Portsmouth, subi par la volonté de l’Occident, va stimuler et grandir leurs facultés, exalter leur patriotisme, doubler leur ardeur combative et leur prodigieuse activité.

Ainsi devenus riches et puissants, indépendants et redoutables, les menaces de l’Amérique et de l’Europe ne les intimideront ni ne les dévieront plus de leurs destinées glorieuses.

Enorgueilli, à juste titre, par ses succès inespérés autant que rapides, le peuple japonais croit en effet à son incontestable supériorité sur les autres races.

« Issu d’une famille de dieux, à lui seul peut et doit échoir la mission de conduire et de dominer les peuples ; d’ailleurs, naturellement, fatalement, ils viendront tous à lui, éblouis ou subjugués par le rayonnement de ses vertus ou l’ascendant de sa puissance. »

Journalistes, écrivains, orateurs l’ont répété pendant la guerre, lors de la griserie des succès ; ils le répètent encore : « On avait fait fi de nous, disent-ils, tant au point de vue politique, social, philosophique, religieux qu’au point de vue industriel, commercial, voire même militaire ; mais un revirement se produit dans la mentalité d’Occident et l’orgueilleuse Europe éprouve aujourd’hui le besoin d’étudier de très près, et pour en faire son profit, notre politique, notre sociologie, nos religions, notre armée. »

D’autres, plus enthousiastes, écrivent ou disent : « Les civilisations de tous les pays doivent se réunir au Japon, et le Japon, transformant ces civilisations par l’influence de sa religion propre, dotera le monde de la civilisation unique et vraie. De même que le soleil est le centre du ciel, le Japon est le centre de la terre habitée. Toute chose organisée a son centre ; il est donc impossible que la terre habitée n’ait pas le sien. Or ce centre ne saurait être autre que le Japon (sic). On ne peut en effet le placer dans l’Angleterre, baignée par un océan qui ne tient que le second rang parmi les mers et ne le ferait communiquer qu’avec les pays de civilisation européenne ; on ne peut le placer non plus dans l’Inde, à laquelle son isolement au sein du vieux monde interdit les vastes pensées, ni dans l’Amérique, trop divisée, trop morcelée, mais trop immense en même temps pour devenir un centre ; ni dans la Chine, trop massive et par cela même rebelle à la pénétration facile des idées.

« Le Japon au contraire, par sa position géographique, ses qualités climatériques, les tendances de son génie propre, doit être ce centre. Campé à la limite du monde oriental et du monde occidental, il domine les flots du premier océan du globe ; déroulant le chapelet de ses îles sur une longue étendue, il offre toutes les variétés de climats, toutes les ressources de cultures et un ensemble de paysages si riants qu’on l’a surnommé le jardin du monde. »

« Enfin, il s’est assimilé dans le passé la sagesse de l’Inde et, dans le présent, les progrès de l’Occident. Les trois objets qu’il vénéra (le miroir, le sabre et la perle précieuse) renferment en eux-mêmes comme un résumé de la religion, de la morale et de la science du monde (sic). C’est donc au Japon que revient le rôle d’unifier le monde, c’est donc le Japon qui est vraiment le centre de notre globe et qui nous apparaît clairement comme le point unique où toutes les civilisations viendront se fondre en une civilisation mondiale[1] ! »

Ce sont là des rêves éclos dans l’imagination d’écrivains qu’un enthousiasme délirant égare ; des propos d’orateurs que les vapeurs du sakay et l’exaltation patriotique des convives entraînent hors des limites de la sage raison. Néanmoins, ces divagations dithyrambiques, malgré leurs exagérations, donnent une idée exacte de l’orientation des esprits et de celui de la politique.

S’il n’est pas encore le centre du monde, le Japon est presque celui du Pacifique, dont il a résolu de faire son domaine, en dépit des ambitions mondiales qui déjà se le disputent. Il en tient les rives occidentales, par les Kouriles et Sakhaline, par la Mandchourie, la Corée, la Chine, son immense vassale, et par le Siam qui s’offre à lui. Si les possessions françaises d’Indo-Chine lui échappent, il s’y est ménagé et y entretient des sympathies qui, peut-être, éclateront un jour comme elles éclateront aux Indes, malgré le joug anglais qui les bride.

Sans relâche, incessamment, de ces îles débordantes de vie et d’activité, il essaime à la ronde des émigrants innombrables qui, peu à peu, lui donneront la suprématie et le commandement effectif sur toutes les rives du vaste océan.

C’est ainsi que les Philippines et les îles de la Sonde, certaines régions d’Australie, la Nouvelle-Zélande, les Hawaï, toutes les côtes occidentales des États-Unis menacent d’être submergées un jour par le flot sans cesse croissant de l’émigration japonaise. Les États canadiens eux-mêmes se voient dans l’obligation de prendre d’énergiques mesures pour s’en défendre[2].

L’infiltration suit toujours cette même progression fatale et inévitable : tout d’abord, des coolies, des miséreux, auxquels ne répugnent ni les plus rudes travaux ni les plus viles besognes. Ayant d’infimes besoins, ils se contentent d’infimes salaires. Mais souples, mais intelligents, mais travailleurs obstinés et courageux, ils se forment et s’instruisent aux dépens des blancs dont ils favorisent la paresse par une activité complaisante et parfois désintéressée.

Puis, un stage accompli dans ces fonctions humbles et basses, où patiemment et sans bruit ils se sont préparés à de plus avantageux travaux, on les voit s’élever tout à coup d’un degré dans l’échelle sociale.

Grâce au peu d’argent laborieusement amassé, ils accaparent le petit commerce et les petites industries, de coolies deviennent manœuvriers, se font artisans, évincent l’homme blanc dont ils prennent à meilleur compte la place, cédant la leur à de nouveaux Nippons, leurs frères, qui débarquent.

C’est ainsi que par bonds méthodiques et successifs une nouvelle société se forme au sein même de celle qu’elle envahit. Et cette société nouvelle garde son homogénéité, son entité propre, parce qu’elle resserre ses liens, se défend des influences ambiantes, vit refermée sur elle dans le conservatisme de ses mœurs, de sa langue et de son esprit, tout en restant en relations constantes avec la mère patrie par des lignes de navigation aussitôt organisées.

Cet attachement et cette fidélité inviolables à leur race, à leur pays et à leurs principes font à cette heure l’inquiétude des nations américaines qui avaient autrefois sollicité chez elles l’émigration japonaise. Confiant d’habitude aux émigrants tous les travaux pénibles auxquels le blanc ne peut, à leur avis, s’assujettir sans déchéance, ces nations considéraient le Japonais, entre tous les hommes de couleur, comme l’être offrant à l’employeur la totalité des conditions requises pour une exploitation avantageuse. Dans les plantations, dans les entreprises de défrichement, de terrassement et de construction, les Japonais excellèrent et s’acquirent la sympathie intéressée des Yankees.

Mais, du jour où ceux-ci s’aperçurent que les serfs voulaient devenir des égaux, et qu’au surplus cet élément japonais, « incorruptible et indéformable », ne pouvait s’américaniser à l’exemple des Européens échoués sur les terres d’Amérique, alors seulement ils comprirent le réel danger qui menaçait leur république.

C’est que non seulement les Japonais s’emparaient des industries du blanc et, par un salaire infime, le mettaient dans l’impossibilité de gagner sa vie ; mais encore, dans les possessions américaines où les Japonais par leur naissance avaient acquis le droit de citoyen, c’était dans un avenir prochain la mainmise sur l’administration et les fonctions publiques, en raison de leur nombre toujours croissant, et la transformation inévitable de terres américaines en colonies japonaises. C’est là ce qui se prépare aux Hawaï, où les Japonais, au nombre de 60 000, ont réduit à l’impuissance l’élément américain ; c’est ce qui menace toutes les îles et les rives américaines du Pacifique.

De là cette rancune et cette explosion de fureur subite qui se traduisirent par cet arrêté illégal d’expulsion des enfants japonais de toutes les écoles de Californie et par le bill rendu contre l’émigration japonaise. De là les soulèvements anti-japonais qui éclatèrent aussi en Colombie britannique, soulèvements plus graves et plus violents que ceux de Californie, mais qui furent étouffés par suite de la bonne entente des gouvernements intéressés : le Japon et l’Angleterre. Toutefois, l’effervescence dans les États canadiens de l’Est n’est pas calmée, et l’Angleterre, malgré la résistance qu’elle oppose aux exigences anti-japonaises qui se manifestent dans toute l’étendue des États canadiens, se verra tôt ou tard dans l’obligation d’y faire droit pour ne pas se créer de difficultés chez ses propres sujets.

Or cette inimitié soudaine déclarée à l’occasion des émigrants ne s’adresse point à eux seuls : c’est la nation japonaise tout entière qui devient l’objet de l’antipathie américaine.

À la suite des courants d’émigration allant jalonner tout le pourtour du Pacifique de colonies japonaises, des courants commerciaux se sont établis.

Tout d’abord à l’usage de leurs nationaux, les produits japonais, grâce à une propagande habile, se sont répandus et implantés alentour. Quand ils n’ont pas devancé sur les marchés les produits étrangers, ils les en écartent par une avantageuse concurrence. Les Nippons découvrent très vite le mode ou le truc qui battra d’une façon pratique le produit rival. Ni routiniers, ni traditionalistes, ils cherchent avant tout à plaire, et savent opérer rapidement les améliorations et les changements réclamés par la nature du pays, les mœurs de ses habitants ou leurs habitudes. S’adaptant ainsi à sa clientèle, au lieu de l’obliger d’adopter ses produits, le Japon a vu par cette méthode son essor industriel et commercial décupler en quelques années à peine.

Les succès de la dernière guerre ont grandi son prestige en Orient, et déjà, très habilement, il sait l’exploiter au profit de son commerce et de son industrie. Sa prospérité actuelle et son incroyable activité en sont la preuve irréfutable ; une fièvre sans précédant sévit sur le Japon économique.

Du sud au nord, des usines et des manufactures s’élèvent, de nouvelles compagnies se forment, les exploitations et les entreprises se multiplient, et ce n’est pas à moins de 750 millions de yens (près de 2 milliards de francs) que l’on évalue en 1906 l’extension des anciennes industries ou la création des nouvelles.

Devant cette rapide et gênante ascension, l’Amérique s’inquiète et s’irrite. Les marchés neufs d’Extrême-Orient, qu’elle considérait comme une source de fabuleux bénéfices, se ferment déjà pour elle. Partout où elle se présente, le Japon se trouve en travers de ses pas : en Sibérie, en Mandchourie, en Corée, en Chine, où le boycottage des marchandises américaines fait le profit du commerce japonais ; dans la plupart des archipels du Pacifique, aux Philippines et aux Hawaï, cependant terres américaines, et jusque dans l’Amérique du Sud, la « jeune Amérique » qu’elle gardait d’un soin jaloux et aux nombreux besoins de qui elle entendait seule subvenir.

Précédant ou suivant de très près la progressive expansion du pays, la flotte marchande japonaise l’aida et la favorisa puissamment.

En 1870, le Japon ne comptait encore que 30 vapeurs et 10 voiliers, déplaçant au total 18 000 tonnes. Mais, à partir de cette époque, sortant enfin résolument du sauvage isolement où il s’était condamné près de trois siècles, par haine de l’étranger, le Japon encouragea de tout son pouvoir les relations de son peuple avec le monde extérieur.

En 1880, à la suite d’une expédition sur Formose et de la répression de l’insurrection de Satsuma, qui obligèrent à l’achat de nombreux bateaux, pour le transport et le ravitaillement des troupes, la marine marchande comptait déjà près de 100 vapeurs et 50 voiliers.

Dans la décade qui suivit, deux compagnies maritimes puissantes se formèrent sous la protection officielle[3] et la flotte commerciale japonaise vers 1892 ne comptait pas moins de 600 vapeurs et 700 voiliers, soit un total près de 200 000 tonnes.

Après la guerre de Chine, elle s’accrut encore de toutes les unités affectées ou achetées par le gouvernement pour les besoins de la campagne, soit de 300 vapeurs, ce qui porta à près de 1 600 le chiffre de ces unités. En vingt-cinq années, le bond fut prodigieux. On crut en Europe à l’inutilisation et à la banqueroute certaines d’une semblable flotte.

Ces désastreuses prévisions furent déjouées par l’habileté ignorée des Nippons. En effet, toutes ces nombreuses unités trouvèrent leur emploi, car non seulement un cabotage sérieux et régulier fut installé dans les mers de Chine et du Japon, mais encore des services s’organisèrent sur l’Australie, l’Amérique et l’Europe.

Ce mouvement ne s’arrêta point. Parallèlement, des chantiers se construisaient dans le pays[4] et suffisaient à peine à subvenir aux besoins toujours croissants de sa flotte marchande. La guerre russo-japonaise advint, obligeant le gouvernement à des achats nouveaux, et les bâtiments restés en possession du Japon après le traité de paix, s’ajoutant à ceux qui avaient été pris, portèrent le tonnage de la marine marchande à plus de 1 200 000 tonneaux.

Chez tout autre peuple que les Japonais, ce développement exagéré serait une cause d’impuissance et d’insuccès ; mais chez eux il faut reconnaître et admirer l’unanimité et l’opiniâtreté dans la lutte, lorsqu’il s’agit de la gloire ou de l’intérêt de leur pays. De même que toutes les existences se sont généreusement offertes pendant la guerre pour le triomphe militaire du Japon, de même à cette heure toutes les énergies se tendent et se préparent pour son triomphe dans les luttes économiques qui se livrent entre les nations.

Sa flotte sera une arme puissante ; et pour trouver l’emploi de ses unités pour l’instant trop nombreuses, les entreprises se multiplient, les anciennes lignes de navigation s’allongent et s’étendent, d’autres se lancent dans des directions nouvelles, cherchant ou créant des débouchés à l’industrie et à l’activité nationales[5].

Entravée sur terre, combattue sur mer, l’Amérique, voyant de jour en jour ses rêves d’expansion compromis, ressent l’impérieux besoin d’étouffer ce jeune rival ; mais il est trop tard. L’aiglon a grandi en tranquillité et par sa propre faute ; son bec et ses ongles ont poussé ; la lutte avec un semblable adversaire serait pour l’heure une témérité.

Toutefois, la période des relations cordiales et des démonstrations sympathiques est à jamais éclipsée : on s’épie, on s’étudie, on se prépare. En dépit de ses intentions pacifiques envers le Japon et de son désir d’une cordiale entente, le président Roosevelt s’exprime ainsi dans son message : « Des mesures immédiates doivent être prises pour fortifier les Hawaï : c’est le point le plus important à défendre dans le Pacifique, pour sauvegarder les intérêts de notre pays. »

Or, ces mesures sont déterminées par l’attitude du Japon, qui guette ces îles commandant le débouché du futur canal de Panama.

Ni l’un ni l’autre des deux adversaires ne paraissent désirer une lutte immédiate, mais tous les deux l’envisagent dans un avenir prochain, car trop d’intérêts puissants dressent face à face leurs ambitions rivales. La durée de l’alliance anglo-japonaise semble en marquer le terme le plus voisin, à moins que d’ici-là, sous la surgie imprévue d’événements nouveaux, les contractants, lésés dans leurs intérêts ou dupés dans leurs espérances, ne rompent ce pacte violemment ou d’un commun accord. Toutes les éventualités sont à prévoir quand on se remémore les causes réelles d’où naquit cette alliance.

L’Angleterre, pour asseoir sa politique en Extrême-Orient et se débarrasser du Russe, lui jeta dans les jambes le Japonais. Tel est le fait brutal. Mais il advient que le Japonais, « trop vainqueur » au goût de l’Angleterre et point tant « endolori » qu’elle l’eût désiré, l’embarrasse à son tour sans même avoir servi complètement ses secrets desseins. Les avantages qu’elle retire de cette alliance ne sont pas aussi grands que ceux qu’elle avait escomptés. Par cet appui moral accordé à son allié, celui-ci tient tête orgueilleusement aux grandes puissances, traite de pair avec l’Amérique, se rit des fureurs de l’Allemagne, empiète sur l’influence de l’Angleterre même et piétine ses intérêts, puisque sa marine marchande devance ou bat la sienne sur le Pacifique et que son commerce concurrence et expulse le sien des marchés d’Extrême-Orient.

Au surplus, l’influence russe, dont l’Angleterre avait décrété la ruine en Asie, n’est point encore abattue. L’abandon de la Mandchourie méridionale par les Russes, à la suite de leurs défaites, n’implique nullement l’effondrement de leur politique d’expansion en Extrême-Orient.

Les clauses si heureuses et vraiment inattendues du traité de Portsmouth en sont une preuve. L’adroite diplomatie russe a su se dégager sans grands dommages d’un très mauvais pas et, dans un avenir prochain, avec cette habileté merveilleuse qui lui valut jadis d’aussi rapides progrès d’influence en Asie, elle saura par des compensations nouvelles réparer en partie les déboires d’une lutte malheureuse.

En Mandchourie septentrionale et en Mongolie, les Russes, point tant affaiblis qu’on se l’imaginait tout d’abord, se sont remis à l’œuvre. Port-Arthur et Moukden, à tout prendre, ne sont à leurs yeux qu’une désagréable aventure qui leur a coûté beaucoup d’hommes et beaucoup d’argent, deux plaies qui toutefois ne sont pas mortelles.

Mais ils n’ont perdu ni leur patience, ni leur ténacité, ni cette foi invincible dans le succès final, qui fait que jamais l’on ne s’abat ni ne désespère. Pas plus que leur pénétration ne s’est vue compromise en Asie centrale, leur influence en Mongolie ne s’est amoindrie. Un moment hypnotisés par la « mer sans glace », ils se sont lancés dans l’aventure du transmandchourien ; ils reviennent maintenant à leur conception première : le transmongolien, qu’ils n’auraient pas dû subordonner à la précédente.

Celle-ci est en effet leur seule vraie et sûre liaison avec l’empire chinois ; au surplus, cette voie est à eux en fait. Au début de la guerre n’avaient-ils pas poussé jusque sous les murs de Kalgan, à 200 kilomètres au nord de Pékin, une garnison sibérienne.

Devant les protestations internationales, les soldats s’éloignèrent (ou changèrent de costume), mais la voie mongolienne n’en resta pas moins jalonnée par des détachements relayant les courriers cosaques et protégeant les nombreuses caravanes s’acheminant vers Ourga. Pendant la guerre, lorsque la voie directe de Pékin à Moukden fut coupée, un trafic énorme s’établit sur la route mongolienne.

Me trouvant à Kalgan, je fus étonné de son importance. La ville n’était qu’un vaste entrepôt. Je vis là des approvisionnements considérables et un mouvement auquel j’étais loin de m’attendre. Je constatai aussi avec un semblable étonnement que la cité chinoise elle-même, son industrie, son commerce, étaient russifiés déjà de longue date. Au surplus, s’adossait aux murs nord-est de la cité, la concession russe très étendue déjà et qui croissait d’heure en heure en fièvre et en importance dans cette époque critique.

Donc, l’expansion russe arrêtée subitement vers l’est peut se continuer et se continuera vers la Mongolie centrale et le Thibet, à la grande inquiétude de l’Angleterre. Les négociations engagées avec la Chine le prouvent surabondamment. Leurs prétentions ne sont pas celles d’un peuple vaincu ou découragé. Ils ne veulent pas admettre que les Chinois fassent état de la récente guerre pour les frustrer d’anciennes prérogatives ou leur en refuser de nouvelles. Bien plus, ce sont des compensations qu’ils réclament. Le Waï-Oou-Pou se récrie, refuse, ne veut pas comprendre. Les Russes s’obstinent, rusent, atermoient, attendent ; aussi les conférences et les pourparlers indéfiniment se prolongent. Les Chinois protestent, perdent patience et finalement sont battus, eux les maîtres cependant en cet art de politique à long terme, prudente, cauteleuse, déconcertante. Tout avantage obtenu de la Chine par les Japonais détermine de la part de la Russie une demande parallèle. Dans l’obligation de satisfaire les uns, la Chine n’ose refuser aux autres tout à fait. Les craignant tous les deux, elle les ménage, se morfond en un difficile équilibre, dans l’espoir secret de s’appuyer, le cas échéant, sur l’un des deux adversaires pour se défendre des menées trop ambitieuses de l’autre. Ayant accueilli les Japonais comme des libérateurs, elle voit en eux de nouveaux maîtres dont les exigences ne peuvent être tempérées que par le spectre habilement agité des anciens. Encore doit-elle l’agiter avec modération ; contrairement à certaines puissances d’Occident, elle ne peut même pas désirer, comme dérivatif à ses craintes, une nouvelle cause de conflit entre les deux adversaires, puisque aussi bien c’est elle et son peuple qui en feraient les frais une fois encore. La Mandchourie a besoin de repos ; les adversaires aussi ne paraissent pas vouloir pour l’instant recommencer l’aventure. La Russie, bien que désireuse de prendre contre le Jaune la revanche de son humiliation, ne le peut à cette heure ; l’état intérieur du pays le lui défend. Quant au Japon, essoufflé par l’effort, il a mieux à faire que de gaspiller en cartouches et en shrapnels les ressources échappées à la tourmente. Le développement économique du pays importe plus que la continuation même heureuse des opérations. D’ailleurs sa conquête, non moins effectivement, se poursuit, bien que pacifique et inavouée. Fidèles observateurs des clauses du traité, les Russes ont évacué les territoires chinois de Mandchourie, mais les Japonais ont franchi le Soungari sur les talons mêmes des Russes.

Non pas des soldats du mikado, mais des hordes bien autrement redoutables, des mercantiles, des espions et des femmes qui s’infiltrent, s’agrippent au sol et finalement s’en emparent. Kharbine, le nœud du transmandchourien, le cœur militaire de cette puissante et superbe vice-royauté d’Extrême-Orient aujourd’hui abattue, cette ville jadis si bruyante où les Russes engloutirent tant de millions de roubles pour réussir à n’en faire qu’un immense pandémonium, affreux, inconfortable et malpropre ; Kharbine évacuée par eux sera bientôt ville japonaise.

Non contents de cette mainmise occulte sur les territoires mandchous, les Nippons s’insinuent dans les provinces mongoles. Bien plus, le gouvernement du mikado a su capter la confiance de quelques chefs de tribus, et ceux-ci, bien reçus à Tokio, sont revenus dans leur pays imbus des idées de rénovation et de l’esprit de panmongolisme japonais. Devenus subitement les apôtres fervents de la conversion des peuplades mongoles à l’instruction et à la civilisation, ils ont présenté à l’examen de l’empereur et de l’impératrice de Chine un projet de réformes destiné à tirer leurs sujets de leur ignorance et de leur torpeur. Ce projet traite de la fondation des écoles, de la création d’une armée régulière, de l’exploitation des richesses minières, de l’élevage et d’un système de gouvernement et d’administration nouveau. Et naturellement, dans ce multiple enseignement, les Japonais seraient les conseillers, les professeurs et les… bénéficiaires !

Mais, dans l’orientation de cette politique ambitieuse, le Japon ne fait-il pas fond trop imprudemment sur la ruine prématurée de l’influence russe en Extrême-Orient ? Bien que les Russes, par la gravité de leur situation intérieure, soient empêchés de toute action offensive, souffriront-ils cette nouvelle atteinte à leur prestige ?

Du Liao-Toung et de la Mandchourie méridionale, provinces spoliées par eux jadis, ils acceptent avec résignation la perte, puisqu’ils reconnaissent maintenant que leur occupation était une faute. Mais les provinces de l’Amour, mais la Mongolie sont des territoires d’influence russe et depuis plus d’un demi-siècle l’ours du Nord en a fait ses domaines. Il les défendra, car ses dents et ses griffes ne sont qu’émoussées.

Russes, Américains, Anglais, Allemands ! dans sa conquête de l’Extrême-Orient et du Pacifique, le Japon heurte des rivaux puissants, ruine des intérêts et des espérances, amasse sur sa route des inimitiés et des haines. Devant cet orage formidable qui se prépare, il semblerait qu’il dût s’effrayer et reconnaître enfin l’inconcevable et périlleuse présomption de sa politique. L’Europe aurait désiré le voir humble, satisfait, étonné lui-même après la guerre, se repliant sur soi, se faisant tout petit pour obtenir le pardon de ses victoires. Mais telle n’a pas été et telle ne sera pas son attitude. « Le Japon veut être grand dans la paix comme il l’a été dans la guerre. » Et il le sera, en dépit des écueils qu’il trouvera devant ses pas. Dans les vastes contrées où se poursuivent ses audacieux desseins, il ressemble au nautonier imprudemment aventuré sur une mer dangereuse, semée de mines et de torpilles. Mais habilement, prudemment, écartant et déjouant les pièges et les embûches[6], comme sa flotte esquiva les mines russes pendant la guerre, il saura atteindre au port sans désastre prématuré.

C’est qu’autour de ses intérêts propres d’autres intérêts s’agitent et se disputent. Bien qu’une haine commune dresse contre lui tant de rivaux, il ne les craint pas, sachant que des haines particulières les divisent. Il sait qu’une action de tous contre lui est impossible, car il lui sera facile, le moment venu, de désintéresser l’un des adversaires.

De même que l’Angleterre en 1903 sortit de son « splendide isolement », à l’étonnement de tous, pour se jeter dans ses bras, de même, au cas d’une rupture avec elle, une puissance rivale se prendra tout à coup d’affection pour lui, et celle-ci, en cherchant ses intérêts propres, servira surtout ceux du Japon jusqu’au jour où, certain de sa force, il répudiera cette amitié trop intéressée et se dressera, dominateur et agressif, partout où flottera son drapeau.

Le Soleil levant a surgi des confins de l’Orient dans une apothéose de gloire ensanglantée, sa course n’est pas achevée…, elle commence ; — quels étonnements ou quels désastres nous promet-elle encore ?



  1. Mélanges japonais, avril 1905. Extraits des revues et journaux japonais, par C. Lemoine. Cette intéressante revue, rédigée par un groupe de Français distingués résidant au Japon depuis de longues années et particulièrement orientés vers l’étude de l’histoire et de l’évolution de ce pays, doit être consultée par tous les lecteurs s’intéressant d’une façon sérieuse aux questions japonaises. Tokio, librairie Sansaisha ; Paris, librairie Victorion. 4, rue Dupuytren.
  2. Pour se faire une idée très exacte de la force irrésistible de l’émigration japonaise, lire les articles très documentés de Louis Aubert, dans la Revue de Paris, sur « La maîtrise du Pacifique » (nos des 1er et 15 février 1907) et la remarquable étude de R. Gonnard sur « Les Japonais en Nouvelle-Zélande » (Revue politique et parlementaire du 10 mai 1907). Cette colonie britannique d’Australie, pour arrêter les courants d’émigration menaçant d’étouffer à bref délai ses sujets, s’est vue dans l’obligation d’édicter en 1899 une loi draconienne.

    Tout navire ne peut débarquer qu’un immigrant jaune pour 200 tonnes de jauge, c’est-à-dire une quinzaine par cargo moyen. Encore faut-il que ceux-ci sachent parler et écrire l’anglais, et puissent disposer d’un capital d’au moins 2 500 francs.

    Les Japonais protestent contre ces mesures sévères. Que fera Édouard VII ? Trahira-t-il ses alliés ou ses sujets australiens ?

  3. 1° Nippon Yusen Kaisha. Cette compagnie a été et reste encore la plus importante du Japon ; elle ne compte pas moins à l’heure actuelle de dix lignes transocéaniques et relie au Japon tous les continents ;
    2° Osaka Shosen Kaisha.
  4. En 1870, les chantiers japonais avaient lancé seulement 2 vapeurs déplaçant ensemble 60 tonnes.
    En 1900, leur production était de 40 000 tonnes. À cette heure, ils sont capables d’entreprendre la construction de vapeurs de 10 000 à 15 000 tonnes de déplacement. Il n’y a pas moins de 178 chantiers privés et de 18 cales sèches dans le Japon de 1907.
  5. Leur activité inventive est allée jusqu’à organiser sur certains bateaux des « expositions flottantes » destinées à vulgariser sur les rivages de tous les continents les produits naturels et manufacturés du Japon. Le principe de « l’exposition des produits » de la métropole est très en faveur chez les Japonais. Partout où ils passent, ils exposent. En Chine, en Corée et en Mandchourie surtout, toutes les villes occupées par eux ont leur exposition permanente. C’est là de l’intelligente réclame.
  6. L’accord russo-japonais du 30 juillet et l’accord franco-japonais du 10 juin 1907, dont il ne faut pas s’exagérer outre mesure la portée, indiquent nettement le sens de cette politique adroite. Les bulletins du comité de l’Asie française (août et septembre 1907) donnent le texte en même temps que la discussion très approfondie de ces accords. Par l’accord russe, le Japon s’offre une trêve pour le règlement définitif de la question mandchourienne et consolide pour l’instant sa situation diplomatique dans le monde européen. Par l’accord français, il s’acquiert des sympathies qui l’aideront dans bien des cas et un crédit sur notre marché qui l’aidera plus encore. Est-ce à dire que nous n’obtenions rien en échange ? si fait. Mais ces avantages que notre diplomatie s’est efforcée de nous procurer, est-ce que nos nationaux, notre industrie et notre commerce sauront les exploiter avec profit ?