Poésies complètes
Lemerre (2p. 95-101).

PETIT-JEAN


À soixante ans passés, Jean marche d’un pas ferme.
Jean, depuis cinquante ans, sert dans la même ferme ;
Quand il y yint berger, à l’âge de dix ans,
Il était si chétif dans ses habits trop grands
Que le fermier d’alors, gros homme débonnaire,
Qui tutoyait ses gens d’une voix de tonnerre
Et s’en allait coucher quand sa femme parlait,
Accueillant d’un gros rire un si mince valet,
L’appela Petit-Jean et tous les domestiques
— Ô moutons de Panurge ! ô courtisans rustiques ! —
À l’exemple du maître au jeu s’encourageant
L’ont toujours depuis lors appelé Petit-Jean.

     Le pauvre adolescent, à mine rabougrie,
Justifia longtemps cette plaisanterie.

Au tirage, si bien que le sergent s’y prit,
Il ne put lui trouver la taille d’un conscrit.
Jean, faisant une mine effarée et matoise
Aux géants qui riaient de le voir sous la toise,
Bien moqué, bien content, tendant le dos au vent,
Demeura Petit-Jean comme il était devant.

Petit-Jean était né dans le fond d’un village
Humide, sur le bord d’une lande sauvage.
Son père, qui faisait un peu tous les états,
Chômait souvent d’ouvrage et s’en plaignait tout bas ;
Sa mère s’obstinait au métier de nourrice ;
Elle avait six enfants et quatre de l’hospice.
Tout cela, sous le chaume à grand peine abrité,
Grouillait dans la misère et la malpropreté.
C’était, sans contredit, une race robuste,
Il n’en mourait aucun, mais ils vivaient tout juste.
En ce lieu misérable on avait toulours faim :
Quand les enfants voyaient une tourte de pain,
Avec des cris de joie elle était accueillie.
On vivait de gruau, d’avoine et de bouillie
De sarrasin ; la part était faite à chacun
Et celui qui rentrait trop tard dormait à jeûn.
Quand les enfants voyaient la bruyère allumée,
Ils tendaient en riant leur nez vers la fumée.


Ils sautaient et claquaient des dents autour du feu ;
Sitôt que dans le pot l’eau frémissait un peu
Ils s’écriaient en chœur que la soupe était cuite.
On se battait toujours pour gratter la marmite.
Aussi, que de fruits verts, de mûres de buissons,
De noisettes, cueillaient garcettes et garçons !
Les airelles des bois, les merises sauvages
Tatouaient en été leurs mains et leurs visages.
Pieds nus, crotté, troué, morveux, inassouvi,
Quand Petit-Jean quitta sa mère, il fut ravi.
L’estomac taquinait le cœur du pauvre diable.
À la ferme, ô miracle ! on se mettait à table ;
On mangeait son content de soupe de gros lait
Et l’on recommençait au pain tant qu’on voulait,
C’était un rève ! Jean, la bouche toujours pleine,
Se crut en Paradis la première semaine.
Pauvre Jean l’affamé ! Quel paradis mignon !
La maîtresse était rogue et le maître grognon,
Le chien sournois, le pain moisi, le fricot rare,
Le cidre aigre et versé par une main avare,
Mais Jean trouvait la chère exquise. Il avait faim.

     Comme un arbre élevé dans un mauvais terrain,
Planté dans une terre un tant soit peu meilleure,
Cherche d’abord sa voie et, dès la première heure,


De fraîcheur et d’humus se grise étourdiment,
Prend lentement racine et languit un moment,
Puis, quand il est bienfait à son nouveau régime,
Sent par degrés la sève arriver à sa cime
Et devient le plus beau des arbres du verger,
Ainsi notre chétif et malingre berger,
Qui jusqu’après vingt ans avait l’air d’un arbuste,
Tout d’un coup devint grand, fort, gaillard et robuste.
— À vingt-cinq ans, disait l’autre jour un ancien,
C’était un rude gars qui n’avait peur de rien.
— Un gentil gars, contait en secouant l’oreille,
L’autre dimanche soir, une petite vieille.

     Tout dans l’ancienne ferme a changé depuis lors.
Les fermiers ont vieilli doucement, puis sont morts ;
Les sillons ont été remplacés par les planches ;
On a renouvelé les lames et les manches
Des vieux outils ; tout use et tout change à son tour ;
Les bœufs sont à l’engrais, les chevaux au labour,
La plante fourragère a chassé la jachère,
Le travail diminue et la main-d’œuvre est chère,
Le maître est résigné, le valet exigeant.
Tout a changé de face, excepté Petit-Jean.

     Petit-Jean, qui comprend la dignité rustique,


Croit honorer son maître en restant domestique.
Il a servi le père, il sert le fils aîné,
Le maître d’aujourd’hui ; ce fils n’était pas né
Quand Jean vint à la ferme ; aussi le nouveau maître
Traite en vieux précepteur l’homme qui l’a vu naître.
Il se souvient encor, qu’étant petit garçon,
Petit-Jean lui chanta sa première chanson
Et que sa main calleuse, endurcie au service,
Guida dans les guérets le laboureur novice ;
À table, aux champs, au banc de l’église, partout,
Après le maître Jean prend sa place au haut bout ;
Sa cuiller dans le plat se plonge la seconde ;
Il boit le second coup quand on verse à la ronde ;
Jean a son franc-parler et ne se gêne pas
Pour conseiller tout haut et critiquer tout bas.
Il aimait le progrès, dit-on, dans sa jeunesse,
On l’entendait grogner et maugréer sans cesse
Contre les préjugés des maîtres routiniers
Qui laissent s’échauffer le blé dans leurs greniers,
Fument peu, hersent mal et labourent à peine,
Mesurent le pain dur à leur monde affamé
Et veulent récolter ce qu’ils n’ont point semé.
Peu s’en faut qu’il ne prèche à la fin de sa vie
La routine qu’il a si longtemps poursuivie ;
C’est qu’avec la routine, oubliée aujourd’hui,


Un fantôme charmant se dresse devant lui,
Le spectre inoublié de sa douce jeunesse
Et, les voyant ensemble, il les confond sans cesse.
Le maître laisse dire et d’un signe indulgent
Semble même parfois approuver Petit-Jean.

     Les vieux ainient toujours à faire un peu l’école.

L’autre jour, c’était fête au comice agricole
Et monsieur le Préfet donnait à Petit-Jean,
Confus de tant d’honneur, la médaille d’argent.
On y lit, imprimé par les soins du comice
Jean, cinquant ans de bon et fidèle service.
C’est à peine si Jean se montre satisfait ;
Il dit en grommelant tout bas qu’il n’a rien fait
Qui mérite qu’on frappe à son nom des médailles ;
La vieillesse et l’honneur qu’on affiche aux murailles
Et que l’on enguirlande en battant les tambours
Ne sont point, suivant lui, des bêtes de concours ;
Les charlatans sont seuls fiers quand on les imprime
Et c’est aux vaniteux qu’on doit donner la prime,
Mais, quand il croit n’avoir personne auprès de lui,
Il ouvre avec respect le bienheureux étui ;
Il sourit à son nom d’une manière étrange ;
Il admire, il épèle, on dirait qu’il le mange.


Le maître, en tapinois, rit d’avoir dénoncé
Le serviteur qu’on a si bien récompensé
Et prend sa part de gloire, en faisant le sceptique,
Dans la fidélité de son vieux domestique.

     Quand le vieux Jean mourra, maître et valets en deuil
Iront au cimetière escorter son cercueil ;
Ce sera pour le maître un chagin véritable,
Puis toute la maison viendra se mettre à table
Et chacun coupera son pain tout en songeant ;
Personne ne prendra la place du vieux Jean,
Le voisin, regardant son verre d’un air sombre,
Reculera de peur de coudoyer une ombre,
Puis petit à petit la gaieté reviendra
Et, Petit-Jean n’étant qu’un homme, on l’oubliera ;
Mais ses réflexions, ses mots et ses histoires
Longtemps des laboureurs hanteront les mémoires.
Certains répéteront au moins dix fois par an :
« Comme disait défunt ce pauvre Petit-Jean… »

(1866).