Marie (Le Vavasseur)

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Poésies complètes
Lemerre (2p. 116-123).


MARIE


Marie a dix-huit ans du mois de Février.

     Son linge est dans l’armoire, on peut la marier,
Avant l’août, si l’on veut. C’est un beau brin de fille,
Un peu haute à la main, brune. C’est de famille.

     Ses gens vont devant eux au sentier de l’honneur
Sans un nuage au front, sans un brouillard au cœur.
Leurs ancêtres, rompus à la besogne austère,
D’aïeul en petit-fils ont labouré la terre.
Résignés, courageux à souffrir, courageux
À mourir, routiniers, illettrés, ombrageux,
Obstinés par devoir à suivre leur ornière,
Ces bonnes gens étaient nobles à leur manière


Et, plus fiers de leur nom tout nu que d’un blason,
Gardaient la vanité de leur pauvre maison.

     Ils transmettaient leurs biens aux aînés des familles,
Faisaient chère aux garçons et dédaignaient les filles ;
Ils prenaient toutefois le soin particulier
De s’en débarrasser sans les mésallier,
Aimaient à les doter à la mode normande,
D’un bouquet, accueillaient volontiers la demande
Que leur faisaient parfois les jeunes héritiers,
Mais il fallait d’abord prouver trente quartiers
De probité ; jamais ici de défaillances,
La famille est sans tache et dans ses alliances
Elle a fait constamment passer jusqu’à ce jour
L’honneur avant l’argent et même avant l’amour.

     Mais on a beau fermer sa porte et sa fenêtre,
Le vent qui vient du siècle est subtil ; il pénètre
Dans les murs à travers les joints qu’il désunit.
Il émiette l’argile et ronge le granit.
Les parents de Marie ont vu dans leur chaumière
Se glisser je ne sais quel filet de lumière.
Éblouis, ils ont fait une concession
Au soleil, ils ont mis leur fille en pension
À la ville, où la jeune et naïve Marie

Épela la grammaire et la coquetterie.
Elle a perdu (c’était bien facile à prévoir)
L’habitude, le goût et l’accent du terroir.
Elle a bonne façon, mais les gens qu’elle hante
Trouvent qu’elle est trop propre et surtout trop savante.
Mademoiselle fait des mines ! Et, quel ton !
N’a-t-elle pas laissé le bonnet de coton,
Ce casque, sous lequel sa servante et sa mère
Conservent leurs chignons une semaine entière !
Un peigne à grandes dents mord dans ses cheveux noirs
Peignés tous les matins et roulés tous les soirs.
Ô la coquette fille ! Elle a, chaque dimanche,
De petits rubans bleus à sa cornette blanche ;
Des effilés mignons flottent au bout des nœuds.
— Des rubans bleus, commère ? — Eh, oui, des rubans bleus !
— Cette Marie est folle et mourra sur la paille.
— Commère, et ce corset qui s’ajuste à la taille !

     Ô temps ! ô mœurs ! où sont ces hauts bonnets normands
Que sur leurs fiers chignons portaient nos grand’mamans,
Navires pavoisés de dentelle et de toile
Où chaque barbe ailée avait l’air d’une voile,
De sorte que la femme, à la messe arrivant,
Semblait une frégate errant au gré du vent ?


Où sont ces casaquins, de couleur crue.et franche,
Ces tabliers, noués bien plus haut que la hanche,
Cette bavette droite, au tissu rude et fort,
Où la vertu dormait ainsi que dans un fort ?
Nos grand’mères, priant sans y chercher finesse,
Disaient leur chapelet tout le long de la messe
Et puis le remettaient dans leur poche en sortant.
Peut-être vaut-il mieux savoir lire… pourtant,
Ce livre que l’on porte à la main, le dimanche,
Faut-il absolument qu’il soit doré sur tranche ?

     La langue ainsi s’exerce en propos différents.

     Les moins scandalisés de tous sont les parents.

     Ils ont.leur jugement en estime trop haut
Pour s’avouer tout haut qu’ils ont.fait une faute.
Quant aux méchants discours des jaloux, Dieu merci,
Ce sont menus caquets dont ils n’ont point souci.
Ces vilains petits coups de langue envenimée
N’égratigneront pas leur vieille renommée ;
Ils ont foi dans leur fille et pensent justement
Que l’honneur est au cœur et pas au vêtement.
La mère suit des yeux son enfant qui s’habille
Et le père ébloui se mire dans sa fille.

Ils pensent qu’elle fait tous ces frais-là pour eux.

Pour qui donc ? Qui le sait ? Elle a son amoureux,
Mais il se pourrait bien que la douce Marie
Fût coquette par goût de la coquetterie.
La reine de beauté du village normand,
Comme la Belle au bois a son prince Charmant,
Mais est-ce bien celui que les jeunes élèves
De la ville voyaient autrefois dans leurs rêves ?
Jean se conduit, dit-on, comme un saint ; il parait
Qu’on ne le voit jamais entrer au cabaret ;
Il fauche sans reproche, il laboure à merveille
Et tient le lendemain ce qu’il promit la veille,
Sa famille est sans tache, il est notre cousin.
Son héritage est bien au soleil et voisin
Du nôtre ; l’on pourrait, en les couchant en herbe,
Faire avec nos deux champs un herbage superbe.

     Les parents ne sont pas sans songer à cela.

Et lui ?

Et lui ?C’est notre ami d’enfance. En ce temps-là
Nous partagions ennuis, terreurs et gaietés folles.
Nous allions tous les deux aux petites écoles ;

Habitants d’un hameau solitaire et lointain,
Avec nos deux paniers nous partions le matin ;
Nous déjeunions de l’un et nous goûtions de l’autre,
Ce n’était ni le tien, ni le mien, mais le nôtre ;
Nous nous disions : Cousin, cousine… au fond du cœur
Nous aimions mieux cela que d’être frère et sœur.

     C’était amitié pure et camaraderie,
Marie allait à Jean, Jean protégeait Marie
Et leurs bons petits cœurs battaient à l’unisson
Sans savoir s’ils étaient de fille ou de garçon.

     Mais quand la Marion qui sortit de chez elle
Paysanne, revint au hameau demoiselle,
Le pauvre Jean fut pris d’un éblouissement.
L’amour a réveillé l’amitié ; mais comment
Chez les amis d’hier pourra-t-il sans offense
Renouer le chaînon des privautés d’enfance !
L’un espère un peu trop, l’autre des jours passés
Ne se souvient, hélas ! peut-être pas assez.
L’esprit de Jean rayonne et son cœur a des ailes
Mais il fait gauchement la cour aux demoiselles.
Il sent au fond du cœur qu’il est aisé d’aimer,
Mais il ne trouve pas de mots pour l’exprimer.
Parfois il s’évertue à polir son langage,


Mais sa langue s’accroche au patois du village.
Pauvre Jean ! Toutefois, s’il se croit malheureux,
C’est d’être si timide et non d’êtrè amoureux.

     Jean vient chaque Dimanche, à la mode normande,
Voir Marie. On attend qu’il fasse sa demande ;
Le père en Petit-Jean voit un gendre assuré,
La mère l’encourage et le trouve à son gré ;
Ils ne songent pas même à consulter leur fille
Et considèrent Jean comme de la famille.

Marie au fond du cœur sent de rudes combats.
L’amitié parle un peu… mais tout bas, mais tout bas !
C’est celle d’autrefois, douce au cœur, mais la flamme
Qui réchauffait l’enfant semble tiède à la femme.

— Pauvre Jean ! se dit-elle, il m’aime sans façon
Comme un loyal jeune homme et comme un bon garçon,
Un cœur fort, calme et doux doit battre sous sa blouse…
Sa blouse !… faut-il donc aussi que je l’épouse ?
Ah ! ces gens de campagne ont des entêtements !
Ils aiment leur pain bis et leurs vieux vêtements.
Le pain bis… Pauvre Jean ! e crois qu’il mord à même !
Ah ! je voudrais pourtant l’aimer autant qu’il m’aime,
Mais je sens, quand je veux répondre à son amour,


S’exhaler entre nous un parfum de labour.
Sa tendresse nouvelle est la sœur de l’ancienne
Et, quand il prend ma main, je sens trembler la sienne,
Mais ses doigts sont calleux… laboureurs inhumains,
Ne peut-on travailler sans se salir les mains ?
Pauvre Jean !… près de moi sa voix est tout émue
Et parfois il me dit un mot qui me remue…
Ah ! s’il parlait français, nous nous entendrions…
Voudra-t-il m’écouter si nous nous marions ?
L’autre jour, il me dit au bout de la prairie :
— Peux-tu m’aimer un brin, ma cousine Marie ?
II était, en disant cela, comme ébloui.
S’il avait dit : un peu, j’allais répondre : Oui..
Il ajouta, n’osant me regarder en face :
— Te souviens-tu du temps où nous allions en classe ?
 
Je m’en souviens un brin, mais ce n’est pas assez.


Marie a réfléchi. Deux mois se sont passés.
À force de souffler sur les cendres, la femme
A-t-elle rallumé cette petite flamme
Qui dormait au foyer des amours oubliés ?

— Sans doute.

— Sans doute.   En attendant, les bans sont publiés.