Le Cabaret de la Pomme-d’Or

Poésies complètes
Lemerre (2p. 79-86).


LE CABARET DE LA POMME-D’OR


Novembre va finir et les Avents sont proches.
Les frileux sous le porche ont les mains dans leurs poches,
Leurs dents claquent.
Leurs dents claquent.Enfin, la Messe est dite. On part.

Bonjour, Cousin. — Bonjour, Rose. — Et de votre part ?
Pendant que le cousin répond à la demande
On se choque trois fois la joue, à la Normande,
Et c’est tout. La cousine (une langue pourtant !)
Trouve qu’il fait trop froid pour causer en sortant
De la messe ; elle fait son marché du Dimanche
Vite et tôt et s’en va, le panier sur la hanche,
Tout en faisant claquer ses sabots ; le cousin
En soufflant dans ses doigts court après son voisin.
Les marchands ont eu peur d’étaler dans la brume


Et l’arracheur de dents reste à soigner son rhume.
C’est un sauve-qui-peut général ; le tambour
A l’onglée, il battra la caisse un autre jour.
Les corbeaux affolés, secoués par la bise,
Se dispersent, poiits noirs dans l’atmosphère grise.
Un bonhomme s’obstine et résiste au courant ;
Humant le vent du Nord d’un air indifférent,
Il attend, immobile, au milieu de la place.

Le vieux fait la risette au cabaret d’en-face.

C’est une maison basse et de vulgaire aspect,
Logis banal, toujours ouvert, parfois suspect.
Mais la tôle où reluit l’image de la pomme
Et la branche de houx parlent au cœur de l’homme.
Provoquante et grinçant sur sa tige de fer,
L’enseigne fleurit rouge en dépit de l’hiver ;
Sur la muraille peinte à fresque on voit deux queues
De billard, sur fond jaune avec des faveurs bleues
En sautoir ; la fumée, au bout du tuyau noir
Estompant le ciel gris, est agréable à voir.
Elle semble vous dire : Entrez, le poêle ronfle.
Le vieux flaire un régal ; sa narine se gonfle,
Il fait un pas, s’approche avec précaution
Et s’en va lentement vers la tentation.


Quand il est près du mur, son regard semble suivre,
À travers les carreaux dépolis par le givre,
Les buveurs attablés, jasant, la tasse aux dents ;
Il fait si froid dehors ! Il fait si chaud dedans !
L’homme entre. Il se faufile, il s’assied près du poêle
Et se sent réchauffé jusqu’au fond de la moelle.
Le lieu n’est pas plaisant. Les hôtes de céans,
Tous bons chrétiens sans doute, ont l’air de mécréants ;
Appuyant lourdement leurs coudes sur les tables,
Les vieux paraissent vieux et non pas respectables ;
Les gens de hou renom ne sont guère nombreux
Et les vagabonds seuls ont l’air d’être chez eux.
Tous ont d’ailleurs ce point commun dans leur histoire
Que pas un n’avait soif quand il est venu boire.
Les sièges sont boiteux, on est bien mal assis,
Les murs sont imprégnés de miasmes rancis
Et sous le plafond bas s’entasse comprimée
Une brume fétide et lourde où la fumée
De la pipe se mêle aux vapeurs du charbon ;
Mais la place est bien chaude et le café sent bon.
Le bonhomme sourit à la tasse servie,
Regarde tendrement le sucre et l’eau-de-vie,
Trempe l’un, verse l’autre, agite et mêle ; on voit
Au bout de la cuiller tournoyer sous son doigt
Le tiède gloria pleurant dans la soucoupe.


C’est un fin cuisinier qui sait faire sa soupe
Et la goûter… il boit… un coup… un coup encor…
Un ruban de velours, semé d’épingles d’or,
Lui descend tout le long du gosier… il s’arrête
Et fait claquer sa langue en remuant la tête.
C’est bon le premier coup ! c’est si bon qu’il vaut mieux
Le boire dans son coin tout seul que d’être deux ;
Mais la seconde tasse a besoin d’un compère. -
Il arrive à souhait et les deux font la paire.
Viens t’asseoir par ici, Jeannot. — Jean vient s’asseoir
Et nos deux vieux gourmands sirotent jusqu’au soir.
De pleurs intermittents leurs paupières se mouillent,
Leur langue s’épaissit, leurs cervelles s’embrouillent
Et l’air du cabaret leur tourne sur le cœur.
Le petit diable gris qui dort dans la liqueur
Égare leur raison flottant dans la fumée ;
Ils ont l’oreille rouge et la joue allumée.
Ils frappent sur la table en brandissant les pots,
Crachent cii grasseyant quelques vilains propos
Et, parmi les hoquets et les jurons infâmes
Insultent leur curé, parlent mal de leurs femmes,
Puis, toujours en querelle avec les taverniers,
En demandant à boire ils sortent les derniers.

Ils s’en vont dans la nuit, mâchonnant leur rancune,


Ruminant, festonnant et hurlant à la lune,
Perdus aux carrefours les plus familiers,
Trébuchant dans la boue et battant les halliers ;
Ils s’en vont, égarés dans l’ombre vengeresse,
Escortés et suivis des hontes de l’ivresse
Et rapportent chez eux l’odeur du cabaret.

Le lundi se ressent de la veille, on dirait
Un Dimanche civil sans travail ni prière
Que fêtent les chevaux en chômant de litière,
Où les serviteurs font ce que le Maître fait,
Où la femme, laissant le ménage imparfait,
Se résigne ou s’aigrit ; de ce foyer sans joie
Les filles qu’on néglige et les fils qu’on rudoie
Ne gardent point l’amour et perdent le respect.
La Maîtresse en est triste et le Maître suspect.
Farouche et jalousant le père qui se grise
La famille en a peur, le vole ou le méprise.

N’est-il donc point d’excuse à la tentation ?
Faut-il, pour boire un coup sans méchante action,
Que l’on soit dévoré par une soif brûlante ?
Rien n’est plus sain que l’eau, l’eau claire est excellente,
Mais le bon vin clairet est encore meilleur.
On dit vrai quand on dit qu’il réjouit le cœur.


Il faut, pour les juger, goûter aux bonnes choses,
Dieu ne fait pas fleurir le pommier pour ses roses
Et le cidre écumeux qu sort des tonneaux pleins
Fait tourner les meuniers et non pas les moulins.

Censeur grognon, beau fils, poète atrabilaire,
Est-ce que tu ne bois jamais que de l’eau claire ?
— Bonhomme, les plus grands prédicateurs, hélas !
Ne prêchent point d’exemple et je ne prétends pas
Qu’il faut boire de l’eau pour être un honnête homme ;
J’honore le raisin et je chéris la pomme,
Je comprends certains jours le déplorable attrait
Qu’a pour un pauvre diable un rouge cabaret,
Mais un chef de maison, un père de famille !
Es-tu sans feu ni lieu ? N’as-tu ni fils, ni fille,
Ni femme ? Va chez toi, dis-leur de décrocher
La broche et fais flamber les fagots du bûcher.
Aveins le chanteau brun qui moisit sur la planche
Et dort enseveli dans sa serviette blanche.
Sans craindresur ce point la prodigalité,
Étale tout ton luxe à toi, la propreté ;
Ton linge est un trésor, ta femme y met sa gloire,
Cest bon, mais est-il fait pour rester dans l’armoire ?
Non pas. Les tas anciens, trop peu souvent salis,
Jaunissent et parfois se coupent dans les plis.


Fais étendre au dessus de la table massive
Une nappe sans tache et sentant la lessive ;
Que ta femme et ta fille, en reines du festin,
Se mirent au métal de leurs couverts d’étain.
Prends sur les hauts dressoirs les faïences joyeuses,
Les saladiers, les plats et les assiettes creuses
Où, parmi des bouquets de toutes les couleurs,
Se pavanent des coqs plus rouges que les fleurs
Et qu’au verre irisé le cidre qui flamboie
Darde comme un éclair de lumière et de joie !
Fais chez toi le Dimanche et fête avec les tiens
Le repos de la terre et celui des Chrétiens.
Sois maître débonnaire et sur tes bancs rustiques
Donne, par rang d’honneur, place à tes domestiques ;
Fais asseoir deux ou trois voisins à tes côtés,
Mange, ris, trinque et bois avec tes invités
Et quand ils pèleront les poires et les pommes
Au dessert, librement laisse chanter les hommes,
Encourage les vieux sans oreille et sans voix
À conter longuement les contes d’autrefois.
Sois sans peur, ce n’est pas ici comme à l’auberge,
Devant ton jeune fils, devant ta fille vierge,
Tes gens, près du foyer sacré qui le défend,
Garderont le respect que l’on doit à l’enfant.


Est-ce que ton curé te prêche de la sorte ?
— Oui, peut-être. Peut-être autrement. Mais, qu’importe,
Si le sermon est bon, la bouche qui le fit ?

Médite-le, bonhomme, et fais-en ton profit.