Pertharite/Au lecteur
AU LECTEUR[1].
La mauvaise réception que le public a faite à cet ouvrage m’avertit qu’il est temps que je sonne la retraite, et que des préceptes de mon Horace je ne songe plus à pratiquer que celui-ci :
Solve senescentem mature sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus et ilia ducat[2].
Il vaut mieux que je prenne congé de moi-même que d’attendre qu’on me le donne tout à fait ; et il est juste qu’après vingt années de travail, je commence à m’apercevoir que je deviens trop vieux pour être encore à la mode. J’en remporte cette satisfaction, que je laisse le théâtre françois en meilleur état que je ne l’ai trouvé, et du côté de l’art et du côté des mœurs : les grands génies qui lui ont prêté leurs veilles de mon temps y ont beaucoup contribué ; et je me flatte jusqu’à penser que mes soins n’y ont pas nui : il en viendra de plus heureux après nous qui le mettront à sa perfection, et achèveront de l’épurer ; je le souhaite de tout mon cœur. Cependant agréez que je joigne ce malheureux poëme aux vingt et un qui l’ont précédé avec plus d’éclat ; ce sera la dernière importunité que je vous ferai de cette nature : non que j’en fasse une résolution si forte qu’elle ne se puisse rompre ; mais il y a grande apparence que j’en demeurerai là. Je ne vous dirai rien pour la justification de Pertharite : ce n’est pas ma coutume de m’opposer au jugement du public ; mais vous ne serez pas fâché que je vous fasse voir à mon ordinaire les originaux dont j’ai tiré cet événement, afin que vous puissiez séparer le faux d’avec le vrai, et les embellissements de nos feintes d’avec la pureté de l’histoire. Celui qui l’a écrite[3] le premier a été Paul Diacre[4], à la fin de son quatrième livre, et au commencement du cinquième, des Gestes des Lombards ; et pour n’y mêler rien du mien, je vous en donne la traduction fidèle[5] qu’en a faite Antoine du Verdier dans ses Diverses leçons[6] ; j’y ajoute un mot d’Erycus Puteanus[7], pour quelques circonstances en quoi ils diffèrent, et je le laisse en latin de peur de corrompre la beauté de son langage par la foiblesse de mes expressions. Flavius Blondus, dans son Histoire de la décadence de l’empire romain[8], parle encore de Pertharite ; mais comme il le fait chasser de son royaume étant encore enfant, sans nommer Rodelinde[9] qu’à la fin de sa vie, je n’ai pas cru qu’il fût à propos de vous produire un témoin qui ne dit rien de ce que je traite[10].
- ↑ Cet avis Au lecteur, ainsi que les deux extraits qui le suivent, n’est que dans les éditions antérieures à 1660.
- ↑ Épîtres, livre I, épître i, vers 8 et 9. — « Sois sage et dételle à temps ton coursier qui vieillit, de peur qu’à la fin il ne fasse une chute ridicule et ne batte piteusement du flanc. »
- ↑ Dans le recueil de 1656, il y a écrit, sans accord.
- ↑ Paul, diacre de l’Église d’Aquilée, notaire ou chancelier de Didier, roi des Lombards, naquit, dit-on, vers 740 et mourut vers 790. Son histoire des Lombards, dont parle ici Corneille (de Gestis Longobardorum libri sex), commence à leur sortie de la Scandinavie et finit à la mort de Luitprand en 744.
- ↑ Il serait plus juste de dire : « la traduction très-libre, » mais au temps de Corneille on ne se faisait pas la même idée qu’aujourd’hui de la fidélité d’une traduction.
- ↑ Voyez ci-après, p. 8, note 1.
- ↑ Voyez p. 14, note 1.
- ↑ Flavio Biondo, né en 1388, mourut à Rome en 1463, laissant plusieurs savants ouvrages qui ont été publiés ensemble à Bâle en 1531. L’ouvrage ici mentionné a pour titre : Historiarum ab inclinatione romani imperii ad annum 1440, decades III, libri XXXI. Il devait embrasser l’histoire générale depuis la chute de l’empire romain jusqu’au temps de l’auteur ; mais quand il mourut, il n’en avait écrit que trois décades et le premier livre de la quatrième. C’est au livre ix de la Ire décade qu’il est parlé de Pertharite.
- ↑ Ce nom est écrit ainsi dans toutes les impressions antérieures à 1668. Les éditions de 1668,1682 et 1693 ont de même Rodelinde dans l’Examen ; mais dans le texte de la pièce, elles donnent généralement, là où le nom n’est pas imprimé en capitales, Rodélinde, avec un accent*.
* Dans l’examen d’Horace, les éditions de 1668 et de 1862 portent Rodélinde, comme dans le texte de Pertharite.
- ↑ Voici le passage que Corneille a ici en vue :
« Ariperthus moriens duos filios Pertharitum et Gundibertum reliquit successores. Quorum temporibus Longobardi pacem cum Romanis Ravennatibusque et aliis Italiæ populis imperio subjectis ubique servaverunt. Sed variis ipsi inter se motibus agitati sunt. Grimoaldus namque beneventanus, Longobardorum dux, ipsos fratres in regni administratione discordes esse intelligens, Romoaldum filium Beneventi ducem instituit, et magnas ducens copias, Papiam venit ; qua ex urbe quum Pertharitum puerum regem fugasset, Gundibertum fratrem expulit Mediolano, apud quam urbem ipse a fratre divisus se cœperat continere. » (Blondi Flavii Forliviensis Historiarum ab inclinatione Romanorum imperii decas I, liber ix ; édition de Venise, 1483, folio I, iii vo.)