Pertharite/Extrait d’Antoine du Verdier

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 8-14).


ANTOINE DU VERDIER[1],

Livre IV de ses Diverses leçons, chapitre xii.

Pertharite fut fils d’Aripert[2], roy des Lombards, lequel, après la mort du pere, regna à Milan ; et Gondebert, son frere, à Pauie ; et estant suruenuë quelque noise et querelle entre les deux freres, Gondebert enuoya Garibalde, duc de Thurin, par deuers Grimoald, comte[3] de Beneuent, capitaine genereux, le priant de le vouloir secourir contre Pertharite, auec promesses de luy donner vne sienne sœur en mariage. Mais Garibalde, vsant de trahison enuers son seigneur, persuada à Grimoald d’y venir pour occuper le royaume, qui par la discorde des freres estoit en fort mauuais estat, et prochain de sa ruïne. Ce qu’entendant Grimoald se despoüilla[4] de sa comté de Beneuent, de laquelle il fit comte son fils, et auec le plus de forces qu’il peust assembler, se mit en chemin pour aller à Pauie ; et par toutes les citez où il passa s’acquit plusieurs amis, pour s’en aider à prendre le royaume. Estant arriué à Pauie, et parlé qu’il eut à Gondebert, il le tua par l’intelligence et moyen de Garibalde, et occupa le royaume. Pertharite entendant ces nouuelles, abandonna Rodelinde sa femme et vn sien petit fils, lesquels Grimoald confina à Beneuent, et s’enfuit et retira vers Cacan, roy des Auariens ou Huns. Grimoald ayant confirmé et establi son royaume à Pauie, entendant que Pertharite s’estoit sauué vers Cacan, luy enuoya embassadeurs pour luy faire entendre que s’il gardait Pertharite en son royaume, il ne iouïrait plus de la paix qu’il auoit eue auec les Lomdards, et qu’il aurait vn roy pour ennemi. Suiuant laquelle ambassade, le roy des Auariens appela en secret Pertharite, luy disant qu’il allast la part où il voudroit, afin que par luy les Auariens ne tombassent en l’inimitié des Lombards : ce qu’ayant entendu Pertharite, s’en retournant en Italie, vint trouuer Grimoald, soy fiant en sa clémence, et comme il fut pres de la ville de Lodi, il enuoya deuant vn sien gentil homme nommé Vnulphe, auquel il se fioit grandement, pour aduertir Grimoald de sa venuë. Vnulphe se présentant au nouueau roy, luy donna aduis comme Pertharite auoit recours à sa bonté, à laquelle il se venoit librement soumettre, s’il lui plaisoit l’accepter. Quoy entendant Grimoald, luy promit et iura de ne faire aucun desplaisir à son maistre, lequel pouuoit venir seurement, quand il voudroit, sur sa foy. Vnulphe ayant rapporté telle response à son seigneur Pertharite, iceluy vint se presenter deuant Grimoald, et se prosterner à ses pieds, lequel le[5] receut gracieusement et le baisa. Quoy fait, Pertharite luy dit : « Ie vous suis seruiteur ; et sçachant que vous estes tres-chrestien et ami de pieté, bien que je peusse viure entre les payens, neantmoins, me confiant en vostre douceur et debonnaireté, me suis venu rendre à vos pieds. » Lors Grimoald, vsant de ses sermens accoustumez, luy promit, disant : « Par celuy qui m’a fait naistre, puis que vous auez recours à ma foy, vous ne souffrirez mal aucun en chose qui soit, et donneray ordre que vous pourrez honnestement viure. » Ce dit, luy ayant fait donner vn bon logis, commanda qu’il fust entretenu selon sa qualité, et que toutes choses à luy necessaires lui fussent abondamment baillées. Or comme Pertharite eut prins congé du Roy, et se fut retiré en son logis, aduint que soudain les citoyens de Pauie à grandes trouppes accoururent pour le voir et saluer, comme l’ayans auparauant cognu et honoré. Mais voicy de combien peut nuire vne mauuaise langue. Quelques flateurs et malins, ayans prins garde aux caresses faites par le peuple à Pertharite, vindrent trouuer Grimoald, et luy firent entendre que si bien-tost il ne faisoit tuer Pertharite, il estoit en bransle de perdre le royaume et la vie, luy asseurans qu’à cette fin tous ceux de la ville luy faisoyent la cour. Grimoald, homme facile à croire, et bien souuent trop de leger[6], s’estonna aucunement, et atteint de deffiance, ayant mis en oubly sa promesse, s’enflamma[7] subitement de colere, et deslors iura la mort de l’innocent Pertharite, commençant à prendre aduis en soy par quel moyen et en quelle sorte il luy pourroit le lendemain oster la vie, pour ce que lors estoit trop tard ; et à ce soir luy enuoya diuerses sortes de viandes et vins des plus friands en grande abondance pour le faire enyurer, afin que par trop boire et manger, et estant enseueli en vin et à dormir, il ne peust penser aucunement à son salut. Mais vn gentil homme qui auoit iadis esté seruiteur du pere de Pertharite, qui luy portoit de la viande de la part du Roy, baissant la teste sous la table, comme s’il luy eust voulu faire la reuerence et embrasser le genoüil, luy fit sçauoir secrettement que Grimoald auoit deliberé de le faire mourir : dont Pertharite commanda à l’instant à son eschanson qu’il ne luy versast autre breuuage durant le repas qu’vn peu d’eau dans sa couppe d’argent. Tellement qu’estant Pertharite inuité par les courtisans, qui luy présentoient les viandes[8] de diuerses sortes, de faire brindes[9] et ne laisser rien dans sa couppe pour l’amour du Roy ; luy, pour l’honneur et reuerence de Grimoald, promettoit de la vuider du tout, et toutesfois ce n’estoit qu’eau qu’il beuuoit. Les gentils hommes et seruiteurs rapporterent à Grimoald comme Pertharite haussoit le gobelet, et beuuoit à sa bonne grace desmesurement ; de quoy se resiouyssant Grimoald, dit en riant : « Cet yurongne boiue son saoul seulement, car demain il rendra le vin meslé auec son sang. » Le soir mesme il enuoya ses gardes entourner la maison de Pertharite, afin qu’il ne s’en peust fuyr : lequel, après qu’il eut souppé, et que tous furent sortis de la chambre, luy demeuré seul auec Vnulphe et le page qui auoit accoustumé le vestir[10], lesquels estoient les deux plus fideles seruiteurs qu’il eust, leur[11] descouurit comme Grimoald auoit entrepris de le faire mourir : pour à quoy obuier, Vnulphe luy chargea[12] sur les espaules les couuertes d’vn lit, vne coutre[13], et vne peau d’ours qui luy couuroit le dos et le visage ; et comme si c’eust esté quelque rustique ou faquin[14], commença de grande affection à le chasser à grands coups de baston hors de la chambre, et à luy faire plusieurs outrages et vilenies, tellement que chassé et ainsi battu il se laissoit choir souuent en terre : ce que voyant les gardes de Grimoald qui estoient en sentinelle à l’entour de la maison, demanderent à Vnulphe que c’estoit : « C’est, respondit-il, vn maraud de valet que i’ay, qui, outre mon commandement, m’auoit dressé mon lit en la chambre de cet yurongne Pertharite, lequel est tellement remply de vin qu’il dort comme mort ; et partant ie le frappe. » Eux entendans ces paroles, les croyant veritables, se résioüirent tous, et pensans que Pertharite fust vn valet, luy firent place et à Vnulphe, et les laisserent aller. La mesme nuict Pertharite arriua en la ville d’Ast, et de là passa les monts, et vint en France. Or comme il fut sorty, et Vnulphe apres, le fidele page auoit diligemment fermé la porte apres luy, et demeura seul dedans la chambre, là où le lendemain les messagers du Roy vindrent pour mener Pertharite au palais ; et ayans frappé à l’huis, le page prioit d’attendre[15], disant : « Pour Dieu ayez pitié de luy, et laissez-le acheuer de dormir ; car estant encores lassé du chemin, il dort de profond sommeil. » Ce que luy ayans accordé, le rapporterent à Grimoald, lequel dit que tant mieux, et commanda que quoy que ce fust, on y retournast, et qu’ils l’amenassent : auquel commandement les soldats revindrent heurter de plus fort à l’huis de la chambre, et le page les pria de permettre qu’il reposast encores un peu ; mais ils crioyent et tempestoyent de tant plus, disans : « N’aura meshuy dormi assez cet yurongne ? » et en vn mesme temps rompirent à coups de pied la porte, et entrez dedans chercherent Pertharite dans le lict ; mais ne le trouuans point, demanderent au page où il estoit, lequel leur dit qu’il s’en estoit fuï. Lors ils prindrent le page par les cheueux, et le menerent en grande furie au palais ; et comme ils furent deuant le Roy, dirent que Pertharite auoit fait vie[16], à quoy le page auoit tenu la main, dont il meritoit la mort. Grimoald demanda par ordre par quel moyen Pertharite s’estoit sauvé ; et le page luy conta le faict de la sorte qu’il estoit aduenu. Grimoald cognoissant la fidelité de ce ieune homme, voulut qu’il fust[17] vn de ses pages, l’exhortant à luy garder celle foy qu’il auoit à Pertharite, luy promettant en outre de luy faire beaucoup de bien. Il fit venir en apres Vnulphe deuant luy, auquel il pardonna de mesme, luy recommandant sa foy et sa prudence. Quelques jours apres, il luy demanda s’il ne vouloit pas estre bien-tost auec Pertharite : à quoy Vnulphe auec serment respondit que plustost il auroit voulu mourir auec Pertharite que viure en tout autre lieu en tout plaisir et delices. Le Roy fit pareille demande au page, à sçauoir-mon[18] s’il trouuoit meilleur de demeurer auec soy au palais que de viure auec Pertharite en exil ; mais le page luy ayant respondu comme Vnulphe auoit fait, le Roy prenant en bonne part leurs paroles, et louant la foy de tous deux, commanda à Vnulphe demander tout ce qu’il voudroit de sa maison, et qu’il s’en allast en toute seureté trouuer Pertharite. Il licentia et donna congé de mesme au page, lequel auec Vnulphe, portans auec eux, par la courtoisie et liberalité du Roy, ce qui leur estoit de besoin pour leur voyage, s’en allerent en France trouuer leur desiré seigneur Pertharite.


  1. Antoine du Verdier, seigneur de Vauprivas, né à Montbrison en 1544, mort en 1600. Celui de ses ouvrages dont Corneille a tiré ce morceau d’histoire traduit de Paul Diacre, parut d’abord à Lyon en 1576, sous ce titre : les Diverses leçons d’Antoine Duverdier suivant celles de P. Messie ; puis il fut réimprimé avec des additions successives en 1584,1592,1605. Il contient le fruit des lectures de l’auteur et les extraits qu’il a faits des divers historiens grecs, latins et italiens, à l’imitation de Pierre Mexia, écrivain espagnol, qui avait publié en 1542 une compilation du même genre, traduite en français par Cl. Gruget, sous le même titre de Diverses leçons.
  2. L’édition de 1580 des Diverses leçons de du Verdier donne Partharite et Albert, pour Pertharite et Aripert.
  3. Corneille, ayant employé dans ses vers le titre de comte, au lieu de celui de duc, pour Grimoald, a changé dans le texte de du Verdier les mots duc, et plus loin duché, en ceux de comte et comté.
  4. Var. (recueil de 1656) : Ce qu’entendant Grimoald, il se despoüilla. — Ici, comme aux autres variantes de ce morceau, le texte de l’édition originale, que nous avons suivie, est conforme à celui de du Verdier.
  5. Le est omis dans le recueil de 1656.
  6. De léger, légèrement, facilement.
  7. Il y a s’enflamba dans du Verdier (1580).
  8. Var. (recueil de 1656) : des viandes.
  9. « Brinde, terme bachique qui veut dire santé. » (Dictionnaire de Richelet, 1680.)
  10. Var. (recueil de 1656) : qui auoit accoustumé de le vestir.
  11. Lors, au lieu de leur, dans du Verdier.
  12. Var. (recueil de 1656) : luy charge.
  13. Ce mot traduit le latin culcitra ; voyez le Dictionnaire de Roquefort, aux articles Couete, Coute et Coulte, Coultre.
  14. Var. (recueil de 1656) : quelque rustique ou quelque faquin.
  15. Dans du Verdier : « le page les prioit d’attendre. »
  16. Vie comme voie, de via chemin. Faire vie, faire du chemin, partir.
  17. Dans du Verdier : « qu’il fusse ; » et deux lignes plus loin : « beaucoup du bien. »
  18. Nous avons vu un emploi analogue de mon dans le texte même de Corneille : voyez la Galerie du Palais, tome II, p. 92, note 4. Voyez aussi les Dictionnaires de Nicot et de Furetière, et notre Lexique à l’article Mon.