Pensées et Fragments/La Parole
LA PAROLE
C’est par la parole que la pensée, le sentiment moral, l’appréciation par la voie des sens, sont entrés dans l’homme.
La parole est le sens intellectuel qui sert à développer les autres sens, les sens extérieurs.
L’homme est né avec la parole, car il a toujours pensé et il a toujours communiqué sa pensée.
Dans les temps où la parole traditionnelle conservait tout son empire, il fallait veiller à ce qu’elle ne fût pas altérée : alors on évitait de la livrer aux profanes : alors elle était exclusivement réservée à ceux qui avaient autorité sur les peuples. Telle est l’origine des doctrines secrètes et des langues sacrées.
Les sens sont à l’usage de chaque individu, abstraction faite de ses rapports avec la société ; mais chaque individu a été doué d’un sens intellectuel que j’appellerai le sens social, c’est la parole.
L’homme étant essentiellement et non point fortuitement, ou par une perfection contingente, ou par choix, mais nécessairement, puisqu’il faut trancher le mot ; l’homme étant nécessairement, disons-nous, un être social, il en résulte qu’il a été, dès l’origine, doué du sens social, de la parole ; car la parole est nécessaire pour la société, et l’homme n’a jamais été hors de la société.
parole qui est le sens social et qui a dû être, dès l’origine, un sens parfait comme les autres, est, en même temps, le sens par lequel nous existons comme êtres moraux et comme êtres intelligents.
L’homme est un être libre ; et il lui fallait un sens qui lui permît l’exercice de sa liberté, un sens au moyen duquel il pût dominer ses organes par la pensée.
L’objection qui a toujours été considérée comme la plus forte et la plus insoluble contre l’invention du langage surtout, consiste dans la difficulté d’inventer le verbe avec ses étonnantes propriétés.
La faculté que nous avons de recevoir la transmission de la parole est une faculté assez inexplicable en soi pour qu’on ne doive pas être tenté d’en ajouter encore la faculté de l’inventer.
Pour se dispenser d’adopter une révélation première du langage, on est obligé d’admettre une série de miracles qui se renouvellent tous les jours avec la même raison de douter pour l’incrédule.
Oui, si l’homme eût fait les langues, il eût fait plus qu’il ne peut comprendre.
Une émanation de la parole divine a été communiquée à l’homme. Au commencement, Dieu voulut enseigner la parole à l’homme pour lui parler au moyen même de cette parole. Dieu apprit à l’homme le nom de chaque chose, de chaque être et de toutes les idées premières. Dieu revêtit d’un nom tous les sentiments de l’homme et le lui enseigna. Dieu se donna à lui-même un nom pour que l’homme connût le nom de Dieu.
La parole de Dieu est instantanée et éternelle : celle de l’homme est successive et limitée.
Le type des idées et des sentiments de l’homme repose dans le langage qui lui a été donné par Dieu même ; et il connaît ses rapports avec Dieu et avec ses semblables par la parole.
Toutes les idées humaines, le genre humain tout entier, depuis l’origine des choses jusqu’à la fin, ne forment, par la parole, qu’un seul être collectif uni à Dieu. Ainsi sont liés, dans la pensée de l’homme, dans son intelligence, dans ses affections, le présent, le passé, le futur, le monde idéal et le monde positif, le fini et l’infini, le temps et l’éternité. Ainsi toutes les générations humaines, ainsi tous les peuples de tous les âges et de tous les lieux ; ainsi les vivants et les morts sont unis entre eux et avec Dieu par la parole. Voilà ce qui explique ces mots de l’apôtre des nations : La foi, c’est l’ouïe.
Toutes les facultés sont dans l’homme ; mais toutes ont besoin d’y être fécondées : les unes le sont par les perceptions des sens, les autres le sont par la parole. Les sens, que l’homme a de commun avec les animaux, ne feraient de lui qu’un animal plus parfait à cause de la perfection relative de ses organes ; la parole seule en fait un être intelligent et moral, c’est-à-dire l’homme.
La parole est donc l’homme tout entier ; et dans la langue d’un peuple, on doit trouver la raison des mœurs et des institutions de ce peuple.
Les bornes des sens de l’homme, pour voir l’univers ; de son intelligence, pour en connaître les lois ; de ses facultés, pour en juger l’ensemble : telles sont les limites de la parole, considérée comme expression de l’intelligence ou de la pensée. Comme expression du sentiment moral, la parole a des limites qui ne peuvent se déterminer.
Dieu a révélé à l’homme par la parole, tout ce qu’il doit savoir et connaître, aimer et craindre, chercher et éviter. Dieu a enfermé la liberté de l’homme dans une aire circonscrite par la parole. L’homme ne peut nommer que ce qui existe ; et ce n’est pas lui qui impose le nom, c’est la société. L’homme seul, entre les animaux, a le sentiment de l’existence, et il ne l’a que par la parole.
La parole primitive, révélée à l’homme est la poésie.
La parole parlée est une parole vive ; la parole écrite est une parole morte. Dieu ne se communique aux hommes que par la parole vive.
Par la religion, la parole ne cessera de régner sur le genre humain jusqu’à la fin des temps.
La même parole qui a fait le ciel et la terre, s’est faite homme pour sauver les hommes.