Éditions de l’Action canadienne française (p. 178-183).

EN GUISE DE PROGRAMME


Simple paraphrase d’une annonce parue ces jours derniers dans la presse canadienne d’expression française au sujet de l’« Ordre »



ORGANE de culture française et de renaissance nationale. — La « culture » s’entendait jadis de la formation intellectuelle et morale, voire de la civilisation. Le mot a pris depuis la guerre des significations bien diverses, à telle enseigne que c’est en son nom que les Allemands — qui l’écrivent « kultur » — voudraient exalter la barbarie, occire les Français et décirconcire les Juifs. L’Ordre écrira et interprétera le mot à la française. — Pour l’Ordre la renaissance nationale ne consistera pas uniquement, ou surtout, dans l’intensification de la natalité, mais dans le développement des plus hautes virtualités du peuple : intellectuelles, morales, même physiques.

Aussi libre que peut l’être en notre pays un journal rédigé par des hommes vivants en société. — L’Ordre estimera faire tout son devoir en restant indépendant des puissances d’argent, de l’esprit partisan, des combinaisons factieuses, des fanatismes irraisonnés (car il y a des fanatismes légitimes). Quand aucun intérêt supérieur de la société ou, comme ils disent, de la Race, ne sera en jeu, il ne rougira pas de servir ses amis plutôt que… les autres. Il lui arrivera même de préférer les gens peu vertueux, mais aimables, aux gens très vertueux, mais haïssables. Il se rappellera que de grands catholiques comme Louis Veuillot ne dédaignèrent pas toujours les faveurs du pouvoir.

Prendra les hommes comme ils sont, mais dans l’espérance de pouvoir les améliorer un peu. — L’âge rend indulgent et l’expérience enseigne que le fripon intelligent est parfois moins dangereux pour la société que l’imbécile honnête homme. L’Ordre ne demandera donc pas aux hommes publics plus qu’ils ne peuvent donner. Tout au plus se permettra-t-il de décerner à la sottise, en toute circonstance, le bonnet d’âne.

Travaillera de son mieux à mettre un peu d’ordre dans les idées, en combattant certaines balivernes dont le monde est en train de périr : démocratie, suffrage universel, diplomatie de place publique, etc. — On connaît là-dessus les opinions du fondateur de l’Ordre. Il ne manquera pas une occasion de démontrer par des faits que la démocratie est un mensonge, le suffrage universel une duperie, la diplomatie de place publique une calamité.

Évitera néanmoins de chercher le salut de la société dans d’autres formules aussi creuses, quoique plus nouvelles, sans tenir compte de l’expérience. — Traitera avec le plus grand respect les directives papales en matière politique et sociale, mais ne s’en laissera pas imposer par les gens qui voudraient les appliquer à tort et à travers, sans y rien comprendre et sans tenir compte des circonstances de temps ni de lieu.

S’efforcera de toujours appeler un chat un chat. Osera, à l’occasion, appeler le fripon par son nom. — Le directeur de l’Ordre a acquis en ces matières quelque expérience. Il sait que, la plupart du temps, le journaliste évite les personnalités non par charité ou par bonne éducation mais par lâcheté. Devant certaines candidatures aux fonctions publiques, il n’hésitera pas à demander au candidat s’il a des moyens d’existence visibles et avouables. Il niera hardiment à des déclassés, incapables de gagner honnêtement par eux-mêmes $1000 par année, le droit de gérer au nom des contribuables un budget de 40 à 50 millions, par exemple. Que ses lecteurs aient assez de sens civique pour le seconder, et il prendra volontiers les initiatives nécessaires pour faire envoyer en prison quelques-uns des fripons auxquels le « noble et intelligent électeur » a jusqu’ici coupé le cou avec le bulletin de vote, quand il ne leur tressait pas des couronnes.

Réunira, sous la direction d’un journaliste d’expérience, un groupe d’hommes jeunes, enthousiastes, relativement instruits, indépendants des partis politiques, traditionalistes de tempérament et d’éducation, mais dégagés des influences de coterie qui menacent de stériliser et d’avilir la vie intellectuelle du Canada français tout en prétendant l’élever. — En notre pays, l’indépendance d’esprit n’est pas ordinairement le propre des hommes d’âge mûr. Ceux-ci sont pour la plupart d’une culture médiocre. Même indépendants et cultivés, ils sont en général, dans leurs écrits, mortellement ennuyeux. Le directeur de l’Ordre a choisi comme collaborateurs des jeunes gens plus vieux et plus instruits que leur âge, n’ayant jamais appartenu aux partis politiques, d’esprit foncièrement national, mais libérés des niaises admirations pour la routine, le conventionnel et le « gnan-gnan ».

Consacrera la moitié de son espace aux questions canadiennes ; le reste à la reproduction d’articles de la presse française, belge, suisse, balkanique, exprimant d’autres points de vue, sur les choses du monde, que ceux de la presse anglo-saxonne. Se fera un devoir de dénoncer l’hypocrisie ou la stupidité de certaines dépêches anglaises ou américaines, de la canaillerie de la propagande allemande. — L’Ordre n’est pas à proprement parler un journal d’information et ne publiera ni dépêches ni faits-divers. Il visera cependant à faire connaître au public canadien, en les rétablissant ou même en les interprétant, les faits supprimés ou dénaturés par les propagandes anglaise, américaine et germanique, avec le concours « d’hommes d’état » ahuris et de journalistes bornés ou malhonnêtes. Dès le début il prouvera par des documents que l’espèce de propagande antisémitique qui se poursuit chez nous (car il peut y avoir des antisémites honnêtes, bien qu’ils soient rares) est l’œuvre de canailles.

Devrait fournir chaque jour trois heures de lecture propre à intéresser le soir comme le matin, le lendemain comme le jour même. — Si la formule de l’Ordre ne convient guère au lecteur qui désire savoir heure par heure tout ce qui se passe dans le monde, elle sera précieuse à quiconque se soucie moins de tout savoir que de penser droit. Trois heures après sa publication, le journal de pure information, en nos pays, n’a plus aucune actualité : la rédaction de l’Ordre sera encore d’actualité plusieurs jours après l’apparition du journal, ce qui permettra aux gens peu fortunés de s’y mettre à plusieurs pour s’abonner.

Dans le domaine des choses canadiennes, y compris le théâtre, le cinéma, les lettres en général, le sport (oui, le sport), fera une guerre loyale mais sans merci aux bourreurs de crâne. À cette fin, s’abstiendra d’accepter les entrées de faveur, quoi qu’il en coûte sur ce point à la caisse du journal et à la nature tout humaine de ses rédacteurs. Non qu’il veuille le faire à la vertu, mais parce que, du premier au dernier, ses rédacteurs voudraient pouvoir, dans l’éloge comme dans le blâme, parler librement. — L’espèce de cloison étanche qui règne aujourd’hui dans la plupart des journaux entre la Rédaction et l’Administration (mettons des majuscules, l’occasion en vaut la peine) n’existera pas à l’Ordre. La Direction accepte d’avance la responsabilité de tout ce qui paraîtra dans le journal et dont elle aura pu humainement prendre connaissance. Sans faire à la pruderie ou au scrupule des sacrifices qui ne seraient d’ailleurs pas dans ses goûts, nulle subvention, nulle faveur, ne lui fera publier ce qu’elle estimera contraire à la morale, au bon goût ou à la vérité. Dans le Canada français comme partout ailleurs, la critique littéraire, théâtrale, artistique, cinématographique, tend à devenir complaisante, parfois vénale. Le sport est plus que jamais un business méthodiquement organisé et truqué par des faiseurs. Dans tous ces domaines, l’Ordre ne saurait à lui seul faire régner, à défaut de probité, un certain sens de la mesure ; mais ne doutons pas qu’il réponde à un vœu conscient ou inconscient de notre peuple en plantant de temps à autre quelques banderilles au flanc de fortes brutes intéressées à l’exploitation pécuniaire de la crédulité populaire.

Publiera peu de réclame, et seulement pour des maisons ou des produits dignes de confiance. Tout en pratiquant à l’occasion, sans vaine parade, le nationalisme, voire le particularisme économique, ne permettra à personne d’exploiter le patriotisme, à plus forte raison l’antisémitisme, dans ses colonnes, pour vendre au public de la camelote, d’ailleurs fabriquée, la plupart du temps, par des Juifs. La réclame, disséminée à travers la rédaction sous forme de texte courant, sera, croyons-nous, de lecture agréable. En moyenne, elle n’occupera pas le dixième du journal. — Dès le premier numéro de l’Ordre, nous appliquons cette politique. Lisez attentivement toute la réclame qui paraît dans ce numéro, et jugez par vous-même si à tout prendre il s’en publie de plus légitime par la presse quotidienne. Bon nombre des maisons intéressées ne nous ont pas commandé ces réclames (je veux dire : pas encore) ; mais nous ne doutons pas qu’elles les prennent immédiatement à leur compte à cause de l’honneur mérité qu’elles font rejaillir sur elles et du profit matériel qu’elles en retireront.

Fera une place honorable au correspondant qui, sachant écrire, aura quelque chose à dire et le courage moral de signer. — L’anonymat, arme des lâches, n’aura sa place dans l’Ordre que si la Direction juge à propos de couvrir l’article ou le communiqué de sa responsabilité. Mais, bachelier ou non, universitaire ou non, homme de lettres ou non, l’on devra d’abord écrire en français.

Avec les modestes ressources matérielles à sa disposition, et empêché par la formule même de sa rédaction de compter sur la faveur active de la foule, espère que tout Canadien-Français instruit, pouvant contribuer chaque jour à une véritable réforme de l’esprit public, le prix d’un verre de bière, lui apportera son concours. — Songez-y, le sacrifice quotidien d’un verre de bière (ou, si vous êtes une femme, de la moindre coquetterie) vous permettra de collaborer à une œuvre de culture française et de réveil national. Pas même besoin de « haler tous ensemble », comme disait l’autre pendant qu’il annonçait sur un ton dépité notre « petite » entreprise : il vous suffira de vouloir élargir vos horizons, approfondir votre pensée, vivre, intellectuellement, d’une vie plus haute ; — de réfléchir que c’est peut-être par devoir mal compris, par amour-propre, par présomption, voire par simple divertissement, que nous avons fondé l’Ordre, mais certainement pas par intérêt.

L’Ordre, 10 mars 1934.