Éditions de l’Action canadienne française (p. 176-177).

SÉPARATION




JE suis entré au Canada comme rédacteur en chef au mois d’octobre 1930. J’avais évidemment mes raisons pour me démettre volontairement de cette charge plusieurs mois avant l’expiration de mon engagement, fixée pour le 1er novembre prochain. Je dois cependant à la direction l’hommage de déclarer que durant les trois ans et cinq mois que j’ai été à son emploi je n’ai subi de sa part aucune pression ; qu’elle ne m’a pas un seul instant donné l’impression que je ne fusse en toute chose un homme libre. Tout ce que j’ai voulu écrire, je l’ai écrit. On ne m’a jamais demandé d’écrire quoi que ce soit qui ne fût l’expression parfaite de ma pensée, jamais reproché ces nombreux articles où je prenais sous ma signature des attitudes contraires, sur certains points, soit aux attitudes antérieures du journal, soit même à la politique traditionnelle du parti libéral. Cela, je le dis pour l’édification d’une jeunesse qui croit ou feint de croire que les hommes d’idées personnelles n’ont pas de place dans nos partis politiques, et que ces formations, pour se maintenir, sont forcées de se soumettre à ce que l’on appelle la « tyrannie morale » des chefs.

Non moins agréables que mes relations avec la direction du Canada ont été mes relations avec le personnel. Sorti du journalisme actif depuis 20 ans (c’est en mars 1910, deux mois seulement après sa fondation, que j’ai quitté le Devoir), je ne fus pas d’abord accueilli au Canada avec enthousiasme ; pendant quelque temps je fus en butte à des intrigues, à des conspirations. La plupart de ceux qui avaient pris part à ces manœuvres, et j’en appelle à leur témoignage, sont aujourd’hui de mes amis ; ceux qui les ont remplacés le sont tous. Je ne crois pas me tromper en disant que depuis mon ancien assistant, M. Edmond Turcotte, ce jeune Franco-Américain que je suis fier d’avoir révélé à mes compatriotes, jusqu’au plus humble des chasseurs de la rédaction ou de l’administration, tout le monde, dans la maison, m’était profondément attaché. De mon côté, j’aimais ce petit monde si intelligent, si laborieux, si loyal. À 59 ans, je me sens de nouveau séduit par une entreprise de jeunesse, où je vivrais comme autrefois, pour une idée. Je n’en tiens pas moins à dire publiquement et, comme toujours, sous ma signature, que mon passage au Canada, où l’intérêt matériel compte pour peu de chose, fut, à tout prendre, un des chapitres reposant de ma passionnante existence ; la vie est toujours belle, pour qui sait la dominer. Quant aux lecteurs, je sais que j’aurai mis souvent leur patience à une rude épreuve. Je ne leur en suis que plus reconnaissant de l’attachement qu’ils n’ont cessé de me témoigner.


Le Canada, 28 février 1934.