Pelham/52
CHAPITRE LII
Vincent vint me voir le jour suivant.
« J’ai une nouvelle à vous apprendre, me dit-il, quelque chose d’assez lugubre. Lugete, Veneres cupidinesque. Vous vous rappelez la duchesse de Perpignan ?
— Je crois bien, lui répondis-je.
— Eh bien, poursuivit Vincent, elle n’est plus. Sa mort a été comme sa vie. Elle était sur le point de donner un grand bal en l’honneur des principaux étrangers, de passage à Paris, la veille elle fut prise d’une éruption épouvantable à la face. Elle fit venir des médecins, elle était au désespoir. « Guérissez-moi pour demain, leur dit-elle, et je vous donnerai ce que vous voudrez. — Madame, il est impossible de le tenter sans mettre votre vie en danger. — Allez au diable avec vos précautions ! dit la duchesse, qu’est-ce que la vie quand on est défiguré par une éruption. » Les médecins la prirent au mot et on lui appliqua un emplâtre sur la face, le lendemain la duchesse était plus belle que jamais, la fête eut lieu, elle était encore une Armide, une grande enchanteresse. Le souper fut annoncé. Elle prit le bras de l’ambassadeur de *** et traversa une foule enthousiaste et ravie. Elle s’arrêta un moment à la porte, tous les yeux étaient dirigés sur elle. Une convulsion effrayante agita son visage, ses lèvres tremblèrent, elle tomba à terre avec d’horribles contorsions. On la mit au lit. Elle resta pendant quelques jours sans connaissance ; lorsqu’elle revint à elle, elle demanda un miroir, elle avait la figure toute retirée d’un côté, il ne restait pas un seul vestige de sa beauté ; ce soir-là même elle s’empoisonna. »
Je ne saurais dire combien je fus ému de cette nouvelle. Quelque raison que j’eusse d’être indigné de la conduite de cette malheureuse femme envers moi, je ne pus trouver place dans mon cœur pour d’autres sentiments que la commisération et la tristesse. Vincent eut beaucoup de peine à me faire accepter une invitation de lady Roseville pour le soir ; je ne m’y décidai que parce que je devais l’y retrouver ainsi que Glanville.
Néanmoins je vis arriver le soir avec plaisir, et quoique mon esprit fût encore tout plein du terrible récit du matin, je n’étais ni rêveur ni mélancolique lorsque j’entrai dans le salon de lady Roseville… Ainsi va le monde.
Glanville était là, triste comme d’habitude.
« Pelham, me dit-il, vous vous rappelez que chez lady*** un soir je vous dis que je désirais vous présenter à ma sœur ; je ne pus pas le faire alors car vous quittiez la maison comme ma sœur revenait du buffet. Voulez-vous que je vous présente aujourd’hui ? »
Je suivis Glanville dans un autre salon où, à ma grande surprise et à ma grande joie, je reconnus dans sa sœur la charmante étrangère que j’avais vue à Cheltenham et que je n’avais jamais oubliée.
Ce fut peut-être la seule fois de ma vie qu’il m’arriva d’être embarrassé. Mon salut aurait fait honte à un major d’infanterie, et mon discours sans suite prononcé d’une voix hésitante était digne d’un alderman confus en présence de Sa Majesté. Néanmoins quelques instants me suffirent pour reprendre mon sang-froid, et, me roidissant contre ma timidité, je tâchai d’être aussi aimable que possible.
Je causais depuis quelques minutes avec miss Glanville, lorsque lady Roseville vint à nous. Quoique cette charmante personne eût un peu de hauteur dans les manières et qu’elle fût plutôt une Junon qu’une Vénus, elle s’humanisa d’une manière si simple, si douce avec miss Glanville, qu’elle me gagna le cœur. Elle emmena ma jolie voisine vers un endroit du salon où était engagée une conversation très-animée sur la littérature. Décidé à mettre le temps à profit, je les y suivis et me trouvai assis à côté de miss Glanville. Lady Roseville s’assit de l’autre côté et je remarquai que toutes les fois qu’elle cessait de regarder la sœur c’était pour porter les yeux sur le frère, qui se tenait sombre, silencieux, et absorbé au milieu de la discussion qui s’agitait autour de lui.
La conversation roula sur les romans de Walter Scott, puis sur les romans en général, et finalement sur le roman d’Anastase.
« C’est grand dommage, dit Vincent, que la scène de ce roman soit si éloignée de nous. Mais c’est un grand malheur aussi pour Hope d’avoir :
Rétréci son esprit, et doté l’Orient de ce qui appartient à l’humanité tout entière ;
tandis qu’on le suit avec admiration au milieu de ses descriptions
minutieuses d’un intérêt local, on oublie trop
souvent de rendre justice à la beauté des caractères qu’il a
peints et qui sont de tous les pays.
— Il faut, dit lady Roseville, pour produire une œuvre aussi parfaite, une réunion extraordinaire de qualités d’esprit.
— Si extraordinaire, en effet, reprit Vincent, que quoique nous ayons plusieurs poèmes épiques, dont un parfait, et plusieurs autres qui prétendent à la perfection, il n’y a pas au monde un seul roman parfait. Gil-Blas est celui de tous qui approche le plus de la perfection, et pourtant, il faut convenir qu’il manque d’un bout à l’autre de dignité, de droiture et de tout ce que l’on appelle beauté morale. Un auteur qui réunirait les qualités variées de Walter Scott à celles de Le Sage, avec une plus grande et une plus profonde connaissance de la morale que l’un et l’autre, pourrait atteindre à cette perfection que nul n’a pu réaliser depuis Apulée.
— À propos de morale, dit lady Roseville, ne pensez-vous pas que chaque roman doit avoir un but spécial et traiter d’un bout à l’autre une question de morale, ainsi que cela se voit dans Marmontel et dans miss Edgeworth.
— Non, répondit vivement Vincent, les meilleurs romans ne prouvent pas grand’chose, ou plutôt ils ont tous le même objet, c’est de nous faire mieux connaître le cœur humain. C’est là la philosophie du roman. Quiconque parvient à nous montrer ce que nous sommes et à nous découvrir à nous-mêmes le secret de notre nature, a bien mérité de la science et de la vertu, car toute vérité est une leçon de morale. Ce but si grand et si universel, se trouve selon moi, plutôt rétréci qu’étendu par la préoccupation exclusive de cette moralité unique dont vous parlez.
« Ainsi Dryden, dans ses essais sur l’histoire de la satire, préfère à bon droit Horace à Juvénal, au point de vue de l’instruction, parce que les satires variées du premier sont dirigées contre tous les vices, tandis que celles du second, plus exclusives en général, ne s’attaquent qu’à l’un d’eux. Toute l’humanité, voilà le champ que les romanciers doivent cultiver, toute la vérité, voilà la morale qu’ils doivent chercher à méditer. C’est dans le dialogue, dans les maximes semées çà et là, dans les déductions tirées des événements, dans l’analyse des caractères qu’ils doivent par occasion instruire et moraliser. Ce n’est pas tout, — et je voudrais qu’un romancier qui vient de paraître récemment sur l’horizon voulût bien retenir ceci : — Ce n’est pas tout, pour un écrivain, d’avoir le cœur bien placé, d’être aimable et sympathique, d’avoir ce qu’on appelle des sentiments élevés, il faut encore qu’il sache mettre en relief une moralité vraie en elle-même ou utile, et profitable à la condition qu’on l’inculquera au lecteur. Avant de commencer à écrire, il faut qu’il connaisse à fond les opérations les plus abstraites et les plus métaphysiques de l’esprit. Si son instruction n’est pas à la fois profonde et précise, son amour pour le bien ne servira qu’à l’égarer, et il se pourra qu’il fasse passer les préjugés d’un cœur trop sensible pour les préceptes mêmes de la vertu. Plût à Dieu qu’on regardât comme nécessaire de s’instruire avant de prétendre instruire les autres. Dire simplement que la vertu est vertu parce qu’elle est bonne en son fonds, et le vice tout au contraire, ce n’est pas les faire connaître. Pour moi, si j’écrivais un roman, je voudrais commencer par devenir un observateur actif, vigilant et pénétrant, des hommes et des choses. Ensuite, je voudrais, après avoir ainsi examiné les effets dans la vie réelle, rechercher les causes dans les livres, et dans la méditation du cabinet. C’est alors, alors seulement, que je m’étudierais à acquérir les grâces légères du style et l’art de bien peindre. Mais je ne lâcherais la bride à mon imagination qu’après m’être bien convaincu qu’elle ne peut, ni enfanter des monstres au lieu d’hommes, ni des erreurs au lieu de vérités. Quant à mes moyens d’instruire ou d’amuser, je voudrais prendre des personnages qui ne fussent ni meilleurs ni pires que ne l’est l’humanité, et la moralité que je voudrais en faire ressortir se traduirait plutôt par des plaisanteries ou de l’ironie, que par des sermons et des tirades mélancoliques. Il n’y a jamais eu de défaut corrigé par la peinture de la perfection ; et si la légèreté et le ridicule sont, comme on le dit, les auxiliaires habituels du vice, je ne vois pas pourquoi on ne les emploierait pas aussi bien pour défendre la vertu. Il y a une chose dont vous pourrez être sûrs, c’est que le rire étant un des attributs distinctifs de l’espèce humaine, jamais une intelligence brute, un cœur sauvage, ne s’y livre avec plaisir. »
Vincent se tut.
« Merci, mylord, dit lady Roseville, en prenant le bras de miss Glanville et en quittant la table, cette fois-ci vous avez bien voulu consentir à nous donner votre propre sentiment et non celui des autres ; vous n’avez presque pas fait de citations.
— Acceptez, » dit Vincent en se levant,