Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 249-250).


CHAPITRE LI


Nous prîmes affectueusement congé de M. Gordon et nous nous retrouvâmes au grand air ; la pipe et l’absinthe avaient grandement contribué à entretenir notre ivresse, et nous étions plus éloignés que jamais de l’idée d’aller nous mettre au lit. Nous nous dirigeâmes, en riant et en plaisantant tout le long du chemin, vers une station de fiacres. Nous prîmes le premier venu et nous nous fîmes conduire à Piccadilly. Le cocher nous arrêta au coin de Haymarket.

« Deux passées ! cria le garde de nuit comme nous passions auprès de lui.

— Tu en as menti, gredin, lui dis-je, nous venons de passer trois. »

Nous étions tellement gais que cette mauvaise plaisanterie nous fit rire aux éclats. Voyant de la lumière à travers la porte du Salon Royal, nous frappâmes et l’on nous ouvrit. Nous nous assîmes à la seule table qui fût libre et nous nous mîmes à considérer les élégants citoyens qui encombraient la salle.

« Holà, garçon ! cria Tringle, du vin chaud. — Je ne sais pas comment cela se fait, mais le diable lui-même ne pourrait pas me guérir de ma soif. Le vin et moi nous éprouvons l’un pour l’autre une affinité chimique. — Vous savez que nous avons déjà vu qu’on pouvait apprécier la force d’attraction de deux corps l’un pour l’autre, d’après la force qui est nécessaire pour les séparer. »

Au moment où nous nous livrions à toutes les excentricités possibles, criant, et nous donnant en spectacle, un nouvel arrivant entra, s’approcha de nous, chercha partout des yeux un siège et, n’en voyant pas de libre, il s’avança tranquillement vers notre table. Il me dit alors : « Ha ! M. Pelham, comment cela va-t-il ? Voilà une bonne rencontre, avec votre permission je vais prendre mon grog à votre table. Je ne vous gêne pas, j’espère — plus on est de fous, hein ? Garçon, un grog, pas trop faible, entendez-vous ? »

Inutile de dire que ce beau discours sortait de la bouche de M. Tom Thornton. Il était à moitié pris de vin, et ses petits yeux perçants tournoyaient dans sa tête comme un tourbillon. Dartmore, qui était et qui est encore le meilleur garçon de la terre, salua l’ivresse de notre nouveau camarade comme un franc-maçon qui rencontre un frère, et lui fit place à côté de lui. Je ne pus m’empêcher de remarquer, à part moi, que Thornton paraissait moins soigné qu’autrefois. Son habit était percé au coude, son linge était sale et déchiré ; on ne voyait plus chez lui aucun vestige de cette recherche de mauvais goût qui était alors l’un des traits les plus saillants de son caractère. Il avait également perdu en grande partie cette santé florissante qui brillait jadis sur son visage ; ses joues étaient creuses, ses yeux enfoncés, son teint plombé malgré la rougeur que l’intempérance répandait en ce moment sur sa face. Néanmoins il était en verve, et il devint bientôt si amusant que Dartmore et Tringle furent enchantés de lui.

Quant à moi, l’antipathie que j’éprouvais pour cet homme me dégrisa et me rendit silencieux le reste de la nuit. Aussi comme Dartmore et son ami parlaient de se faire présenter à des dames de la connaissance de Thornton, et dont celui-ci disait le plus grand bien, je me séparai d’eux, et, tant bien que mal, je pris le chemin de la maison.