Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 256-261).


CHAPITRE LIII


Quelque froid et mondain que je doive paraître, d’après le ton de ces mémoires, je puis dire sans crainte que l’une des plus délicieuses soirées que j’aie jamais passées, fut celle où je fus pour la première fois présenté à miss Glanville. Je rentrai chez moi, tout rempli de je ne sais quelle douce ivresse et de quelle joie intime qui donnait à ma vie un charme inconnu et une fraîcheur nouvelle. Deux heures avaient suffi pour changer le cours de mes pensées et de mes sentiments.

Miss Glanville n’avait rien d’une héroïne. Je hais vos héroïnes. Elle n’avait pas cette aisance tempérée par la modestie, et cette dignité tranquille, dont certains écrivains parlent avec tant de succès. Dieu merci, elle était vivante ! Elle avait beaucoup d’esprit joint à une douceur enfantine, une extrême droiture de jugement, avec une délicatesse de gazelle. Quand elle riait, toute sa figure, les lèvres, les yeux le front, les joues, riaient à la fois. Son sourire, c’était les cieux ouverts ; lorsqu’elle était sérieuse, c’était avec une gravité si sublime, si élevée et en même temps si douce et si aimable que (pourvu qu’on fût doué de la moindre imagination) on se sentait enclin à concevoir, d’après ce joli modèle, une espèce nouvelle de Chérubins et de Séraphins, les anges de l’amour et de la sagesse. Peut-être n’était-elle pas, pour mon goût particulier, assez silencieuse en société ; mais lorsqu’elle parlait, c’était avec une propriété de termes et une justesse de pensées, qui me tenaient en suspens, si bien que si sa voix se taisait, je souffrais de ne plus l’entendre, Il me semblait alors qu’une merveille de la nature venait de disparaître.

Mais en voilà assez sur ce sujet pour le moment. Je tournais nonchalamment les feuillets d’un vieux livre, le lendemain de la soirée de lady Roseville, lorsque Vincent entra. Je remarquai que son visage était plus colère et que ses yeux brillaient d’un plus vif éclat que d’habitude. Il regarda tout autour de la chambre, et s’approchant de moi, il me dit à voix basse :

« Pelham, j’ai en tête quelque chose d’important dont je désire causer avec vous. Mais d’abord permettez que je vous prie de mettre de côté, pour un moment, votre légèreté habituelle, et, laissez-moi dire aussi, votre affectation. Écoutez-moi avec cette candeur et cette solidité de jugement qui sont le fond de votre caractère.

— Mylord Vincent, lui dis-je, il y a dans vos paroles une élévation et une solennité qui me vont jusqu’à l’âme à travers mon bel habit de chez M… Je vous écouterai, comme vous le désirez, depuis l’alpha jusqu’à l’oméga de votre discours.

— Mon cher ami, me dit Vincent, j’ai souvent remarqué que, en dépit de votre goût pour le plaisir, vous aviez l’esprit constamment tourné vers les sujets les plus élevés et les plus graves ; et j’ai bien auguré de votre talent et de votre avenir, en voyant le peu de montre que vous faisiez de l’un, et le peu de souci que vous semblez prendre de l’autre.


C’est une chose bien connue que l’humilité est l’échelle des jeunes ambitions.


« J’ai aussi remarqué que dans ces derniers temps, vous avez été beaucoup chez lord Dawton ; j’ai même entendu dire que vous vous êtes entretenu avec lui, deux fois, en tête-à-tête. Tout le monde sait que ce personnage espère faire arriver l’opposition au ministère, aux grata arva de la Trésorerie. Quoique les Whigs soient, depuis nombre d’années, éloignés des affaires, il y a des personnes qui prétendent prévoir la chance d’une coalition entre eux et M. Gaskell, aux principes duquel, ajoutent les mêmes personnes, ils se seraient ralliés peu à peu. »

Vincent s’arrêta un moment, et me regarda en face. Je dirigeai mes yeux vers les siens pour y lire sa pensée. Il changea de contenance et continua ainsi :

« Maintenant, écoutez-moi ; une telle coalition est impossible. Vous riez… Eh bien, je le répéte. Mon but est de former un troisième parti. Peut-être, pendant que les deux grands partis convoitent à l’avance la succession du cabinet, s’en présentera-t-il subitement un troisième qui héritera. Faites-moi espérer qu’il n’est pas impossible que vous vous réunissiez à nous, et je vous en dirai davantage. »

Je restai pensif pendant quelques minutes avant de répondre à Vincent ; à la fin, je lui dis :

« Je vous remercie sincèrement de votre proposition ; dites-moi seulement le nom de deux membres de votre parti et je vous répondrai.

— Lord Lincoln et lord Lesborough.

— Quoi ! lui dis-je, le Whig qui a dit à la chambre haute que quelle que fût la misère du peuple on ne devait pas lui sacrifier un seul des privilèges despotiques de l’aristocratie. Allons donc ! je ne veux de lui à aucun prix. Quant à Lesborough, c’est un sot et un fanfaron, qui s’en va partout, faisant résonner son grand soufflet de forge oratoire, d’où il ne sort que de la fumée et du bruit. Je ne veux ni de l’un, ni de l’autre.

— Vous avez raison dans le jugement que vous portez sur mes deux confrères, me répondit Vincent, mais il faut nous servir de mauvais instruments pour atteindre notre but qui est bon.

— Non, non, lui dis-je, le premier charpentier venu vous dira le contraire. »

Vincent me regarda avec défiance.

« Tenez, me dit-il, je sais qu’il n’y a pas d’homme qui désire plus que vous des places, le pouvoir et la réputation. Est-ce vrai ?

— Oui, lui répondis-je.

— Joignez-vous à nous ; je vous trouve une place à la chambre des Communes immédiatement. Si nous réussissons, vous aurez le poste le plus élevé et le plus avantageux que je pourrai vous donner. Maintenant, quel est ton roi, parle ou meurs.

— Je vous répondrai par une phrase du même auteur : Foin d’un petit emploi ! Savez-vous, Vincent, quelque étrange que cela puisse vous paraître, que j’ai quelque chose comme une conscience. Il est vrai que je l’oublie par-ci, par-là, mais si je devenais un personnage politique, la mémoire des autres se chargerait bientôt de m’en faire souvenir. Je connais bien votre parti, et je n’en connais pas, permettez-moi de le dire, qui soit plus préjudiciable au pays, ni plus révoltant pour moi, aussi je vous affirme positivement que j’aimerais mieux nourrir mon caniche avec des tripes au lieu de lui donner de la crème et des fricassées de poulet, que de devenir un instrument entre les mains de gens comme Lincoln et Lesborough ; songez donc, des hommes qui parlent beaucoup et ne font rien, qui ajoutent l’ignorance de tous les principes de la législation, à l’indifférence pour tout ce qui est dans l’intérêt du peuple, qui sont pleins de vieux dictons et ne sauraient citer un exemple moderne, qui veulent niveler ce qui est en haut et foulent aux pieds ce qui est en bas. Mais ces gens-là ne feraient pas plus de cas de l’habileté dont vous me gratifiez, que le chasseur qui se sert du furet, lequel s’élance avec plaisir dans les terriers, et se fait destructeur pour le compte de son maître. Votre parti ne peut pas tenir. »

Vincent devint pâle.

« Et depuis quand, me dit-il, avez-vous appris les principes de la législation, et conçu ce louable zèle pour les intérêts du peuple ?

— Depuis, lui dis-je, que j’ai appris quelque chose. La première notion exacte que j’aie acquise est la suivante : C’est que mon intérêt est intimement lié à celui des êtres parmi lesquels je cours la chance d’être relégué. Si je leur nuis, je me nuis à moi-même, si je leur fais du bien, j’en profite en commun avec eux. Maintenant comme j’ai une grande affection pour le personnage qui a, en ce moment, l’honneur de vous parler, j’ai résolu d’être honnête pour l’amour de lui, autant que par zèle pour les intérêts du peuple. Quant au peu de connaissance que je possède des principes de la législation, et dont vous avez la bonté de me faire compliment, regardez les livres qui sont sur cette table, et les papiers qui sont sur ce pupitre, et sachez que depuis que j’ai eu le déplaisir de vous quitter à Cheltenham il ne s’est point passé un seul jour sans que j’aie consacré six heures au moins à lire et à écrire, dans ce seul but. Mais c’est assez parler de cela. — Montez-vous à cheval aujourd’hui ? »

Vincent se leva lentement, en récitant les vers d’un opéra italien :


Gli arditi tuoi voli
Gia noti mi sono
Ma in vano a quel trono
Tu aspiri con me ;
Trema per te !


« Io tremo (lui répondis-je), Io tremo di te !

— Bien, répondit Vincent ; et je vis que sa belle et généreuse nature avait déjà surmonté le ressentiment momentané que mon refus avait fait naître on lui. Bien, j’estime vos sentiments quoiqu’ils diffèrent des miens. Je puis compter sur votre discrétion ?

— Certainement, lui dis-je.

— Je vous pardonne, Pelham, ajouta-t-il, nous nous quittons bons amis !

— Attendez un moment, lui dis-je, et pardonnez si je me permets de donner un conseil à plus fort que moi. Il n’y a personne (et je puis le dire en toute sûreté de conscience, car si j’ai souvent adulé mes ennemis, je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais flatté mes amis), il n’y a personne qui ait une plus grande admiration pour votre mérite, que moi. Je désire ardemment vous voir dans une situation qui vous permette de vous développer ; réfléchissez un moment avant de vous lier non pas à un parti seulement, mais à des principes qui ne peuvent pas triompher. Vous n’avez qu’à vous montrer, et vous pouvez quand vous le voudrez diriger l’opposition ou arriver aux premiers postes dans l’administration. Attachez-vous à ce qui est certain, plutôt qu’à ce qui est douteux ; ou du moins restez neutre. Telle est ma confiance dans votre talent que si vous n’étiez pas uni à ces hommes-là, je vous promettrais sincèrement de combattre ou de tomber avec vous, quand même vous n’auriez pas pu rallier dans toute l’Angleterre un autre soldat à votre étendard ; mais…

— Je vous remercie, Pelham, me dit Vincent. En attendant que nous soyons ennemis en public, restons amis dans le particulier. Je ne demande rien de plus. Adieu. »