Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 166-171).


CHAPITRE XXXV


Le bourg de Buyemall avait été pendant longtemps la propriété incontestée de lord Glenmorris, jusqu’au jour où un riche banquier nommé Lufton acheta une propriété considérable dans le voisinage de Glenmorris-Castle. Cet événement qui fut comme le signe précurseur d’une révolution dans le bourg de Buyemall, eut lieu la première année où mon oncle prit possession de son domaine. Quelques mois après, une vacance ayant eu lieu dans le bourg, mon oncle proposa un candidat de son parti, mais au grand étonnement de lord Glenmorris , et à la grande joie des bourgeois de Buyemall, M. Lufton se présenta en opposition au candidat Glenmorris. À cette époque de lumières, les innovations ne respectent même pas les institutions les plus sacrées du passé. Les électeurs du bourg, pour la première fois depuis leur formation en corps électoral, commencèrent à hésiter, puis finirent par une rébellion ouverte. La faction Lufton, horresco referens, fut triomphante, et le candidat rival fut nommé. Depuis ce jour le bourg de Buyemall fut ouvert à tout le monde.

Mon oncle, qui était un homme d’un excellent naturel, et qui professait des opinions étranges à l’endroit de la représentation libre et du droit des électeurs, ne fut guère ému de cet événement. Il se contenta depuis lors, de porter son intérêt et son influence sur l’un des deux représentants, laissant les Lufton entièrement maîtres de disposer de l’autre siège dont ils continuèrent à avoir le monopole sans conteste.

Durant les deux dernières années, feu M. Toolington, le candidat de mon oncle, se mourait lentement d’une hydropisie, et les Lufton avaient eu pendant tout ce temps des attentions si particulières pour les honnêtes électeurs du bourg, qu’on les soupçonnait vivement de vouloir tenter un vigoureux effort afin de faire nommer encore un candidat à eux dans les nouvelles élections, ce qui les aurait mis en possession des deux sièges. Depuis un mois, ces soupçons s’étaient changés en certitude. M. Auguste Léopold Lufton, le fils aîné de Benjamin Lufton, avait annoncé publiquement son intention de se présenter pour succéder à M. Toolington ; c’était là l’ennemi contre lequel je devais entrer en ligne.

Telle avait été, en abrégé, l’histoire du bourg, jusqu’au moment où je vins me mêler aux événements. Dès le second jour de mon arrivée au château, l’avertissement suivant parut à Buyemall :

« Aux électeurs indépendants du bourg de Buyemall.

« Messieurs,

« En me présentant devant vous, je prétends à une faveur, qui n’est ni sans précédents ni sans fondement. Ma famille réside, depuis des siècles, au milieu de vous, et n’a jamais cessé d’y jouir de cette influence que doivent donner une confiance naturelle et un échange de bons offices. Si j’avais le bonheur d’être choisi par vous, pour vous représenter, vous pourriez compter sur tous mes efforts pour mériter cet honneur. Un mot sur les principes auxquels je me rallie : Ce sont ceux qui sont professés par les hommes les plus sages et les meilleurs du pays ; ce sont ceux qui également opposés aux empiètements de la couronne et à la licence du peuple, servent le mieux les intérêts du peuple et de la couronne. Voilà, Messieurs, sur quoi je me fonde en aspirant à l’honneur d’obtenir vos suffrages, et c’est avec le plus profond respect pour votre corporation ancienne et honorée, que je signe, votre très-obéissant serviteur,

« Henry Pelham. »

Telle fut la première manifestation publique de mes intentions ; cette pièce qui était due à la plume de M. Sharpon, notre homme de loi, fut considérée, par nos amis, comme un chef-d’œuvre ; en effet, ainsi que ma mère le fit observer sagement, elle ne me compromettait en rien, ne me vouait à aucun principe, et contenait des opinions que tous les partis devaient trouver excellents.

La première maison où j’allai rendre visite, appartenait à un clergy-man de bonne famille qui avait épousé une dame de Baker-street : de sorte que le Révérend Combermere Saint-Quintin et sa femme se considéraient comme appartenant à la noblesse. Malheureusement j’arrivai dans un mauvais moment. En entrant dans l’antichambre, je vis un valet de pied crasseux qui portait une platée de pommes de terre dans la salle à manger. L’autre Ganymède (une espèce de valet de pied en chef) qui m’ouvrit la porte, arrangeait encore son habit de livrée qu’il venait de passer à la hâte en m’entendant sonner ; il avait la bouche pleine de pain et de fromage ; il me fit entrer dans la salle à manger. Je pensai que tout était perdu pour moi, lorsqu’on entrant, je vis la dame du lieu qui servait à son plus jeune enfant une espèce de drogue, que j’ai appris depuis être du pudding aux mûres. Un autre braillard criait d’un air affamé : « une pomme de terre, papa ! »

Le père en personne, découpait pour ce petit monde, avec sa serviette passée dans la boutonnière du haut de son gilet. Quant à la mère, à l’abri d’une grande bavette toute tachée de gelée de viande et de sauce de pudding aux mûres, elle était assise dans une attitude majestueuse et sereine, sur un haut tabouret, comme Junon sur l’Olympe. Elle se montrait joyeuse plutôt que fâchée du vacarme confus d’un tas de petites divinités domestiques, qui mangeaient, criaient, s’éclaboussaient et se chamaillaient autour d’elle. Ce fut au milieu de ce bruit et de cette confusion que le candidat à la représentation du bourg de Buyemall fut introduit dans l’intérieur de la famille de nobles personnes M. et Mme Saint-Quintin.

La dame se leva aussitôt qu’elle entendit prononcer mon nom. Le révérend Combermere Saint-Quintin fut pétrifié. L’assiette qui voyageait du plat de pudding au plus jeune enfant s’arrêta dans sa course comme le soleil à la voix de Josué. Le morceau que l’aîné des fils portait à sa bouche resta fixé à sa fourchette. Les sept dormants ne furent pas plus soudainement et plus complètement surpris par les charmes de l’enchanteur. « Ah ! m’écriai-je en m’avançant vivement, de l’air le plus joyeux et le plus aimable, quel bonheur pour moi de vous trouver tous à goûter ! Je me suis levé et j’ai déjeuné de si bon matin aujourd’hui, que je suis réellement affamé. Voyez comme cela se trouve bien, Hardy (dis-je en me tournant vers un des membres de notre société électorale qui m’accompagnait), justement je vous disais à l’instant que je ne savais pas ce que je donnerais pour trouver M. Saint-Quintin à table. Voulez-vous me permettre, madame, d’être un des vôtres ? »

Madame Saint-Quintin rougit, se troubla et murmura quelques mots que je résolus de ne pas entendre. Je pris une chaise, promenai mes yeux autour de la table faisant exprès de ne les arrêter sur rien, et je dis : « Du veau froid ! ah, ah ! il n’y a rien que j’aime autant que cela. Seriez-vous assez bon, M. Saint-Quintin, pour me le passer ? Holà ! mon petit homme, voyons si tu sauras me donner une pomme de terre. Tu es un brave garçon. Quel âge as-tu, mon jeune, héros ? À voir votre mère on vous donnerait deux ans, mais à vous voir on vous en donnerait six.

— Il aura quatre ans au mois de mai prochain, dit sa mère, rougissant, cette fois, de plaisir.

— Vraiment, repris-je en l’examinant avec attention ; puis me tournant vers le révérend Combermere, j’ajoutai sur un ton plus grave : « Je crois que vous avez une branche de votre famille fixée en France ; j’ai vu là-bas un Saint-Quintin qui est duc de Poitiers.

— Oui, dit M. Combermcre, oui, il y a encore en Normandie des Saint-Quintin, mais j’ignorais qu’ils eussent le titre de duc.

— Oh ! lui dis-je d’un air surpris, et jetant un nouveau regard sur l’enfant : « c’est une chose étonnante comme les ressemblances de famille se conservent longtemps. J’étais grand ami avec les enfants du duc. Mais pardon si je vous redemande un peu de ce veau, il est si bon et je suis si affamé !

— Combien de temps êtes-vous resté à l’étranger ? me demanda madame Saint-Quintin qui avait escamoté sa bavette et lissé ses boucles, opération dont j’avais adroitement favorisé le succès en regardant à propos d’un autre côté pendant deux ou trois minutes.

— Sept ou huit mois. Le fait est que le continent, pour nous autres Anglais, est bon à voir mais non à habiter ; cependant on y trouve quelques avantages. Par exemple, M. Saint-Quintin, on conserve là le respect qui est dû à l’ancienneté de la naissance ; ici, vous le savez, c’est l’argent qui fait l’homme, comme dit le proverbe.

— Oui, dit M. Saint-Quintin avec un soupir, c’est vraiment une abomination de voir tous ces parvenus s’élever autour de nous et reléguer au second plan tout ce qui est respectable par son antiquité. C’est une époque dangereuse, M. Pelham, une époque dangereuse. Partout des innovations mises à la place des institutions les plus sacrées ! Je suis sûr, M. Pelham, que vos principes sont radicalement hostiles à ces doctrines à la mode qui ne peuvent nous conduire qu’à l’anarchie et à la confusion ; oui, à l’anarchie !

— Je suis enchanté de voir que nous sommes complètement du même avis, lui dis-je, je ne puis pas souffrir tout ce qui peut nous conduire à l’anarchie et à la confusion !

— Eh bien alors, dit M. Combermere en rapprochant sa chaise de la mienne, alors, M. Pelham, nous pouvons causer. Les femmes n’entendent rien à la politique. »

Après avoir exprimé ce sage aphorisme, M. Combermere se mit à rire d’un rire solennel et réservé qui allait bien à sa physionomie. Je m’associai à cette allégresse pendant deux ou trois secondes. Ensuite, ayant toussé trois fois, je pris une figure de circonstance, et m’enfonçai dans le cœur de la question (in medias res).

« M. Saint-Quintin, lui dis-je, vous êtes informé, je pense, de l’intention où je suis de briguer les suffrages des électeurs du bourg de Buyemail. Je n’ai pas dû y songer un instant sans me proposer de venir d’abord auprès de vous avant de faire aucune autre visite, pour solliciter l’honneur de votre suffrage. » M. Combermere parut satisfait et s’apprêtait à répondre. « Oui, répétai-je, vous êtes la première personne à laquelle je rends visite. »

M. Combermere sourit. « Bien, dit-il, nos familles ont été depuis longtemps sur le pied d’une intimité parfaite.

— Depuis, m’écriai-je, depuis Henri VII les maisons de Saint-Quintin et de Glenmorris sont alliées. Vos ancêtres, vous le savez bien, étaient établis dans le comté avant les nôtres, et ma mère m’a assuré qu’elle avait lu dans je ne sais quel vieux livre, une longue relation d’une fête donnée par un de vos ancêtres à l’un des miens, dans le château de Saint-Quintin. J’espère, monsieur, que nous n’avons rien fait pour démériter de cette confiance et de cet appui que les vôtres nous ont accordés depuis si longtemps. »

M. Saint-Quintin s’inclina avec une satisfaction marquée, sans mot dire ; à la fin pourtant, il retrouva la parole. « Mais vos principes, M. Pelham ?

— Ce sont les vôtres, mon cher monsieur ; tout pour combattre l’anarchie et la confusion.

— Mais la question catholique, M. Pelham ?

— Oh ! la question catholique, répétai-je, c’est une question d’une grande importance ; elle ne passera pas, non, M. Saint-Quintin, non, elle ne passera pas ; comment pouvez-vous croire, mon cher monsieur, que dans une question aussi importante, j’agisse contre ma conscience ? »

Je prononçai ces mots avec chaleur, et M. Saint-Quintin était trop convaincu ou trop timide pour insister d’avantage sur un point aussi délicat. Je remerciai ma bonne étoile quand je le vis s’arrêter, et sans lui donner le temps d’entamer une autre question, je lui dis :

« Oui, M. Saint-Quintin, vous êtes la première personne à qui j’aie rendu visite. Le rang que vous occupez dans le pays, l’ancienneté de notre naissance, à coup sûr, me commandaient cette conduite ; mais je n’ai songé qu’à une chose, c’est à l’ancienneté des liens qui unissent les Saint-Quintin et les Pelham.

— Très-bien, dit le révérend Combermere, très-bien, monsieur Pelham, vous pouvez compter sur mon appui, et je souhaite du plus profond de mon cœur, tous les succès du monde à un jeune homme qui a des principes aussi excellents. »