Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 172-176).


CHAPITRE XXXVI


En sortant de chez M. Combermere nous allâmes chez un marchand de vin, homme brusque, rude, et radical, que j’avais peu de chance de gagner à ma cause. Mais le succès que je venais d’obtenir auprès de l’Armado clérical m’avait donné du courage, et je bravai toute crainte, quoique j’eusse les meilleures raisons du monde de ne pas espérer. Combien il est impossible d’établir des règles de conduite certaines pour arriver à gouverner les hommes, alors même qu’on connaît parfaitement le caractère des gens qu’il s’agit de gagner à sa cause ! Soyez digne et cérémonieux avec les Saint-Quintin, m’avait dit ma mère, et ce conseil, en thèse générale, était excellent. Si j’eusse trouvé les Saint-Quintin dans leur salon de réception, madame en grande toilette, les enfants bien tenus et réservés, j’eusse été aussi majestueux que Don Quichotte dans sa robe de chambre de brocart ; mais les trouvant en déshabillé, je devais affecter une très-grande simplicité, une aisance et une bonhomie parfaites. Je ne devais pas avoir l’air de quelqu’un qui est accoutumé à plus de luxe que je n’en voyais là ; il ne fallait pas, en dissimulant mal mon amour-propre, leur rappeler la blessure que le leur venait de recevoir. La grande difficulté était de mêler à cette familiarité un certain respect, tout comme aurait pu faire l’ambassadeur de France avec l’auguste personne de George III, s’il avait trouvé Sa Majesté à table à une heure après midi mangeant un ragoût de mouton aux navets.

Je me félicitai autant d’avoir vaincu cette difficulté, que si j’avais remporté la plus belle victoire ; c’est que, en effet, inoffensif ou sanguinaire, à la guerre comme dans une élection, le triomphe qui flatte le plus notre vicieuse nature, c’est la conquête de nos semblables.

Mais il faut retourner à notre marchand de vins, M. Briggs. Sa maison était à l’entrée du bourg de Buyemall, entourée d’un petit jardin où brillaient des crocus et des tournesols ; à droite s’élevait un berceau sous lequel, le soir, en été, on pouvait voir le respectable propriétaire du lieu, avec son gilet déboutonné. Ce respectable bourgeois ne dédaignait pas dans ces moments de calme et de bien-être, de demander à la bienfaisante herbe de Virginie quelques moments de rêveries célestes et de douce contemplation. Là, tout en lançant des bouffées de fumée, en regardant ses crocus aux brillantes couleurs, et en songeant vaguement à ses commandes du jour, M. Briggs roulait dans sa tête des idées vastes sur l’importance qu’avaient l’empire Britannique, le bourg de Buyemall, et dans le bourg de Buyemall l’honorable John Briggs.

Je frappai, et la porte me fut ouverte par une gentille petite servante qui me sourit gentiment. Je fus introduit dans un petit parloir où était assis, sirotant un verre de grog, une espèce d’individu, gros, court, monosyllabique, dont la tournure répondait parfaitement au nom de Briggs. Il n’y avait pas à s’y tromper.

« M. Pelham, me dit ce gentleman, qui portait un habit de drap brun, un gilet blanc, une culotte chamois à longues jarretières et des guêtres de même couleur et de même étoffe que la culotte, veuillez vous asseoir, pardonnez-moi si je ne me lève pas ; je suis comme l’évêque du conte, monsieur Pelham, je suis trop vieux pour me lever ; » et là-dessus M. Briggs fit entendre un petit rire saccadé et plaintif, auquel je répondis naturellement par le plus bel éclat de rire dont je fusse capable.

Je n’eus pas plus tôt commencé à rire que M. Briggs s’arrêta court, me lança un regard pénétrant et inquisiteur, secoua la tête et recula sa chaise de trois ou quatre pieds. « Voilà un mauvais présage, me dis-je, il faut que je sonde un peu plus ce monsieur avant de m’aventurer à le traiter comme les autres individus de son espèce !

— Vous avez ici une jolie installation, M. Briggs, lui dis-je.

— Ah ! monsieur Pelham, j’ai aussi un joli petit vote qui ferait encore mieux votre affaire, à ce que je crois.

— Oh ! lui dis-je, monsieur Briggs, pour être franc avec vous, je vous avouerai que je suis venu vous voir pour vous demander votre voix ; donnez-la-moi, ne me la donnez pas, c’est comme vous voudrez. Vous pouvez être bien certain que je n’emploierai pas les petites manœuvres électorales à l’aide desquelles on cherche à amadouer les électeurs et à leur soutirer leur vote. Je vous demande votre voix, comme un homme libre à un homme libre. Si vous pensez que mon adversaire soit le représentant qu’il faut pour votre bourg, au nom du ciel, nommez-le ; si au contraire vous placez votre confiance en moi, je ferai mon possible pour ne pas la trahir.

— Bien dit, monsieur Pelham, s’écria M. Briggs, j’aime la franchise, et vous parlez selon mon cœur. Mais vous devez savoir que l’on n’aime pas à se laisser escamoter son indépendance d’électeur par un gaillard à la langue bien pendue qui vous envoie au diable aussitôt que l’élection est faite. On n’aime pas, ce qui est pis encore, se laisser effaroucher par quelqu’un de ces jolis messieurs, de ces fats qui ont toujours leur généalogie à la main, qui étalent sur leur face l’orgueil de leurs milliers d’arpents, et qui croient vous faire beaucoup d’honneur en vous demandant votre voix ! C’est une triste époque pour un pays libre comme celui-ci, monsieur Pelham, quand on voit un tas de mendiants vaniteux comme ce curé Quincy (c’est comme cela que j’appelle ce révérend imbécile de Combermere Saint-Quintin) qui s’imaginent avoir le droit de régenter et d’influencer d’honnêtes gens qui pourraient les acheter et au-delà, eux et toute leur famille. Je vous le dis, monsieur Pelham, nous ne ferons jamais rien de ce pays-ci, tant que nous ne serons pas délivrés de ces aristocrates terriens avec leurs ancêtres et leur hâblerie. J’espère que vous êtes de mon avis, monsieur Pelham.

— Oh ! répondis-je, il est certain qu’il n’y a rien d’aussi respectable, en Angleterre, que les intérêts de notre commerce. Un homme qui s’est fait lui-même en vaut mille de ceux qui ne sont quelque chose que par leurs ancêtres.

— C’est très-vrai, monsieur Pelham, » dit le marchand de vin en rapprochant sa chaise de la mienne. Alors, posant sur mon bras un de ses doigts gros et courts, il me regarda en face, d’un air investigateur et me dit : « La réforme parlementaire, qu’est-ce que vous dites de cela ? Vous n’êtes pas partisan des anciens abus et de la corruption moderne, je suppose, monsieur Pelham !

— Pas le moins du monde ! m’écriai-je avec un air d’honnête indignation. J’ai une conscience, voyez-vous, monsieur Briggs, j’ai une conscience, comme homme public, non moins que comme homme privé !

— Admirable ! s’écria mon hôte.

— Non, continuai-je, en m’animant de plus belle, non, monsieur Briggs, je ne veux pas ici faire parade de mes principes avant d’avoir montré ce que je peux faire. Le moment de proclamer ses principes ne vient que quand on en a montré les bons effets en les mettant en action. Je ne veux pas, monsieur Briggs, vous demander votre voix comme une faveur, ainsi que le fera peut-être mon adversaire. Il s’agit ici d’une confiance mutuelle entre mes commettants et moi. Quand je me présenterai de nouveau devant vous, il faut que vous ayez le droit de me demander compte de la façon dont j’aurai pu répondre à votre confiance comme votre représentant. Monsieur Briggs, j’ose dire que cette manière de me présenter à vous peut paraître sans gêne et fort impolitique, mais je suis un homme tout rond ; je dis les choses crûment, et je dédaigne l’art vulgaire des menées électorales, monsieur Briggs !

— Donnez-nous un coup de main, s’écria le marchand de vins transporté, oui, un coup de main, et je vous promets mon appui, enchanté de voter pour un jeune gentleman qui a des principes aussi excellents ! »

Et voilà, cher lecteur, comment M. Briggs devint, depuis cette entrevue, l’un de mes plus fermes soutiens. Je ne veux pas m’étendre plus longtemps sur cette partie de ma carrière ; les conversations qui précèdent sont un échantillon suffisant de mes qualités électorales. J’ajouterai que, après avoir payé mon tribut de dîners, de liquides, de déclamations, de mensonges, d’équivoques, de corruption électorale, de tapage, de têtes cassées, et de promesses rompues, grâce aussi à ce bon Mercure qui préside aux élections, ma candidature fut élevée sur le pavois, et je me trouvai bel et bien nommé représentant du bourg de Buyemall.