Pelham/34
CHAPITRE XXXIV
Je pense que je puis, sans faire trop de tort au lecteur, passer sous silence les incidents de mon voyage du lendemain, de Calais à Douvres (horrible souvenir !). Je lui épargnerai également le détail des impôts que prélèvent sur les voyageurs les aubergistes entre ce port de mer et Londres. Il n’est pas non plus absolument nécessaire pour le plan de cet ouvrage, de compter toutes les bornes milliaires qu’on rencontre entre la métropole et le château de Glenmorris où ma mère et mon oncle attendaient avec impatience l’arrivée du futur candidat.
Ce fut par un beau soir que je fis mon apparition dans le parc. Il y avait bien des années que je n’étais venu en ce lieu ; et je sentis comme un orgueil de famille s’emparer de moi lorsque je regardai la magnifique étendue de pays, plaines et coteaux, qui se déroula à mes yeux aussitôt que ma voiture eut dépassé la vieille loge du concierge toute tapissée de lierre. De beaux groupes d’arbres se dressaient de chaque côté et semblaient par leur antiquité attester celle de la famille qui les avait plantés ; le soleil dardait sur un lac dormant au pied d’une colline, ses rayons dont la lumière réfléchie par l’écume des ondes se décomposait en mille gouttelettes brillantes comme des saphirs ; les sombres sapins qui bordaient le lac, éclairés par cette riche lumière, semblaient galonnés d’or, et me rappelaient la livrée du duc de ***.
Lorsque je descendis devant la porte du château, les domestiques qui se tenaient rangés en bon ordre et en si grand nombre que j’en fus étonné, me reçurent avec une animation et des démonstrations de joie qui me firent voir, du premier coup, que leur maître vivait à l’ancienne mode. Y a-t-il un homme, à notre époque, qui sache inspirer à ses domestiques le moindre sentiment d’intérêt ou de respect pour lui et pour toute sa race ? Il ne vient à l’esprit de personne de penser que ces gens-là aient, en dehors des services que nous exigeons d’eux, une existence propre et indépendante de la nôtre. En dehors de leur service, à peine savons-nous seulement s’ils existent. De même que la Providence a fait les étoiles pour la terre, elle a fait les domestiques pour les gentlemen ; et comme les étoiles et les domestiques n’apparaissent que quand nous en avons besoin, je suppose qu’ils n’existent réellement que dans ces heureux moments et que, dans l’intervalle, leur existence est pour ainsi dire suspendue.
Pour en revenir à mon arrivée, car je m’aperçois que j’ai le défaut très-grave d’avoir un amour trop prononcé pour les spéculations et les réflexions abstraites, je fus introduit en grande cérémonie dans une immense salle toute tapissée d’énormes bois de cerfs et d’armures rouillées. De là on me fit passer dans une autre pièce dont le plafond était supporté par des colonnes de pierre, et où il n’y avait pas d’autre ornement que les armes de la famille, puis dans une antichambre toute tendue en tapisserie représentant les amours du roi Salomon et de la reine de Saba ; enfin j’arrivai à l’appartement honoré de la présence auguste de lord Glenmorris. Ce personnage était assis sur un sopha en compagnie de trois épagneuls et d’un chien couchant. Il se leva à la hâte lorsque je fus annoncé ; puis, réprimant l’ardeur de son premier mouvement, qui allait le porter peut-être à une chaleur d’accueil mal séante, il me tendit la main d’un air de bienveillante protection, et en pressant la mienne, il m’examina de la tête aux pieds pour voir jusqu’à quel point ma physionomie justifiait cette condescendance.
Quand il se fut donné toute satisfaction à cet égard, il s’enquit de l’état de mon appétit. Il sourit avec bienveillance quand je lui avouai que j’étais tout prêt à lui fournir à cet égard les renseignements les plus satisfaisants. (La première pensée des gens de l’ancien régime qui ont bon cœur, est de vous bourrer l’estomac.) Il fit alors signe à un vieux domestique en cheveux blancs qui se tenait là, attendant ses ordres, et qui disparut aussitôt. Lord Glenmorris voulut bien m’informer que tout le monde avait fini de dîner, mais que je serais servi dans un instant ; que M. Toolington était mort quatre jours avant, que ma mère était en ce moment en tournée électorale pour moi et que mes qualités de candidat seraient mises à l’épreuve dès le lendemain.
Après cette communication, il y eut un instant de silence.
« Quelle belle résidence que celle-ci ! » lui dis-je, avec enthousiasme. Ce compliment naïf plut à lord Glenmorris.
« Oui, me répondit-il, et je l’ai embellie encore plus que vous ne pourriez croire.
— Vous avez fait sans doute des plantations de l’autre côté du parc.
— Non, me dit mon oncle en riant, la nature avait tout fait pour ce lieu quand j’y suis entré, sauf une seule chose, et cet ornement que j’y ai ajouté est le triomphe de l’art.
— Et qu’est-ce donc, lui demandai-je, est-ce l’eau ?
— Vous vous trompez, me répondit lord Glenmorris, cet ornement, ce sont des visages heureux. »
Je regardai mon oncle avec surprise. Je ne saurais dire combien je fus frappé de l’expression de sa physionomie où brillait une calme sérénité ; on eût dit qu’elle était éclairée par un rayon de soleil.
« Vous ne pouvez pas comprendre cela dans ce moment-ci, Henry, me dit-il, après un moment de silence, mais vous verrez par la suite que de toutes les règles pour améliorer une propriété, celle-ci est la plus facile à apprendre. Assez sur ce point. N’avez-vous pas été au désespoir de quitter Paris ?
— J’aurais été désolé en effet de le quitter il y a quelques mois, mais quand j’ai reçu la missive de ma mère, j’ai trouvé les tentations du continent bien faibles en comparaison de celles qui m’attendaient ici.
— Quoi ! est-ce que vous en êtes déjà arrivé à cette grande époque de la vie où la vanité fait peau neuve et où l’ambition succède au plaisir ! Mais, remerciez le ciel, ma morale va s’arrêter là, votre dîner est servi. »
Je remerciai en effet le ciel bien dévotement, et je me hâtai avec joie d’aller faire honneur à l’hospitalité de mon oncle.
Je finissais de dîner, lorsque ma mère entra. Vous pouvez bien penser, qu’en raison de sa tendresse maternelle, elle ne se possédait pas de joie, et cela se comprenait. D’abord, les boucles de mes cheveux étaient beaucoup plus noires qu’autrefois, ensuite, j’avais vraiment bonne mine. Nous passâmes toute la soirée à discuter les graves questions qui avaient motivé mon rappel. Lord Glenmorris me promit de l’argent et ma mère me promit ses conseils, et moi, de mon côté, je les ravis en leur promettant de bien user de l’un et des autres.