Peintures (Segalen)/Peintures magiques/Gesticulation théâtrale

Georges Crès et Cie (p. 43-48).

Ce qui s’apprête est mouvant et mécanique. Une sorte de


GESTICULATION THÉÂTRALE

Oui, je vous l’accorde : le ton en est criard, comme une scène aux tréteaux avec cymbales et gongs de couleurs ! La machine est aussi grossière que l’apparition infernale et feux et flammes et fumées autour du génie, et la poudre qu’on lui jette au nez ! — Ceci représente l’aventure de « l’homme présomptueux qui voulut se battre dans la nuit ».

C’est pourquoi, tout l’arrière plan est noir ; et que, seul au milieu de ce noir, un homme, campé sur un pied, les sourcils froncés férocement, les yeux louchant, le poing armé d’un grand sabre horizontal, vise le coup qu’il doit donner. Ne soyez dupes ni de son air horrible, ni de la richesse empruntée et clinquante des vêtements… (on les rendra au dénouement de ce spectacle…) N’importe, il est plus épouvantail qu’un pourfendeur des Trois-Royaumes, et, campé sur son pied, il ne bouge.

Vous non plus, ne bougez pas : avalez d’un seul coup une grande halenée et gardez la jusqu’à l’épuisement : alors la Peinture bien montée, comme un simulacre du réel, va dérouler toute l’histoire lamentable et grossière — autant qu’héroïsme populaire — que voici…

(Mais écoutez : avant de se tenir armé, seul, dans la nuit, cet homme qui fait peur et qui est un homme en voyage, accompagné de ses femmes, — une épouse, une concubine, — et de trois de ses enfants, — une grande fille, une petite et un petit garçon, — en tout cinq bouches et lui, — cet homme est arrivé à la porte de l’auberge qu’on lui dit fréquentée par d’autres que des hommes. Il insiste pour loger. On le prévient « qu’il ne sera point seul dans la nuit. » Il entre, et tout en baignant d’eau chaude son visage, il réclame un sabre, — se redresse, l’examine, et souriant, dit avec esprit : « Qu’il vienne donc seulement un fantôme, j’en fais deux ». Et puis le voilà seul dans son noir, campé sur son pied.)

Pas d’impatience : attendez la visite. Là ! Un haut Vieillard plein de manières… salue profondément avant que l’homme n’ait détendu le bras… et le coup passe sur un dos plié. Le Vieillard se relève : « Merci ! Grand Héros ! Fils de Kouan-ti même ! Il y avait ici quelques fantômes en effet. Ce poing courageux les a mis en fuite… Ma terre est délivrée. Et je suis le Génie du lieu. » Il pâlit, puis noircit, et avant de disparaître fait des gestes qui signifient : « s’ils revenaient, les autres, n’oubliez pas de vous bien servir (il montre le sabre) de cela. »

L’homme est de nouveau seul dans son noir, campé sur son pied, sabre au poing, prêt à trancher par la nuit…

Respirez. Bien. Regardez encore : la nuit se peuple. Ce n’est plus le Visiteur cérémonieux mais quelque chose… une présence… un visage presque palpable et trop doux… Vlan ! d’un seul coup, le sabre cueille une tête qui tombe et s’accroche au fer par de longs cheveux gluants…

Respirez. Bien. Regardez encore. Nouvelle aventure : une face confiante, souriante… Vlan ! Second coup. — La face est écrasée sur les dalles. Et le même geste, par trois fois : trois, quatre, cinq. La dernière tête est petite, tranchée du fil de la lame ; — respirez enfin.

Mais voici qu’une odeur ou une couleur non plus froide, mais chaude, puis tiède à s’en détourner et à fuir, se répand et nous incommode. Respirez fortement : vous ne pouvez pas la chasser : une odeur ! une couleur ! Cependant le vainqueur des fantômes est là, toujours campé dans le noir. Va-t-il déjà crier son triomphe ? ou bien si, prudemment, il lui faut attendre l’aube ?

L’aube point. Les yeux ivres de jour, il s’élance au dehors, gesticulant de plus belle, cherchant partout son épouse et sa concubine, ses deux filles et son fils pour leur annoncer et leur décrire ses cinq combats.

Le grand jour éclate sur la scène. On peut tout voir à son aise : on voit les cinq corps décapités, les cinq boules fantômales, au front sans yeux, aux lèvres non percées ? Regardez mieux : ce sont deux têtes jolies, intactes sous les fards… Et trois de plus, toutes enfantines, toutes humaines. C’est la femme, la concubine, les filles et le fils qui sont venus, poussés par le Génie du lieu, vieux vampire, se jeter sous le tranchant. On voit tout maintenant au grand jour…

Un jour cru ! Je vous l’accorde : rouge et blanc de fard sur noir-fumeux. Des gestes mécaniques. C’est grossier comme si souvent la vie dans son goût inné pour le tréteau…