Peintures (Segalen)/Peintures magiques/Fête à la cour d’un prince Ming

Georges Crès et Cie (p. 38-42).

Et maintenant, voici toute une


FÊTE À LA COUR


D’UN PRINCE MING…


et qui s’étale sur douze grands feuillets d’écran plus hauts qu’un homme bras levés. Et vous croiriez d’abord à l’assemblage tourbillonnant à l’aventure de ces centaines de gens incrustés en couleurs dans le fond noir ? Suivez donc ces deux directives : l’une, qui commence dans le coin droit, tout en bas, s’en va jusqu’en haut et à gauche. C’est l’axe, la chaîne vertébrale, la grande voie médiane honorifique. L’autre, qui la double en diagonale aiguë, marque de ses traits parallèles la perspective non fuyante, et donne libre accès et l’habitat dans ces palais imaginaires. C’est ainsi que, de près ou de loin, nos pas ont la même étendue, notre front, par dessus lui, le même linteau. Dans cet espace isométrique, sans crainte de nous voir arrêtés ou écrasés par les premiers plans, libérés du « point de vue », menant jusqu’aux lointains notre taille, nous pouvons, considérant la Fête, y prendre notre part à l’égal des hôtes et du Prince recevant ses hôtes.

Laissons nous conduire par l’escorte de ce Seigneur étranger qui, tout en bas, dans cet angle, à droite, contourne les remparts, franchit le pont, pénètre dans l’enceinte. Monté sur un cheval pâle, abrité d’un grand éventail à rosaces dorées, il se fait ouvrir la porte milieue, et chemine entre deux groupes de musiciens d’honneur : à gauche et en bas, des trompettes, et, dans la symétrie, des flûtes et des tambours. Nous coupons la verticale des deux grands mâts rouge-cinabre, si hauts, qu’il faut les suivre jusqu’au bout pour connaître leur emploi : ce sont les porte-bannières des deux grands Généraux : celui de l’Ouest, va pendre sa banderolle au dessus des musiciens de l’Ouest. L’autre dérobe sa pique dans les nues. Passons des portes, des cours ; voici les intendants dépêchés à notre encontre ; nous allons, précédant du regard le Seigneur solennel, libres et légers vers le Prince.

Même, à notre gré, sautant d’un coup d’œil par dessus le toit principal, nous habitons sans indécence l’espace réservé aux Princesses, aux concubines, aux suivantes. Comme la Cour antérieure est en fête, tous les dedans réservés s’ébattent et s’emplissent de jeux. Des amies cérémonieuses viennent échanger des friandises et des saints en ployant élégamment leurs robes à traîne poudrées. Et puis, nous traversons d’autres cours et d’autres portes, nous sautons par dessus d’autres murs. Voici le recoin où les enfants s’ébattent, et, déjà bien éduqués, font entre eux les mêmes gestes cérémonieux.

Et tout au loin, épars dans les étangs, mais accessibles à la visite de notre vue, de menus toits octogones protègent deux par deux les amants amoureux d’une musique devinée, échangée dans le son du luth : dans un poème offert et accepté, sous l’abri du kiosque insulaire.

Ne croyez donc pas qu’en peignant de la sorte, en cadastrant cet espace, en permettant ainsi la vision fragmentaire, ne croyez pas que s’atténue l’ordonnance totale. Il est aisé de trouver la raison, le nœud, le pivot de cette fête, l’unité de cette foule de cinq cents personnages…

Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, le Prince lui-même, assis un peu lourdement dans sa robe rouge moirée, et trônant, majestueux et replet, sous le toit principal… Non ! Cherchez plutôt le point exact où se coupent géométriquement les deux grands axes du rectangle : non pas le lieu que le Prince occupe, mais le point où porte son regard : deux frêles danseuses se faisant à ses pieds vis-à-vis.

Toute l’assemblée, tout le spectacle, l’ordonnance de toute la fête s’en vient donc reposer sur ces épaules délicates, sur ces deux visages mouvants prolongés de quatre grandes plumes.