Peintures (Segalen)/Peintures magiques/Peinture vivante

Georges Crès et Cie (p. 49-51).

Et cependant, la Peinture prochaine sembla n’avoir qu’un désir, un destin : devenir malgré tout une


PEINTURE VIVANTE.

On y voit une Princesse Impériale Chinoise faite, par raison politique, Reine barbare, et entourée de ses enfants différents d’elle, et qui sont d’elle. Le détail du vêtement, du décor somptueux et ridicule est à peine digne de nos yeux. Regardez plutôt le visage, classique et beau selon la règle, et comprenez ce qu’il exprime avec un air poignant qui n’appartient qu’à cette seule Peinture…

Car elle a des tensions intérieures, à peine sensibles, mais émouvantes plus que tout geste ; la soie ne bouge pas sous le doigt si vous tâtez, et cependant il passe, dans les moirures, des pulsations et des stries comme sur le dos de la chenille : la Reine autrefois livrée veut s’enfuir… de ce pays, ou bien de sa Peinture. Quel sortilège la fixa donc ainsi entre couleur et soie, quand la Politique l’avait faite recluse seulement aux provinces barbares !

Cette Peinture est donc doublement l’image d’une captivité. Cette Reine est la morte exilée. On pouvait, de son vivant, tenter de l’affranchir, et, par de nouveaux contrats heureux, la ramener au dedans des barrières… Mais le pinceau, chargé d’art et de pouvoir magique, s’est trouvé plus puissant et plus méchant que la raison d’état. Il l’a créée, immortelle, liée, écrasée sur cette mince feuille fragile, animée, souffrant tant qu’on la regardera. Ce pinceau tremblait d’émoi et suait la vie essentielle… Et maintenant, comment l’en défaire ? On ose à peine la rouler pour l’ensevelir dans le cercueil de cèdre comme les autres… Manier comme du papier cette présence palpitante ? cette vie incluse qui veut naître ? ce souffle qui veut s’expirer ?

Le Peintre, s’il la voyait encore, s’épouvanterait de sa peinture : elle veut vivre et elle ne peut pas… Ses yeux s’allument et se voilent… Elle veut…

— Oh ! tuez la plutôt ! Tuez cette image agonisant depuis si longtemps. — Mais tuez la donc ! Elle souffre sans espoir d’autre secours humain que le feu… Jetez la au feu…

On ne la reverra plus jamais douloureuse, avec son grand air royal !