Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques/Perdition de Chang-Yin

Georges Crès et Cie (p. 134-140).


PERDITION


DE CHANG-YIN

N’essayez point ici de tout voir d’un seul coup. L’œil de l’homme ne peut percer d’un coup les étonnantes inventions d’une femme ; et le Peintre, afin de ne rien omettre, a compartimenté la surface. Cet assemblage minutieux de petits tableaux représente les jeux de l’Ingénieuse, la fille aux délices nombreuses. D’autres aiguisent leurs doigts à enguirlander les étoffes, à dorloter les vers à soie dans la chambre tiède… Celle-ci préfère tramer sa vie en la chaîne des jours, et vêtir de ce tissu ardent le corps de son amant Impérial. Mieux que les Maîtres antiques, elle est ici Éducatrice, Inspiratrice, Poète de la Perdition de CHANG-YIN.

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Ceci donc, comme œuvre de femme, est à la fois imprévu et délicat. Ceci n’a d’autre vouloir que de plaire, et, disculpé d’avance, peut être contemplé au hasard. Voyez :

Une tour au milieu de la plaine. Une fière tour de jade rosé aux vingt portes de jade pâle marbré de vert, (celui qu’on nomme « chair de cadavre » ). Elle étage en retrait ses dix assises ; unissant le Ciel impitoyable, bleu et sec, à la terre plate, livide, altérée par dix années de sécheresse. Un symbole ! Mais, approchez : regardez mieux ces nuées qui s’échappent des murs vibrants, — (comme l’Influx pour qui tout est translucide…). Et même, écoutez ces nuées, en passant discrètement d’un sens à l’autre, d’un monde à l’autre, du spectaculaire au sonore : Ce sont les musiques des neuf centaines d’instruments placés par elle à chacun des neuf étages et qui doivent incessamment jouer des chœurs non moroses, non conformes, non antiques, superposant ainsi leurs neuf Ciels : airs de danses fardées, airs de joie, airs de danses nues, airs de jeux, airs pour l’amour des femmes, airs à boire le vin, airs réservés aux mâles, airs pour gonfler les appétits, airs pour inviter les génies à se remplir de débauches… Le dixième étage, pénétré de toutes les musiques, est le logis réservé. Que l’Empereur daigne habiter ici. Qu’il se vête de cette tour de fêtes, impénétrable aux remords et à la vertu.

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Ailleurs, regardez ce rectangle rouge-feu, coupé d’une barre luisante. C’est la Mare-aux-jugements, traversée du Pont-de-Bronze, — cette unique poutre, graissée. Le coupable passe en dansant ; l’innocent se trouble, glisse, tombe dans le feu : on discerne l’innocent du coupable.

Cette femme a l’esprit de justice.

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Et l’esprit de maternité. Bien que stérile, elle eut dessein de voir de ses yeux comment l’homme s’enfante et naît : elle a fait mourir sans souffrances des femmes grosses pour les éventrer à loisir. Quant aux guerriers qu’on aperçoit traversant de grand matin à gué l’eau glacée, — les voilà, les os des jambes fendus, afin qu’elle sache s’ils ont la moelle plus rouge et chaude que les autres, ou non.

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Et encore, elle a voulu révéler à l’Empereur ce qui se fait dans la liberté sauvage de la nuit. Elle a donc ordonné la grande Chasse impériale, figurée par cette longue frise sombre traversée de feux courants. Si nombreux qu’on dirait une cavalerie d’étoiles, les rabatteurs, torches aux poings, mènent le gibier blême. Ce n’est plus sangliers et laies, ni ourses et ours, ni quadrupèdes encornés, mais femelles humaines et hommes nus, cheveux au vent, les jambes longues cisaillant la nuit dans une course haletante. Tous et toutes ils s’en viennent passer ici devant cette hutte d’affût ; et tous et toutes, du jet d’un arc invisible, sont fixés au sol.

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Cependant, ce couple bien avisé s’arrête de lui-même à toucher la flèche encochée, et s’étreint sous la mort tendue. C’est qu’ils savent qu’ils seront épargnés s’ils s’unissent librement là, sous l’affût, devant Lui. — Mais, mieux que d’une flèche, on les sent percés du trait des yeux impitoyables…

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Çà et là, quelques vieillards pantelants : des Sages, ou qui se prétendent tels. Car ils ont osé censurer les plus belles des inventions peintes ici. La tour de jade leur a semblé coûteuse ; les musiques, sacrilèges ; les jugements brûlants, équivoques ; la chasse à l’affût, impudique ! Alors, suivant le dit populaire qu’un Sage « possède toujours sept orifices à son cœur », l’Ingénieuse censurée a résolu de connaître si ces vieillards étaient sages, ou non, et leurs remontrances justes, ou non. Elle a compté de ses doigts les trous naturels dans leurs cœurs.

Cette femme a l’esprit de logique.

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Ce coin secret de la peinture, effacé par des regards trop nombreux sans doute, est obscur à divulguer, hormis dans son épigraphe qui veut dire : « l’Ingénieuse fait offrir à l’Empereur un lot de belles filles qu’elle enseigna de ses mains, et, invisible, surveille la première audience ».

Cette femme a l’esprit conjugal.

Et pourtant, vous êtes déçus. De tous ces tableaux, l’Inspiratrice est absente… Je cherche comme vous la Princesse avisée. Médiatrice entre la chute dynastique et Lui, le condamné, qu’on ne voit non plus ; Lui pour qui tous ces spectacles s’ordonnèrent. L’histoire dit seulement qu’Il était intelligent et se servait de son esprit pour confondre les réprobateurs, mais ne livre aucun trait de son visage.

Pour Elle, vaut-il mieux qu’elle n’ait jamais été peinte ; et même, renonçons pour nous à la dépeindre, — par trop grand désespoir de nous en éprendre aussitôt ; — ou, bien pis, par crainte que l’Incomparable, vue tout d’un coup dans son corps dépouillé, ne se montre semblable et pareille à toutes ses comparses.