Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques

Georges Crès et Cie (p. 123-130).

III

PEINTURES DYNASTIQUES

Mencius dit :

Que le Sage et Saint très officiel, Patron des Instituteurs, Modérateur à la solde des Princes, — Confucius, du pays de Lou, — se promenant un jour, un pied décemment après l’autre, dans l’antique palais de Tcheou de Lo-yang, levant modestement les yeux sur les murs, aperçut les figures peintes et comme vivantes des bons Empereurs. Yao et Chouen, et du Grand Yu premier de HSIA. Le Maître, vénérant les images avec un ravissement modéré, témoignant une joie qui n’allait point jusqu’à l’extrême, donnant un enseignement juste, le Maître dit :

« Voilà comme les maisons bien gouvernées commencent !

Voilà comme se fondent les familles et grossissent les clans ! »

Mais, parvenu plus loin en face des peintures des tyrans jugés détestables, il marcha tout à coup obliquement, dérobant à la fois ses yeux, son geste et son esprit, fuyant discrètement ces grands exemples infâmes, et contenant son abomination.

Puis il s’en fut, suivi de ses disciples, d’un pas toujours mesuré, le pied gauche par devant.

Ni le Maître, encore moins ses disciples, soyez en sûrs, ne daigneraient se commettre avec nous, et n’auraient assez de mépris pour le spectacle où je prétends vous complaire. Ce ne sont pas les Bons Empereurs que j’ai charge de peindre ici. Saluons les, en passant, saisis d’un respect historique. Arrêtons nous devant les autres.

Les autres, ces ruineux, ces destructeurs, Derniers de chaque fin dynastique, ces Fils mauvais du Ciel qui s’en vont, « ceintures dénouées, par les chemins exécrables »… vous conviendrez qu’ils ne sont pas moins dignes d’être vus, n’étant pas moins nécessaires ! On louange les Premiers en les nommant Fondateurs, Rénovateurs, Justiciers, Mandataires du haut et pur Seigneur-Ciel… Mais comment donc rénover, comment restaurer l’ordre sans tout d’abord instaurer le désordre ? Comment s’éprendre de la justice et exciter les beaux exploits pour elle si l’Injuste de temps à autre ne règne en dansant sur le monde ? Comment obtenir le Mandat, si des précurseurs à rebours, dévoués plus qu’à la mort, jusqu’au mépris posthume, ne préparent l’œuvre inverse ?

Les Premiers ont fait l’Empire et soudé les chaînes dynastiques ; — il fallait parfois en reforger au rouge les maillons. Rendons grâces et justice enfin à ceux-là dont les perditions successives engendrèrent tant de renouveaux.

*

C’est donc eux seuls que nous contemplerons. Je vous en promets un spectacle divers, ils ne récitent pas une scène de vertu bien apprise ; nul Livre n’enseigne ou ne permet un seul des gestes qu’ils font. Saisis de spécieux vertiges, ils dissertent, ils divaguent, ils se démènent. Hagards et imbéciles ou logiques et clairvoyants, on les reconnaît toujours possédés de ce singulier génie plus changeant que le dragon myriadaire : Génie du Déclin dynastique. Les mieux inspirés, les plus forts, vous les verrez, menant leurs derniers jours et des moments bien comptés, à travers les fêtes, les musiques, les fleurs, les meurtres et le vin ; vous les verrez entraînant avec eux dans la chute leurs amis, leurs favoris, des maîtresses parfois payées du poids d’un royaume, leurs familles, leurs ancêtres mêmes qu’on déterre et détrône avec eux.

*

Il n’y a point que des chutes retentissantes. Beaucoup n’ont pas eu l’honneur ou le talent de périr avec beauté. La mort sous le fer est rare ; certains ont dû boire le poison par ordre ; quelques-uns préféraient l’ivresse absolue de l’idée, la sainteté, non moins fatale. D’autres s’évadent et finissent n’importe où. D’autres ne finissent pas du tout, et voilà les seuls vrais coupables… Mais chacun d’eux, par quelque trait, a marqué l’histoire de son sceau, et tous accompli jusqu’au bout l’holocauste au temps, — nécessaire, vous dis-je, et préparé le recommencement. Qu’ils soient dignes d’une dévotion, d’une jalousie humaine ! Ce qu’ils ont fait, n’est-ce pas méritoire, inversement vertueux, plus difficile peut-être que l’exercice quotidien de toutes les vertus ?