Peintures (Segalen)/Cortèges et Trophées. Des tributs des royaumes

Georges Crès et Cie (p. 79-122).

II

CORTÈGES ET TROPHÉE

DES TRIBUTS DES ROYAUMES

Un seul rouleau de soie, haut à peine d’une coudée, mais long, — vous le verrez, — plus long que le célèbre paysage étalé sous le pinceau qui suivit le cours entier du Grand Fleuve ; et plus long que la séquelle interminable des Dix Mille Génies, ouvrant les portes au Palais de cristal noir…

… Non ! Ne déroulez point de haut en bas : ce n’est plus une Peinture Magique, se jouant de haut en bas ou à l’envers ou vers le profond de l’âme ! Étendez celle-ci de droite à gauche, et de l’une à l’autre de vos mains.

D’ailleurs, ces quatre grands caractères, placés comme un titre en exergue sur la volute enveloppante, sont là pour avertir justement de la nature, de la valeur, du sens des figurations peintes qui vont se succéder. Ils forment une phrase complète et bien balancée que l’on doit lire :


CORTÈGES ET TROPHÉE


DES TRIBUTS DES ROYAUMES

C’est donc un défilé horizontal de choses précieuses, venant de par toute la terre, marchant vers le même but pour se composer en un même lieu, aux pieds de quelqu’Un.

C’est donc aussi le Voyage, — le pouvoir dans l’étendue, la présence de ce qui n’est point ici, qui vient de loin et que l’on va chercher si loin : — le DIVERS, — qui n’est pas ceci que nous sommes, mais autre, et donne aux confins du monde ce goût d’un autre monde, — s’il se pouvait par delà le Ciel trop humain. C’est le Voyage.

Non pas dans les nues ; — comme la longue et lourde chenille bavant à tous les pas, il est collé au plan terrestre. Reconnaissez malgré tout l’artifice, magique malgré tout, du Peintre en plein geste de synthèse : l’Étendue, il vous la réduit et la condense comme l’air vitrifié par l’alchimiste à son fourneau ; vous en disposez entre vos mains : vous la roulez de l’une à l’autre ; vous fixerez le paysage fuyant, et vous poserez où il vous plaira le domaine de votre vue.

Et bien qu’ici tous les personnages soient en mouvement et marchent vite, tous ces tributaires, parfois bien montés, vous les dépasserez du tranchant de vos ongles comme un esprit aiguisé rattrape et devance le cours des moments. Vous pourriez même obliger les Cortèges à reculer et les fleuves à reboire leurs sources… Vous ne le ferez pas ! Vous ne reviendrez pas en arrière : et vous ne croirez pas non plus à la poussée fidèle du passé : c’est devant, c’est au loin qu’est la force tirante : déroulez donc indiscontinument de la droite vers la gauche : n’entravez pas la procession… Et vous savez où elle va ?

Vers LUI, Centre, Milieu, Fils unique du Ciel-Un. — Le voyage est beau, certes, mais par principes, interdit à l’Empereur hors du palais des Barrières. Ceci donc a été peint pour remédier à cela ; pour que les dehors et les ailleurs accourent ici et se justifient d’absence. De même qu’un Édit, quelques traits de Son pinceau, pénétrant les extrêmes, s’en vont apporter chaleur et justice et la paix et la satisfaction à tous les sujets de l’Univers, — inversement, tout ce qui d’abord est distant, vient tôt ou tard, par respect, par ruse, par gré ou par force. Le rejoindre, se soumettre et fondre en un seul hommage devant LUI.

C’est du moins le sens de l’inscription, d’une belle cursive, qui commente le titre et occupe la première brasse du volume. Déroulez.

Sur deux brasses de plus, vous ne voyez qu’un champ neutre constellé d’éclaboussements d’or qui vont laver vos yeux des brouillards casaniers et des spectacles quotidiens…

… Vous voilà avec le regard net et poli du miroir. Voyez les couleurs, si pleines et si fortes à vos yeux bien préparés, qu’elles débordent leurs contours et le trait. Ce sont des bleus moussus et des verts, des turquoises vivantes, des champs olivâtres, des versants de cendre bleue ; des sommets cernés de courbes plus nobles que les deux bosses du chameau jaune… Déroulez.

Sous votre main gauche apparaissent, luisant dans le vert des fourrés, de beaux rouges, et ce clinquant métallique du fer : la marque de l’homme. Puis ces formes non plus naturelles : des lances à crocs, des lames, des piques, une hampe sans feuillage balançant sa touffe de poils fauves… Et ces jouets, et ces oripeaux, marchent, portés dans un balancé de marche, de droite à gauche, dans le sens, toujours, de vos yeux. Déroulez.

Un large ravin se creuse. Voici le premier Cortège que vous dépassez un à un : des chevaux, des chevaux de tant de sortes ! On en doit remarquer dix de vraiment incomparables : ce noir de sourcils noirs, ce gris de pluie, deux écarlates, un citron pâle, un fleur de pêcher, le tigré, le moucheté, cet écailleux et ce dernier velu comme un ours ! Ils sont plus grands que les mules de char. Voyez ce cou, et cette crinière tressée. Voyez ces poitrails et ces croupes fuselés par l’allongement des quatre membres au plein galop !

Ces animaux sont réputés pour leur grand mépris pour le vent : s’ils ne le dépassent, ils pleurent, s’arrêtent, puis repartent et l’on dit qu’ils vont jusqu’à suer leur sang. Et ils couvrent bien mille lieues, de l’aube à la tombée du soir.

Les gens qui les mènent, à pied pour ménager les bêtes, semblent des hommes très fatigués, peu vêtus malgré la richesse de leurs loques et portant ou traînant des fruits en grappes que l’on dit source d’une boisson admirable, pleine de saveur, de sagesse et de gaîté…

Devant eux, un homme hâve, harassé, conduisant le premier tribut, est Tch’ang-Kien, émissaire du grand périple occidental. Il est sur le retour de ses treize ans d’aventures. Il est maigri par le temps, la force donnée, le choc répété des lointains, — et sa figure usée à l’haleine rugueuse des glaciers. Si vous le voyez ainsi, peint en avant de tout autre cortège, c’est que, le premier, partant du Milieu et crevant la barrière, il « fit le trou ». Et depuis, l’Empire, en effet, converse avec ces pays aux noms âpres de Bagdad et de Ferghana, et cette merveilleuse Sogdiane, patrie des beaux chevaux, origine du vin !

Le tribut exigé se double de dons volontaires plus précieux : les Princes d’une autre ville investie là-bas, on ne sait où, ont coupé la tête de leur roi, afin de la présenter en hommage ; — et c’est pourquoi, par juxtaposition picturale, vous voyez Tch’ang-Kien presser sur sa poitrine cet objet rond, de la grosseur d’une gourde, enveloppé d’un tramé d’or d’où suinte un peu de rouge-sang et de brun.

Devant lui, plus fraîche que les chevaux, les grappes et la tête coupée, voici, portée à quatre, en litière, voici la Fille même de ce roi Sogdian. — (Par décence, vous n’en découvrez aucun trait.) Mais elle va, mêlant le deuil à l’espoir et les larmes aux cris de marche, elle s’en va, servante, concubine ou épouse promise… Daigne le Souverain, dans le Palais du Milieu, accepter de prime droit les chevaux, le vin, la tête et celle-ci que l’on dit fort belle, mais pâle avec sa couleur de peau-de-morte…

Déroulez. Ce premier tribut des confins s’engage en cette passe de montagne et se perd, tâtonnant par un chaos sans routes derrière d’autres monts tumultueux…

Plus avancés, ceux-ci débouchent d’un lit de torrent à sec ; route fortuite, mais voie d’Empire, dont les galets sont les dalles et les gros blocs erratiques, les tours de veille. Bien qu’étrangers, ces gens marchent sans guide. Ils viennent peut-être de plus loin encore que les chevaux de Tch’ang-Kien ; de plus loin que Ferghana et que Hira. Ce sont les envoyés d’un roitelet, Ngan-tong, ou, comme ils prononcent avec emphase : « Marcus Aurelius Antoninus. »

Ils ont la tête ronde, les cheveux courts ; et voyez leurs nez volumineux, leurs yeux non bridés, vraiment trop fendus, leurs allures un peu trop cadencées. Ils ont des habits courts, des chars petits ; les mains pleines, — non point de monnaies de bronze marquées du vrai règne, — mais de piécettes qu’ils prétendent argent et or, — non trouées, impossibles à pendre en ligatures. Dans leurs bagages, qu’ils ont soin de bien laisser voir, il y a ces tissus brochés, charnus comme des peaux, et d’autres étoffes sèches, — on dirait minérales, — que le feu lave sans enflammer ; il y a des arbustes rouges qui sont de corail ; des parfums desquels on ne peut savoir ce qu’ils fleurent ; du storax, qui est le jus accumulé d’un nombre de plantes vertueuses à la sève forte. Ils ont l’escarboucle. Ils ont l’ambre, si doux à la pulpe et si léger qu’on le saisit en l’élevant plus haut qu’on ne voudrait… et où le regard se noie… l’ambre tiède aux chambres de miel…

À bien les suivre, avec leurs jongleurs qui crachent des flammes, entourés de ballots qu’ils étalent volontiers au bord de la route, pour des échanges, on peut douter qu’ils soient porteurs accrédités d’ambassades… simplement, des marchands bien avisés !

Qu’on les laisse partout passer en paix. Ils témoignent du retentissement reculé et du son de l’Empire. Qu’ils aillent donc jusqu’au Palais du Milieu où Ses regards s’amuseront peut-être de leurs faces ; jusqu’au jour, où, convaincus de fausses pesées, de négoces défendus, ils porteront dans les prisons basses le dernier tribut de leur sang et de leurs os mélangés. — Et laissons les vite en arrière.

Atteignons ceux-ci, qui viennent du Sud au grand soleil de l’Annam et du pays Champa ; des hivers où jamais l’eau ne se prend en glace ; où la neige se raconte avec incrédulité et se conserve, si elle tombe, dans de précieux petits coffres. C’est pourquoi vous voyez qu’ils sont nus : malingres aussi : non point de la chair des Cent-Familles. Ces yeux caves ! ces cheveux tordus en chignons sans épingles ! ces anneaux dans les oreilles ! Le cou chargé de colliers ; les poignets lourds de bracelets, (car ils ne savent quoi faire de leurs mains) ils tendent par jeu des arcs inutiles ; ils sonnent dans des conques aigres et griffent la peau de leurs tambours.

On les verrait seulement ridicules s’ils ne conduisaient, vivantes et musclées, ces montagnes en marche, ces êtres gris, nés du soleil et du chaud : quatre jambes, rondes et larges comme des poteaux de temples : des oreilles en éventail, un nez docile, étiré sur deux brasses de long : ceux-là qu’on nomme « éléphants » s’attelleront très dignement au char du Fils du Ciel, — ou, s’il dédaigne, — feront de bonnes montures de combat. Deux d’entre eux, à la peau verte, déjà vêtus de cuirasses… remarquez ce tout petit sachet doré qui pend à leur cou.

C’est le baume des batailles. C’est plein de fiel humain recueilli durant les nuits de chasse à l’homme : vienne la victoire obligée, on en frotte le front de ces gros animaux, et soudain convaincus, emportés, fous d’écraser et de broyer, ils trottent dans les champs d’ennemis, récoltant les têtes comme des grains, écrasant les troncs, et, cabrés, ils barrissent de joie.

Et près d’eux, issues comme eux du chaud et du soleil, se courbent les palmes trop mûres, épuisées, pourries de beaux jus fermentés dans la sève ; des fleurs grandes comme des visages aux oreilles battantes ; des brassées de racines d’un goût soporifique. Parmi ce déroulé qui, passant de votre gauche à votre droite, alourdit cette main et allège l’autre, se glisse un troupeau de femmes appelant leurs mâles, — occupés à bien d’autres jeux ! Pourtant, elles vont libres, sincères comme des fruits réclamant les bouches, couvertes seulement jusqu’aux seins, le dos et les reins tout nus, les désirs au vent. Elles n’attirent point d’autres regards que les vôtres. À peine dignes de marcher dans ce défilé d’hommage, à peine peut-on les dire femmes au regard de la moindre serve aux antichambres du Palais. Justement la route est longue jusqu’au lieu du Maître Unique. Elles seront épuisées et vieillies avant de souiller de leurs ébats le congrès cérémonieux du Prince agréant ses concubines.

Elles se cachent deux par deux sous les fourrés étouffants.

La montagne reprend et envahit. De nouveau, les courbes des versants se balancent d’un bout à l’autre de l’étendue ; puis se dressent, se brisent, et pénètrent le ciel de leurs pics. Il n’y a plus de chemin passant ; il n’y a plus même de chemin possible, autre que les sillons du vent où les oies lancent la charrue de leur vol triangulaire.

La houle des monts se propage ; les pays tendent leurs échines. La terre grossit. L’air est rare. C’est le sacrifice du sol d’en bas ; c’est aussi l’apport incessant des hauteurs : — comme toute chose, ceci est en marche latente vers Lui. C’est le château d’eau d’où les fleuves, drainant ses provinces, découlent : la tempête solide dont les vagues s’en vont border des horizons : c’est le TIBET dans sa double offrande. Pendant que la masse se hausse, le trophée mouvant — nuages et eau vives et ce grand vent torrentiel, dévalent et cascadent sur ses Marches Occidentales.

Déroulez avec lenteur : progressez noblement comme les caravanes : comme ces bœufs largement encornés et habillés de poils ; comme leurs conducteurs majestueux dans les vastes habits grenats. Leurs grandes faces laquées par le souffle d’un vent dru, leurs grands coffrets, — où sont leurs saintes choses, — suspendus et battant à leurs grandes poitrines, ils descendent à grandes foulées que vous auriez peine à suivre. Ne cherchez pas, même du regard, à vous opposer, à remonter. Tout vient d’en haut ici, avec la conscience de cristal pesant du glacier et la force lourde de l’air froid.

Ils vont. Leurs seuls abris… des tentes aux couleurs rances. Ils préparent une bouillie de grains, ayant récolté, pour le feu, la fiente sèche. Ils battent et conservent le lait, afin d’en tirer une graisse jaune dont ils font cas, — affamés ou miséreux à ce point de traire des femelles d’animaux !

Pour s’accoupler, ils ont ces femmes, peu différentes d’eux-mêmes, avec un grand visage d’antilopes, les cheveux nattés, les mollets forts et les pieds gros. — Est-ce donc rien de tout cela dont ils sont orgueilleux ? Est-ce pour rien de tout cela qu’ils marchent vers Lui, des mois entiers, sur ce dévers de la plus haute montagne ?

Aller ainsi est leur bien et leur richesse. Prêts à se battre, prêts à dormir, prêts à se partager en frères la même femme conjugale ; prêts à prier, prêts à mourir solitaires : voilà ce tribut secret, ce savoir, — la simplicité des cimes — voilà ce qu’ils transportent avec l’odeur des neiges et de l’air. Voilà ce qu’ils vont présenter.

Ils descendent. Ils passent. Et nul ne pourrait les contraindre…

Un ravin sombre plein de nuit, traversé de lumières en marche. Suivez les, et non pas au hasard : voyez mieux : chacune procède au dessus des deux bras levés d’un homme qu’on appelle : « Porte-rameaux du soleil ».

Ils ont en mains ces branches de l’arbre Jo et ces fleurs orangées, reflets des couchants. Tenues très haut dans le ciel et tournées vers le météore au moment qu’il disparaît, ces corolles s’imprègnent de sa couleur, boivent son feu, et continuent à luire. C’est pourquoi, les « Porte-rameaux du soleil » vont vite et sûrement dans la plus froide obscurité. Leurs visages, qui contemplent la fleur, resplendissent comme des lunes. Que leur marche soit gênée par ce geste élevé, ou leurs corps déformés sous des habits huileux, peut importe : ils possèdent ces astres d’après-minuit : ils méprisent et fendent la nuit. Suivez les. — Mais ne désirez pas qu’ils abaissent, — même un instant — les bras pour se détendre : aussitôt, les fleurs s’éteindraient !

Suivez les. Ils ont raison : le jour, demain va reparaître…

Le jour revient…

Un jour large, d’une étendue inquiétante : le ciel est double : le dessus et le dessous sont semblables et le sol manque à vos pieds. Déroulez donc tout d’un coup ce qui peut tenir d’espace entre vos deux bras ; puis, ne bougez plus : il n’est rien qui doive changer dans cet horizon isotrope…

Et pourtant, sous vos yeux, cela change de peau, de couleur et d’humeur : cela n’est rien qui s’humilie comme la route. Et pourtant, pénétré du soc des carènes, cela est lacéré par les filets, battu par les rames, habité par des êtres myriadaires comme des oiseaux dans le vent.

Cela est plus vieux et fondamental que le continent solide : c’est la dormeuse, la pleureuse, la volubile mer dont on va dire le nom — (que tant de voyageurs ignorent)… Mais, ni la mer du Golfe où trois journées mènent d’un cap jusqu’à l’autre ; ni les eaux chaudes où les poissons filent comme des flèches et battent de leurs ailes libellules… Ni la Glacée, qui porte durant les mois d’hiver. — Celle-ci n’est pas froide et n’est pas chaude ; tiède juste au degré des larmes et de la pluie d’orage. Elle n’est point ici ou là. On la connaît tout d’un coup, devant soi, quand on espérait l’avoir fuie. C’est la mer de la Grande Nostalgie.

Ne lancez point au hasard la jonque, même éprouvée, où naviguent vos yeux. — Il vous plaît de vous y jeter… Réfléchissez, et répondez.

Avant tout, avez-vous tué en vous le regret innombrable comme les poissons vibrants ? — (Voilà ce passager qu’elle ne peut souffrir.) Avez-vous obtenu de vous l’oubli de vos femmes, et, plus que de toutes vos femmes, de celle-là qui, n’étant pas la vôtre, s’empara d’autant plus de vous ? Et jetez au vent la tendresse pour des enfants qui, sans doute, ne naîtront jamais : car on ne passe point deux fois cette mer. Et négligez le désir louable de saluer plus tard vos parents, de revoir les lieux puérils qui étonnèrent votre enfance. Trafiquants de votre retour, noyez d’abord dans l’eau pure toute envie de revenir plus tard, de faire de nouveau ce que vous avez déjà fait.

Sinon, n’embarquez point. — Il vous reste, croyez-vous, ces justes compensations à renoncer à la traverse : vos ballots, vos encombrants et riches ballots : toute une famille navigue avec vous ! Prenez donc le chemin de la terre, méticuleusement divisé, et qui d’ailleurs, par de longs détours, conduit à peu près au même but. Mais ne mouillez pas vos yeux des embruns de Grande Nostalgie. Détournez vous. Déroulez. Atteignez vite l’autre bord. Atterrissez.

Retrouvez la route étendue. Vierge de tout marcheur, la Route marche sous vos yeux. Même déserte, elle demeure le lieu perpétuel et le lien des cortèges. Innombrable comme les veines dans le jade et les mailles au filet du firmament, elle trame ainsi la chair étendue de l’Empire. Ici, vous la voyez, étroite, dure, vertébrée : pour n’être submergée ni par la pluie ni par les récoltes : (trois récoltes en quatre saisons !) Elle se couvre de dalles de grès doux, gris et violet comme la terre, élastique au pas des sandales. Beau passage au tribut incessant, divisé, du pays de PA et de CHOU, procédant toujours à dos d’homme !

Suivez la route : elle s’élargit et se poudre. Elle se noie dans la poussière : elle devient vague et sans bords dans ces plaines septentrionales où le Peintre se refuse à la suivre…

Là-bas, le tribut se fait à grand charroi, ou par des caravanes lentes de chameaux, bêtes un peu trop esclaves pour figurer ici. Ici, voyez la route aux prises avec la terre, la falaise jaune, et ses châteaux et ses brèches, ses crêtes et ses murs. La route devient alors tranchante, et les pas piétinants l’incrustent de plus en plus profonde. La route descend dans la terre. Mais l’éboulement de toute une colline la coupe. Elle doit sauter à travers, et reprendre de plus loin.

La route poursuit. La route n’ignore jamais son but. Pleine de boue, ou dallée, la route est couchée de son long aux pieds du Maître.

Et ceux-là qui la couvrent maintenant peuvent enfin marcher allègrement. Ils sont petits, avec des membres vifs. On reconnaît sur leurs visages quelques traits communs aux Fils de Han. Mais combien grossis ! Voyez donc ces pommettes ! Ces cheveux mal plantés coiffant le front comme un casque ! D’où viennent-ils, avec ce pas mécanique, des mains vides, et les épaules non courbées ? Si on leur demande quoi donc ils ont dessein de présenter à l’Empereur, nul ne répond. Ils n’ont pas compris sans doute…

À dire vrai, ils sortent depuis très peu de temps d’une nuit originelle. Ce sont des enfants sans héritage, riches habilement de ce qu’ils apprendront. Sous leurs tempes de bois, il y a une férocité parentale. Au fond de leurs yeux charbonneux, un feu couve, sous de sournoises lueurs.

Le chef, petit comme les autres, répète sourdement une ambassade qu’il récitera aux pieds du Ministre des Tributs :

« On nous appelle « les Nains » ! Sachez que nous sommes du Grand JAPON qui est de fondement solaire. Nous ne portons rien sur les épaules ? C’est que nous venons tout apprendre, qui soit bon pour nous, et tout emporter. »

En effet, ils marchent en rangs comme de bons élèves. Ils méritent bien l’audience, et des enseignements.

Ils iraient tout droit jusqu’au bout, si la route, embourbée dans ce marais, ne laissait vivement vos yeux les devancer.

Et le marais se divise en canaux où se meuvent des chalands, — en longs rubans humides que des marcheurs, payés pour tirer à la cordelle, entonnant de leurs piétinements. C’est ainsi que toutes les fanges, les flaches, les ruisseaux bus par les sables, toutes les eaux on dirait mortes, — pourrissantes, — joignent leurs biefs et drainent en un seul réseau les provinces.

Là-dessus, plus lents que les processions sur la route, mais capables et puissants, vont les bateaux plats chargés de provendes, de parfums pour l’odorat, de beau riz, gras et blanc pour les bouches. Là-dessus va la flotte de promenade que les bons charpentiers du sud ont taillée pour Lui, dans les troncs vernis, imputrescibles et légers. Les équipages sont alertes et attentifs aux remous. Il y a plus de cinq cents hommes, bien habillés des épaules au ventre, les cuisses libres pour marcher quand il le faut dans l’eau et le sable.

Se suivant exactement l’un l’autre, d’arrière en avant, vous comptez : le bateau des cuisines, le bateau des Officiers, puis des Conseillers. Celui des Eunuques, celui des Princes du sang. La Barque-Ailée pour les Princesses, le Nid-du-Phénix, demeure des deux Impératrices. Viennent alors dix jonques armées pour la guerre, et enfin, le Bateau-Dragon, qui est pour Lui.

Si long, qu’entre vos deux mains il se voit à peine en entier ! si haut, que la quatrième toiture mène son sillage dans les nues, qui refluent comme autour du poitrail l’eau fendue ! La carène est jaune et squameuse. La queue s’enroule et soutient le grand château de poupe sur le carré du gouvernail. Le patron à qui tout obéit, est cet insecte accroché aux écailles, — montrant, par le rapetissement de stature, la grandeur du Palais aquatique. Il fait un vent modéré, portant nord vers la Capitale : on a hissé la voile d’ocre, tramée de losanges. Le mât, laqué de rouge, ploie élégamment. Les hâleurs courent sur la berge afin de n’être pas devancés.

Vite, vous-même, pour n’être pas devancés, déroulez : ne vous arrêtez point à ce passage où l’eau baisse, où la rive se resserre, où l’on voit la fange monter, et les pieds, trempés à peine, s’envaser.

Si d’aventure, par jalousie de quelque dieu régulateur des canaux et des buses, l’eau venait à manquer sous la grosse carène, le Bateau jaune saurait bien naviguer quand même : tous ses tributaires à la suite, les centaines de chalands chargés de grains verseraient, sous ses flancs, cette moisson de leurs flancs : le Bateau-Dragon ferait sa route sur la mer céréale.

Et l’Autre, le Dragon, flotterait non moins léger sur ce brouillard en marche qui nous gagne, — (est-ce l’exhalaison des canaux et des mares ? L’haleine des eaux déjà mortes ?) Cette vapeur est semblable aux fumées qui accompagnent ou dissimulent ces êtres qu’on ne peut dire « humains » malgré parfois leurs espèces humaines. C’est le souffle d’un esprit, égaré au milieu des pesants apports de toutes parts… Une sorte de Tribut intellectuel !

Ne soyez pas dupes ! ne vous laissez pas aveugler. Donnez à votre regard le vrillement des petits yeux du Grand-Élastique : percez ce brouillard… Déchirez, écartez les lambeaux gris…

Découvrez des couleurs encore, des bannières, des oriflammes, et tout d’un coup ces rouges et cet or se mouvant à travers le vent. Voyez cette ambassade ; ou plutôt, balancées très haut sur les têtes, voyez ces images : un homme presque nu, suspendu par les deux bras écartés, la face ceinte d’un grand rond d’or qui fait une gloire bien pleine. Courbés devant lui, voyez ces monstres à visage doux, — on ne peut dire mâles ou femelles — l’œil baissé, caché par de jeunes paupières ; les mains unies et pointues, de grandes ailes d’oie céleste attachées aux deux épaules et le front rayonnant de feu !

Telles sont les enseignes en marche d’un convoi inexplicable si des inscriptions, çà et là — que l’on peut lire, — ne le déclaraient « religieux ». Il faut croire aux bienfaits de ce qu’il prône, car les étoffes et les signes brodés sont cossus ; et cette troupe ne va point dans le désordre des pilleurs de grand chemin.

Quant aux porteurs, messagers ou adeptes, on les voit assez médiocrement vêtus de bure et de boue. Ils s’en viennent, parlant, enseignant, prophétisant. Ils ne prétendent à rien de plus qu’à révéler ces images et des paroles, à commenter un signe déjà connu : ce caractère : + che, « dix », dont les traits en croix ont peut-être une signification nouvelle : le pouvoir d’un pacte, une alliance… le tribut d’un dieu nouveau-né ?

Daigne, daigne parmi les autres, le Fils du Ciel agréer celui-là.

Voici l’arrêt : d’un seul coup le paysage se fend : une grande falaise sèche est dressée sur la plaine, et, couronnant la crête, dix mille dix milliers de chasseurs mongols, droits en selle, arrêtés au bord du saut, surplombent et regardent…


…regardent de tous leurs yeux de convoitise. Ils viennent du Nord, Terre des Herbes et du froid : vous le sentez, tous ont à la peau dès leur naissance l’odeur du crin de leurs chevaux. Tous cuirassés de cuir lamé de fer, prêts à la fuite et à l’attaque, ils viennent à l’instant de butter là, au bord du vide, et ils jettent leur dévoration sur le champ étendu sous leurs pieds.

Il est impossible de les nommer véridiquement « tributaires » ceux-là, — dévastateurs des villes qui, sommées de se rendre, refusent. — Et cependant, par leur obstination acharnée, par leur rage à conquérir le fond bien cadastré de l’Empire, ne témoignent-ils pas d’eux-mêmes qu’ils ne possèdent rien, ces coureurs de la terre, s’ils ne tiennent d’abord cette Fleur du Milieu ?

Car c’est elle, car c’est l’Empire, car c’est le Sol qu’ils convoitent qui s’étend à leurs pieds. C’est pour lui qu’ils ont abandonné les clans familiaux et les pacages de la horde ancestrale. Leur convoitise, suspendue là-haut, n’est-ce point à sa façon, le plus formidable hommage ? Car l’Empire, conquis par eux, les absorbera jusqu’aux os. Ils apprendront son langage, ses manières, ses moindres coutumes. Ils lui feront holocauste de toutes leurs grandes puissances guerrières, de tout le sang de leurs races, — innombrables, indomptables.

N’est-ce point le plus obséquieux des tributs dont ces fiers brigands du Nord détiennent le don ?

Mais sautez, de la vue, la falaise. Tombez au milieu de la plaine, à l’acculée de l’arche de ce pont élégant, circulaire, parfaitement symétrique de son reflet dans le canal.

Et il se fait dans l’air, dans l’eau, dans l’espace, à l’image de ce pont, un trou circulaire, à la fois un répit et la jonction dedans le ciel. (Ce qui montre que, malgré toute hâte, il ne faut pas se précipiter en tumulte vers Lui.) Quel que soit l’empressement, les Tributs devront ici s’alentir, s’espacer, s’ordonner, s’élever tour à tour sur le gros dos de ce chemin convexe, décrire un arc, toucher le Ciel et venir enfin déboucher…

(Déroulez, déroulez vite jusqu’au bout…)


… à l’orée de cet hémicycle, fermé à droite par la falaise déjà vue, ouvert à gauche à tout l’horizon d’une mer. — Au centre, suspendue entre le dais d’un ciel antique et le gris écailleux de la mer, une terrasse, multiple du nombre neuf, porte en haut de ses dix-huit marches :

LUI, FILS DU CIEL,
EMPEREUR-SOUVERAIN.

Vous le voyez ! Vous êtes admis. Vous avez l’audience. Discrètement vous jetez quelques regards sur ce qui vous entoure…

Lui, ne regarde point vers la mer ; mais du haut de sa grève détachée comme une péninsule au fronton du continent, il daigne contempler l’Empire en marche, la Terre dont il va recevoir l’apport. Attentif à cette venue magnifique, il est ainsi très hautainement isolé. L’hommage seul, comme une haleine, montera donc seul jusqu’à Lui. Le Tribut cheminant lourdement sur les routes, voici le lieu qui, tout d’un coup, le contient : voici le plateau d’offrandes empli de tout ce qui fut successivement déroulé, dépassé, dévisagé, et qu’il n’est pas besoin de peindre a nouveau pour qu’il se retrouve ici, gonflé de couleurs, amassé, amoncelé :

— Les beaux chevaux du pays Sogdian : la tête du Roi et la fille ; la vigne et le vin ; les pacotilles occidentales ; les éléphants, et ces fleurs du soleil, et ces corolles ensoleillées malgré la nuit : toutes les provendes quotidiennes que chaque Préfecture, chaque district, chaque vallon sait produire en son temps et son climat, et aussi l’offrande insolite du nouveau dieu s’en allant faire hommage au Fils de l’Être qui englobe tous les dieux, fonctionnaires célestes, comme il administre les humains.

Enfin, enfin voici l’Autre, en qui s’est complu le pinceau :

Si belle qu’on ne peut la regarder sans pleurer : si rare qu’on la tient pour irréelle, la Licorne même, d’elle-même, vient se joindre à tous les rendant grâces, et, promesse de félicités pour le peuple, témoin de mérites pour l’Empereur, danse à Ses pieds un pas élégant de parade !

Lui est seul, entre Ciel et Eau, face tournée vers la Terre, le visage rond comme visage d’Immortel. Sur le vêtement supérieur et inférieur, il y a les douze emblèmes affirmant possession du Monde : de haut en bas, de la tunique à la robe : Soleil et Lune ; Astres ; Monts ; Phénix et Dragon ; Vases ; Algues ; Flammes ; Haches et les Principaux Caractères.

C’est Lui. Reconnaissez qu’Il est unique sous le Ciel qu’Il joint de la tête aux pieds à la Terre. Quel Souverain fut jamais ainsi à la fois homme et sacré ?

C’est bien Lui, — et tout s’en vient le reconnaître, Lui, — non pas tel Empereur ou tel autre, mais ce singulier successif élu par mandat du Ciel ; ce Présent jour au lendemains obscurs ou pleins de rayons ! Régent dont le nom est marque de règne ; chaînon dans la chaîne dynastique ! Si près et proche de son peuple qu’il se doit et doit se dévouer jusqu’à la foudre et la pluie et l’opprobre au seul bonheur de ce peuple ; si haut dans le Ciel vertigineux qu’il y plonge sa tête responsable et réunit en médiateur les deux Principes qui se conjuguent à travers Lui.

Et voici, en un seul TROPHÉE, voici devant Lui, les provinces, les routes, les marches des Royaumes, les confins et l’arrière espace, le Dessous de tout le Ciel.

Daigne l’Unique agréer le Divers, et sans mélanges en goûter les sèves fortes.

Daigne le Maître agréer ses vassaux et faire le signe qui permette à tout ce qui précède d’exister,

— ou bien, le récuse…