Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques/Humiliation de Tcheou
HUMILIATION DE TCHEOU
Deux personnages seulement, mais de grandeur humaine. Celui qui se tient debout, vêtu de plaques, et casqué, — il a la trogne rouge et cet œil victorieux du soudard. Les marques d’armée sur sa poitrine le font reconnaître pour un maréchal du puissant feudataire Ts’in, qui, depuis trois cents ans, dévore un à un les royaumes « comme les vers à soie mâchent les feuilles de mûrier ».
Et ce nom de Ts’in ne trouve plus aucun lecteur sur aucun champ de bataille.
Mais on ne peut discerner les marques ni le grade ni la personne de l’autre, qui, nous tournant le dos, s’allonge, s’humilie jusque dessous l’orteil du guerrier gonflant. Ce prosterné ne nous fait voir que les parties basses de sa robe, et ses semelles courbées à la mode du Palais. Et l’on n’oserait dire qui est là, si l’image, et cette posture proprement historique, ne s’encastraient à leur rang parmi les déclins et les chutes. Qu’on le veuille ou non, il faut bien reconnaître ici le portrait ridicule d’un Empereur, dernier de TCHEOU. Il offre dans ce geste, en échange de sa vie honteuse, — « il offre, dit la chronique, les trente villes qui lui sont encore fidèles, les trois cent mille têtes, (différentes de la sienne), tenant sur des épaules vivantes encore. Qu’on accepte, et lui disparaîtra sans délai. Même il promet de mourir… l’année qui vient, si l’on veut ; plus tôt si l’on y prête avantage. Mais pas trop vite, surtout pas aujourd’hui, pas ce jour qu’il remplit de ses plaintes… »
Le bon militaire, heureux et satisfait, voit plaisant de regarder de haut, pour l’unique fois, un Empereur du haut de la taille d’un homme. — Vous êtes surpris qu’on ait osé peindre en telle ignominie l’accroupissement d’un Fils du Ciel. Geste sans nom ! et pourtant, si la digne ironie, plus que la raison des Lettrés, disposait des surnoms historiques, c’est à ce prosterné vraiment, pas à d’autres, que s’appliquerait, mieux qu’un masque, le titre posthume de « Croupion ».
Et voilà comme les maisons bien gouvernées finissent ! Voilà comment tombent les familles et périssent les clans ! Cette exemplaire lignée de TCHEOU ! Huit cents ans de vertus héréditaires… Trente-quatre Souverains… des promesses, des présages, des prodiges ! Les résolutions les plus pures ; des mandements, des décrets on eût dit pleuvant du Ciel ! Les conseils payés du Sage et Saint du pays de Lou, Confucius, précisément témoin de cette grandeur inclinant vers la chute — et voilà ! tout s’en vient choir et crever aux pieds du soudard illettré, étonné de sa facile victoire.
Dans cette fin sans orgueil, dans cette ruine sans beauté, on chercherait en vain la comparse, la femme.
Tout au moins la décence est sauve ici : il n’y a point de femme ici.