Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques/Festin ridicule de Chou-Han

Georges Crès et Cie (p. 163-165).


FESTIN RIDICULE


DE CHOU-HAN

Cette peinture est faite pour le rire, — au plus fort d’un banquet d’amis, quand les ceintures, vers le dixième service, se relâchent ; quand les bouches poliment éructent pour témoigner de la valeur des plats. C’est alors qu’il fait bon regarder ceci, précisément : un banquet d’amis ; l’invitation réciproque de trois princes ; des tables, des tasses, des bols, des soupières pleines de jus ; des fumets, des sauces où les doigts plongent et dégustent ; où marinent les appétits et naviguent les yeux avant que s’emplissent les ventres plus délicats. C’est un beau festin bien servi.

Chacun à sa place, les trois rois, égaux par le titre, tous Empereurs de leur propre gré, — et si proches de la triple chute, — se regardent non sans rire. Leurs vêtements et leurs chapeaux s’esclaffent comme eux. Les invités, les Ministres et les servants et le portier, et ces petits garçons sous les tables ; — les tables aussi, les colonnes et le plafond participent à ce rire dont l’objet est l’un des trois, — qui rit plus fort que les autres.

*

On l’interpelle : « Eh ! là ! seigneur du pays de Chou, montrez nous vos belles manières ? »

L’autre salue, marche et se dandine comme un canard bien appris. Tout le monde rit, et lui-même. On ajoute :

« Ne sait-on point danser chez nous ? »

Pour réponse, voici qu’il danse. Et l’on s’amuse de plus belle. Et pour achever de rire, à s’en crever là, sous la table, on le presse encore :

« Vous ne regrettez rien de ce sacré sauvage Pays de Chou ? »

Il va s’excuser, remercier qu’on s’inquiète ainsi de ses goûts, — ce qui portera le comique à l’extrême, — quand le fidèle Kiao-Tch’eng, le seul qui n’ait point ri mais mâché sa langue sous l’outrage, saute et bondit devant le Maître ridicule, et répondant pour lui :

« Les tombes de Nos Ancêtres sont là-bas, au saint pays de Chou. Comment oublier leurs manières ? »

Son air est si terrible que les éclats préparés se ravalent. Les mots nobles, mieux qu’une épée, renfoncent les rires dans les gorges.