Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques/Chevauchée funèbre de Han oriental

Georges Crès et Cie (p. 157-162).


CHEVAUCHÉE FUNÈBRE


DE HAN ORIENTAL

On n’a point sauvé de sa bassesse l’image de Hsien-ti, dernier des seconds Han, sans doute par refus du peintre à fixer tant de veule bonté quotidienne, et une fin sans geste ni éclat.

Cette étape dans la procession dynastique serait vide si les ouvriers funéraires n’avaient montré plus de richesse et de générosité. À défaut d’un palais évanoui sans fracas, nous tenons là des bas-reliefs, — ou plutôt leurs empreintes, — ces minces papiers de riz estampés, ces ombres vives, nettes, noir-brillant sur le champ tout blanc.

Aucune épaisseur, aucun reflet, nulle souplesse, mais un entrain, — dans cette apparente dispersion, — unique à se mouvoir, à s’agiter, à s’en aller dans tous les sens : aucun de ces êtres que l’on pourrait croire depuis dix-huit cents ans pétrifiés, ne tient en place ni ne donne image de sa mort… Ces fantassins, voyez les, de gauche à droite, partant à grands pas diagonaux. Ils escortent, et même on dirait à leur élan qu’ils poussent les chars à deux roues et parasol que tirent en piaffant et cabrant les gros chevaux ronds crevant de muscles ! Auprès d’eux, des cavaliers imbriqués pétaradent de leurs soixante-quatre sabots. Une chasse est lancée à plein équipage, de gauche à droite, avec ses courants, ses faucons, ses veneurs et ses palombiers, et poil et plume qu’on va saisir au filet, au bec et aux mâchoires… On part en guerre : des archers, à pied ou montés, décochent face arrière et face avant. Les animaux eux-mêmes se poursuivent : ceux que l’on peut prendre, dresser ou tuer : le chameau sur ses doigts mous, avec son col de dragon, l’éléphant à trompe, et la vache occidentale cuirassée au nez cornu ! D’autres plus rares : l’Unicorne menée en laisse par ce mince personnage cambré qui va se dandinant, pointant des manches et des coudes ; et le cerf jumenté de cheval ailé que monte la femme insolite au visage plein, au corps souple, aux seins nus. Sans arrêter l’en-allée, voici l’oiseau solaire à trois pattes et le lièvre lunaire très affairé sous ses oreilles, avec son mortier dans les bras où il pile et pilonne la drogue de longue vie, — décidément tardive à tous les défunts. Des jongleurs et des acrobates viennent tomber des nues au milieu des marcheurs. La tête en bas, ils font un arc et rebondissent. Des singes, avec ou sans queue, se poursuivent. Plus vites que tous, les grands chars à roues rayonnantes, emmenés par ces fameux trotteurs, — encolure longue et chanfrein plat, — le tribut de Sogdiane…

Ainsi, aux creux des chambrettes, aux frontons des caves, aux chefs des piliers funéraires, autour du cercueil de terre cuite sonore, c’est la ruée de fantômes fantasques fuyant on ne sait quoi, en route on ne sait pour quoi. Si l’usure des pluies extérieures ou la fonte intime et les exhalaisons des chairs ont mangé parfois les contours originels, il reste du moins ces traits durs, mi-squelettiques et mi-humains, ces arêtes que l’implacable estampage saisit. Et les oiseaux volent, les quadrupèdes marchent, les hommes courent ; des chars tombent à l’eau où des poissons nagent ; des bateaux descendent les fleuves. Quelques chevaux fous, démontés, rebroussent le chemin des autres… — si nombreux, dites-vous, qu’on ne sait auquel d’entre eux accrocher son regard ? Alors, suivez seulement ce cavalier :

Ce Maigre, sur le dos d’une licorne dont trois pattes ont disparu, — la dernière, crispée sur l’espace en avant. Le coup de reins est plus dur qu’un saut de poulain nomade, mais l’Emporté soulève sa monture du battement de ses ailes membraneuses. Les cuisses sèches et les tibias font pince plus fort que des mollets musclés ; le pied large talonne le flanc en arrière ; les orteils écarquillés et libres méprisent encore l’étrier. C’est lui qui lâche et qui lance sa bête, et il va dans un souffle aspirant tel que de grandes fleurs indécises, — pavots verts ? — ployées au passage, jettent leurs tiges en volutes à ses trousses.

*

Fut-ce un vivant, un vampire ou une allusion en mouvement ? Il n’y a pas de nom sur lui, pas plus que sur ses milliers de frères accrochés aux blocs qu’ils tirent, aux granits et aux grès qu’ils emmènent.

À défaut donc d’un Empereur éteint, voici le peuple et l’armée d’un temps précipité d’un seul bond vers sa chute : toute la dynastie cavalière charge, — au pas, à l’amble ou au galop — vers son abîme.

Sinon, quelle autre exégèse expliquerait l’ardente chevauchée du Maigre, et ces fleurs recourbées en croupe sur lui ?