Paysages historiques de France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 100 (p. 510-547).
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PAYSAGES HISTORIQUES
DE FRANCE

II.[1]
LE MONT-SAINT-MICHEL ET SON HISTOIRE.

… Un sifflement aigu de locomotive. Je me réveille en sursaut ; il fait nuit encore. J’ouvre la fenêtre du wagon et je respire avec délice la fraîcheur calmante du paysage normand. Le train coupe au vol de grandes plaines vides, de vastes espaces inhabités. Les rideaux d’arbres, les chênes tordus par le vent, les bouleaux frissonnans, profilent de noires chevelures sur le ciel étoilé. Pacages sur pacages. Des villes somnolentes apparaissent vaguement sur les collines, avec leurs fins clochers comme de vieilles fileuses endormies. Le train dépasse Vire, Saint-Sever, Villedieu. L’aube commence à poindre. Déjà l’inquiétude de la végétation et la couleur venteuse du ciel annoncent le voisinage de l’océan. La rosée blanche qui vient des plages marines couvre les pâturages de longues bandes et jette les lambeaux de sa robe déchirée sur les constellations pâlissantes. Dans une combe noyée de brume, les arbres effarés émergent comme des îlots d’un étang. Les étoiles s’éteignent. La Grande-Ourse plonge de sa partie inférieure dans la mer des vapeurs comme un chariot enlisé dont on ne voit plus que le timon.

Avranches. Il fait grand jour. Elle est majestueusement assise sur sa haute colline en pente douce, la capitale de l’Avranchin, antique refuge de la tribu gauloise des Ambivareti, exposée au vent de mer et au choc des invasions, conquise et reconquise par les ducs de Normandie et de Bretagne, par les rois de France et d’Angleterre, mais qui depuis Charlemagne jusqu’à nos jours a conservé son caractère primitif de gravité épiscopale. De son promenoir planté d’ormes séculaires, de son jardin des Plantes, on domine, comme de la pointe d’un promontoire, un des plus beaux paysages de France. La vallée de la Sée et de la Sélune forme tout autour un océan de verdure plantureuse. Au loin, les grèves jaunâtres dessinent la ligne sinueuse d’un golfe. Ce golfe en croissant se termine par deux pointes, Granville au nord, au sud Pontorson. C’est la baie normande, sauvage et bleue, the blue savage norman bay, comme l’appelle un poète anglais. Au milieu du golfe, d’un gris chatoyant ou d’un violet sombre selon la marée, se dresse comme un château fantastique, sur un récif noir et pointu, le Mont-Saint-Michel, que les gens du moyen âge appelaient la merveille de l’Occident. Vu à cette distance, voilé de brume et comme perdu dans la mer, il ressemble plutôt à un menhir colossal qu’à une construction humaine. L’estuaire du Couësnon, qui sépare la Bretagne de la Normandie, trace maintenant son lit sablonneux à gauche du Mont. Autrefois, il passait à droite. Aussi, Bretons et Normands se sont-ils disputé le rocher porteur du sanctuaire et séjour de l’archange protecteur de la France. Les Bretons disaient :


Le Couësnon, dans sa folie,
A mis le Mont en Normandie


Les Normands ripostaient :


Si bonne n’était Normandie
Saint Michel ne s’y serait mis.


Mais le Couësnon et Saint-Michel ont beau avoir donné raison aux Normands, sur la terrasse d’Avranches on se sent déjà en pays celtique. Le regard est attiré par ces côtes fuyantes, la tristesse infinie de la mer vous arrive avec la brise océanique, et comme une vague perdue vous monte au cœur un premier souffle de sa liberté sauvage et de son immensité. Et puis, ces tronçons de colonnes, débris d’une vieille cathédrale, rassemblés en un tas de pierre comme un cairn, ce petit portail à mine gallo-romaine, ce dolmen artificiel et jusqu’à cette superbe végétation exotique, épicéas et cèdres touffus, tout cela sent plus la Bretagne que la Normandie. Le nom caressant des deux rivières, la Sée et la Sélune, n’a-t-il pas lui-même quelque chose de délicieusement païen ? N’est-il pas comme un dernier écho des forêts sonnantes de la Gaule druidique ? Les archéologues du pays prétendent qu’il vient du nom de Sènes que les Gaulois donnaient à leurs druidesses, ces magiciennes capricieuses et violentes qui prétendaient habiter les fleuves, commander aux tempêtes et gouverner le cœur des hommes par les élémens. Et de fait, elles leur ressemblent, les deux rivières tortueuses, aux reflets de couleuvre, qui se glissent par leurs estuaires vers les grèves perfides, où l’on s’enlise, sans qu’on sache où l’eau douce se change en l’onde amère, où finit la terre et où commence l’océan.

Mais hâtons-nous vers le but. Le chemin de fer nous a menés jusqu’à Pontorson, jolie petite ville normande à l’embouchure du Couësnon. Nous quittons enfin la voie ferrée pour nous engager sur la nouvelle chaussée qui conduit au Mont isolé dans sa solitude marine. Quelques fermes bordent encore la route. Mais insensiblement les arbres disparaissent, la végétation paludéenne des cristes-marines commence. On entre dans la région des dunes et des sables qui s’étendent luisans comme un miroir jaunâtre jusqu’à la pleine mer. Droit devant nous, au bout de la chaussée, se découpe sur le bleu sombre de l’océan le Mont-Saint-Michel, pyramide violette qui se termine en flèche par la tour de l’église. À mesure qu’on approche, se détachent les constructions et les édifices qui composent un ensemble unique d’étrangeté et de grandeur, fragment intact du moyen âge. La fière forteresse est ceinte vers le bas d’un ourlet de remparts garnis de tourelles dont la mer mouille le pied. Un amas de maisons accostées au roc, accrochées les unes aux autres comme des nids d’hirondelles, s’étagent sur les flancs du Mont. C’est la ville des Montois qui du XIIe au XVe siècle regorgeait de pèlerins, de chevaliers et de soldats. Elle n’abrite plus aujourd’hui que de rares familles de pêcheurs. Peintres et touristes y passent en automne comme des oiseaux voyageurs. La vieille abbaye domine ce fouillis de masures de ses puissans contreforts et de ses tours crénelées. Plus haut encore, et pour couronner le tout, la basilique ajoure sa nef légère, ses arcs-boutans et sa tour. L’aérienne cathédrale semble avoir été portée là miraculeusement, pour défier les vents et les flots. Roc, ville, château-fort, forment une masse homogène, d’une seule poussée hardie. En présence de ce magnifique morceau d’architecture et d’histoire, nous revient le mot de Vauban en face du dôme de Coutances : « Qui donc a jeté ces pierres dans le ciel ? »

La chaussée aboutit au mur plein de l’Avancée ouvrage extérieur qui protège le Mont. On le suit sur une passerelle et on pénètre dans la forteresse par une porte à mâchicoulis. Dès l’entrée, la vieille histoire de France nous saisit. Elle ne nous lâchera plus, pour nous conduire, pas à pas, jusqu’aux temps modernes. Dans la première cour, au-dessus d’une porte à herse de fer, un lion de pierre pose sa griffe sur l’écusson abbatial où des saumons nagent sur fond ondé. Cette porte mérite son nom de porte du roi. Ce lion figure bien la royauté en France ; car ses débuts, son apogée et son déclin ont suivi d’assez près la naissance, la splendeur et la décadence du Mont-Saint-Michel. La porte des Michelettes tient son nom de deux pièces de canon abandonnées par les Anglais dans le siège fameux du XVe siècle. Nous voici dans l’unique rue de la ville qui se déroule en spirale sur le flanc de la montagne et gagne l’abbaye par des escaliers en rampe. Après maints degrés et détours, nous voici dans la salle des gardes. Ses fiers arceaux, sa voûte spacieuse, nous transportent en plein monde féodal, religieux et guerrier. Par cette fenêtre gothique à trèfles, les archers du seigneur d’Estouteville guettaient, sous Charles VII, les mouvemens de l’armée anglaise, et, la flèche sur l’arbalète, attendaient l’assaut. La façade romane de la basilique évoque devant nous les Normands convertis au christianisme, exprimant d’abord leur génie solide et mesuré en architecture. Le tympan du portail nous ramène jusqu’aux temps mérovingiens, à la fondation du sanctuaire au seuil duquel nous nous trouvons. Ce tympan, d’un caractère archaïque et naïf, représente saint Michel apparaissant à saint Hubert endormi, au moment où l’archange lui enfonce son doigt dans le crâne et lui commande d’élever une église sur le rocher païen. L’intérieur de la basilique est triste. Les échafaudages d’une restauration commencée et interrompue masquent la beauté des nefs, la hardiesse des piliers. Le chœur grandiose, en style ogival, ne diminue pas cette impression de ruine et d’abandon. Malgré les bannières de pèlerinages qui l’entourent, la statue de saint Michel dans le croisillon du transept a plutôt l’air de pleurer sur la décadence de son culte que de terrasser son dragon. Ce n’est qu’une pâle effigie du saint Michel qui vivait autrefois dans les imaginations et armait des milliers de bras pour la croisade ou pour la guerre contre l’Anglais.

Il faut monter par l’escalier à vis du clocher et gagner la plate-forme extérieure sur le toit plombé d’une nef latérale, si l’on veut retrouver la mystique envolée que donne le gothique flamboyant et la pensée apocalyptique qui inspira les constructeurs du merveilleux édifice. De cette terrasse, qui fait le tour de la grande nef sur la toiture des bas côtés, on jouit d’un superbe coup d’œil sur la baie de Saint-Michel. Elle forme un triangle dont la pointe s’enfonce dans l’intérieur des terres. Trois rivières en sillonnent les sables comme des canaux étincelans. La côte normande, la côte bretonne, s’étalent en un cercle qui n’a d’autre limite que le ciel. Montons plus haut encore. Grimpons l’escalier en dentelle pratiqué sur le rampant de l’arc-boutant et gagnons la balustrade supérieure du comble appelée le Grand tour des fous. De ce sommet, le Mont-Saint-Michel tout entier apparaît comme un plan en relief. D’un côté, il dessine la ligne sinueuse de ses remparts, de l’autre, il découpe les aspérités de ses récifs mordus et déchirés par la vague, et tient serrés entre ses murs ses jardins profonds et sa bourgade rabougrie. M. Le Héricher, l’un de ceux qui ont le mieux étudié et décrit le Mont-Saint-Michel, compare le massif du château et de l’église vu de ce faîte « à un gigantesque échiquier fouillé par un ciseau puissant, où le grand escalier représente le roi ; la tourelle des corbeaux la reine ; la flèche la tour. » On est suspendu dans l’air, on plane, au bord de l’abîme, sur l’immense océan. En temps d’orage, les tourelles, tourellettes et aiguilles gothiques de l’église, aperçues ainsi à vol d’oiseau, avec leurs animaux sculptés, chiens, dragons et guivres, ressemblent à une sombre forêt rongée par toutes ces bêtes fantastiques. Mais vienne une claire journée d’automne et qu’un brouillard s’étende au ras des flots, il isolera la cathédrale de sa base et la portera mollement dans les airs. Alors elle reluira en plein azur comme ces villes mystiques qui flottent entre terre et ciel, dans les peintures des primitifs.

Mais depuis longtemps l’aérienne cité a perdu sa couronne, j’entends la pyramide architecturale qui formait sa fleur la plus haute et la plus épanouie. Autrefois, une flèche élancée surmontait la tour. Cette flèche transparente et découpée en roses portait sur sa pointe la statue colossale et dorée de saint Michel, qui montrait la direction des vents en tournant sur son pivot. On l’apercevait de loin en loin, au milieu de l’orage, et son épée flamboyante semblait délier la foudre. La figure du protecteur du sanctuaire était le couronnement du Mont, son symbole parlant, l’image visible de sa raison d’être historique et religieuse. L’incendie de 1594 a décapité l’édifice en faisant écrouler la flèche avec l’archange. Au commencement de ce siècle, le télégraphe a remplacé saint Michel sur la tour et plus d’une fois ses bras gesticulateurs ont porté de Normandie en Bretagne la nouvelle d’un changement de gouvernement. Aujourd’hui le fil électrique qui passe ailleurs a remplacé le télégraphe. Un fer tordu s’échappe comme un serpent de la ravine d’une falaise, se perd sous le sable de la plage, traverse l’océan et ressort en Amérique. N’est-ce pas l’un des symboles les plus éloquens de l’humanité nouvelle et de ses pouvoirs ? Ceci a tué cela. Le câble transatlantique s’est substitué à l’archange. Ne le méprisons pas. L’idée transmise autour du globe avec la vitesse de l’éclair ; la matière à ce point domptée ; l’agent vital de l’atmosphère, de l’âme terrestre, l’électricité, qui, condensée en foudre, a tant de fois incendié cette église, fracassé ce clocher, le fluide redoutable et capricieux savamment domestiqué et devenu le messager docile de la pensée humaine, voilà certes une victoire dont saint Michel n’aurait pas à rougir. Mais elle sera plus difficile à remporter, l’autre victoire que symbolise l’archange terrassant le dragon, la victoire de l’esprit sur la bête humaine. Car si nous voulons connaître-le véritable sens de saint Michel, il faut le demander à ce profond penseur, à ce hardi symboliste qui l’a fait entrer dans le ciel chrétien, à l’auteur de l’Apocalypse, qu’une exégèse matérialiste a le tort de prendre à la lettre, au lieu de l’interpréter selon l’esprit. Pour le prophète de Patmos, l’ange Mikaël représente la force active de la sagesse spirituelle. Sa victoire dans l’humanité doit amener, selon lui, le triomphe de la « Femme revêtue du soleil, » c’est-à-dire, dans le sens ésotérique des symboles, de l’Intuition divine, rayonnante d’amour. Alors la Jérusalem céleste, ou la cité de Dieu descendra sur la terre ; en d’autres termes, l’harmonie divine se réalisera dans l’organisation sociale.

Ils l’ont rêvée, ils l’ont cherchée, cette Jérusalem, les docteurs, les moines, les architectes, les sculpteurs du moyen âge, — et l’ont vainement attendue. — Et comme la cité céleste ne descendait pas des nues, ils l’ont fait monter vers le ciel en pierres vives, avec leurs colonnettes fleuries, leurs arceaux enchevêtrés, leurs volutes et leurs clochetons. Redescendons l’escalier du clocher, retraversons l’église et entrons au cloître. C’est un bijou de fine architecture normande du XIIIe siècle[2]. La galerie quadrangulaire est formée par une triple rangée de colonnettes isolées en faisceaux, couronnées de voûtes ogivales d’une délicatesse exquise. Le tuf, le marbre, le granitelle et le stuc de coquillages broyés entremêlent leurs teintes brunes, roses et blanches dans cette colonnade. Le trèfle et l’acanthe, le chardon, le chêne et le lierre en fouillent les chapiteaux. C’est une élégante forêt de pierre, chatoyante de clair-obscur, ajourée de rosaces lumineuses. Sur quelle base a-t-elle poussé, de quel piédestal est-elle sortie ? Nous sommes ici au troisième étage de la Merveille, à côté du dortoir des moines, au-dessus de la salle des Chevaliers, à cent mètres au-dessus du niveau de la mer. Regardez par les fenêtres du couchant, ouvrez une des petites lucarnes latérales à vitraux peints, partout vous verrez la mer, toujours la mer, à peine un bout de côtes ou le triste îlot de Tombelène, et puis l’immense océan. Vers le soir, le cloître prend des teintes d’opale. On dirait vraiment alors qu’il fait partie d’une cité féerique émergée des flots, couronne d’une Jérusalem mystique, temple vierge creusé dans une perle transparente.

Mais savons-nous ce qu’elle renferme de larmes, de soupirs, d’indicible mélancolie dans le ciment de ses pierres ? La légende du Mont veut que le sculpteur de cette colonnade, appelé Gaultier, ait été un prisonnier, enfermé je ne sais pourquoi dans le monastère. Il sculpta ce cloître pour se consoler et on lui promit la liberté pour récompense. Mais quand il eut achevé son œuvre, il était devenu fou et se jeta dans l’abîme béant, à côté de sa merveille. Cette légende n’est-elle pas l’histoire de tous les grands artistes ? Ils ont fait cette gageure d’enfermer un rêve d’infinie beauté dans l’ingrate matière. Et le rêve est là vivant pendant qu’ils travaillent à l’œuvre. Mais, avec le dernier coup de ciseau, le rêve a disparu, le ciel sourit dans son insondable immensité, — et l’abîme n’est pas loin.

La salle des Chevaliers nous montre de nouveau la face guerrière du Mont, la face sombre aussi. Chose curieuse, et dont nous dirons plus tard la raison, elle ne rappelle aucun souvenir glorieux de la royauté, aucune grande scène de notre histoire. Malgré ses quatre nefs, ses énormes piliers ronds, elle est lugubre. Triste et vide, elle ne se souvient que des longues files de détenus qui ont travaillé ici à leurs métiers. De là nous pénétrons dans les parties intérieures et ténébreuses du Mont. Nous circulons dans un dédale d’escaliers, de corridors, de caveaux bas. Voici la crypte des Gros-Piliers, qui soutient le chœur de la basilique ; voici les oubliettes du château et du couvent. Voici le cintre bas où Louis XI fit mettre, dit-on, la cage qui enfermait le cardinal La Balue et où Louis XIV relégua le gazetier Dubourg, qui l’avait insulté. Voici enfin les cachots du grand exil, véritables trous d’où l’on ne sortait guère vivant, et ceux du petit exil, où l’on demeurait quelques jours. Barbes y fut enfermé pendant vingt-quatre heures après sa tentative d’évasion. Les minces rayons de lumière qui filtrent dans ces couloirs obscurs y jettent des tons roux. La souffrance, la révolte, le désespoir concentrés de plusieurs âges suintent de ces cachots taillés dans le roc. On y respire une vapeur d’angoisse et de colère. Triste revers de la basilique et de la cathédrale que ces noires entrailles du Mont-Saint-Michel. Par la logique intrinsèque des choses, on comprend la malédiction qui pèse sur lui, on comprend qu’il soit mélancolique, écimé et abandonné, depuis que le vieux sanctuaire est devenu prison et parfois chambre de torture. En sortant de là, on se sent assailli par dix siècles d’histoire, mêlée confuse d’ombres illustres et inconnues, dont chacune semble redemander la vie et le jugement au grand soleil de la justice et de la vérité.

Redescendu sur la plage, je m’assis au bord de la chaussée où les pêcheurs amarrent leurs barques. Derrière moi, l’ombre gigantesque du Mont se projetait sur la baie jusqu’à l’horizon. Devant moi, le soleil descendait sous un grand rideau de nuages ; les grèves plates s’étendaient à perte de vue, et l’océan, changeant de couleur comme un caméléon sous le mouvement des nuages, avait pris une teinte fauve striée de lueurs verdâtres. Un singulier personnage s’arrêta devant moi. Les pieds et la tête nus, vêtu de loques et d’une vareuse violette, il laissait flotter au vent une véritable forêt de cheveux bruns. Immobile, il me regardait de ses yeux bleus et vagues. Une tête d’Antinoüs, mais sans expression. Une chevelure épaisse, inextricable et remplie de poussière, dont les tire-bouchons traînaient avec une sauvagerie voulue sur ce beau visage basané, au regard étrange, éternellement absent. Un innocent, pensai-je. Voyant qu’il m’intéressait, il mit le poing sur la hanche, comme pour me faire admirer sa pose. « Qui êtes-vous ? lui dis-je. — Marchand de coquilles et modèle d’atelier. Tous les peintres qui viennent ici font mon portrait. Voulez-vous que je pose pour vous ? — Je ne suis pas peintre, malheureusement. — Voulez-vous faire le tour du Mont sur les grèves ? je vous conduirai. — Avec plaisir. — Il faut nous presser ; car la mer arrive. Avec moi pas de danger. Je connais tous les trous et je marche sur la tangue comme sur un plancher. »

Déjà nous courions sur les cailloux. Une fillette de dix ans, plus déguenillée encore que l’innocent, vint se suspendre à sa main. C’était une petite pêcheuse de coques. Munie de son sac de filet, l’œil effaré et perçant, elle paraissait voleter comme une mouette sur les roches et les mares. Du bas des falaises on pouvait mesurer maintenant toute la hauteur de la Merveille avec ses trois étages, masque sombre de la forteresse qui regarde le large et l’Angleterre. Chemin faisant, l’innocent m’énumérait tous les tableaux pour lesquels il avait posé, et il ajoutait avec un tranquille orgueil, en étendant ses bras et en baignant ses haillons dans le soleil couchant : « On me vend dans le monde entier. » Au tournant d’un récif, j’aperçus l’îlot de Tombelène doré par un dernier rayon du jour. Cet îlot m’attirait par son aspect singulièrement sauvage et désolé. « Qu’est-ce que cela ? demandai-je à l’innocent. — C’est Tombelène. » Et de sa voix qui rappelait le clapotement des vagues sur les galets, le vagabond commença à marmotter une histoire embrouillée. La vieille légende s’était modernisée dans sa tête. Un marin avait enlevé la fille d’un général, du nom d’Hélène. Ils avaient vécu sur cet îlot pendant les guerres de la révolution. La demoiselle étant morte, on l’avait enterrée là. Il résuma sa science dans cette étymologie, qui paraissait le faire rêver beaucoup : « Tombelène ! Tombe d’Hélène ! » La petite pêcheuse de coques avait trouvé des moules, quelle déterrait dans la lise, et, pour marquer son plaisir, elle fredonnait triomphalement sur une mélodie primitive de son invention :


Beau marinier, qui marines
Vive l’amour !
Apprends-moi à chanter.
Vive le marinier !
Entrez dans mon navire,
Vive l’amour !
Je vous l’apprendrai,
Vive le marinier !


Entraînée par la pêche et par sa chanson, la petite courait sur les lises, l’innocent après elle, et moi après l’innocent. Cependant le crépuscule tombait, la mer râlait au loin. Je me retournai ; le spectacle était devenu imposant. Entre le ciel et l’océan gris, une barre rouge marquait le soleil disparu. Un grain glissait obliquement sur Cancale, d’où quelques voiliers pêcheurs s’échappaient avec la marée montante. Dans le ciel brouillé s’ouvrait une de ces crevasses éblouissantes, une de ces trouées d’azur que les marins appellent œil de Dieu. Le Mont-Saint-Michel se profilait en noir sur ce fond blafard. Sanctuaire, forteresse et prison ne semblaient plus qu’un écueil sauvage au milieu des flots, un nid de goélands. Où êtes-vous, âmes nombreuses qui avez soupiré sous les crépuscules, dans cette prison de granit ? Maximilien Raoul compare le vieux Mont, vu depuis les grèves, à un cercueil gigantesque dont le luminaire fume encore dans l’obscurité. Oui, cercueil d’un passé mort. Mort vraiment ? Non, rien ne meurt tout à fait ; ni dans l’âme des individus, ni dans celle des peuples, mais tout se métamorphose. Il vit mystérieusement en nous, ce passé celtique, chrétien, chevaleresque et révolutionnaire. Il vit dans nos passions, dans nos luttes, dans nos aspirations latentes, dans nos mélancolies incompréhensibles ; il entre dans la substance même de nos pensées. Les races sommeillent ; elles n’oublient pas. Elles ont de profondes ressouvenances et des réveils surprenans. L’âme d’une nation se compose de tout ce qu’elle a vécu dans le cours des âges et dont le sphinx de l’avenir se réserve la synthèse.

— La mer vient, rentrons, me dit l’innocent.

Son œil vague et sans sourire n’avait rien perdu de son calme. Son attitude avait toujours la même majesté de mendiant et de modèle. Seulement il me prit gravement la main pour me conduire. Je ne voyais pas venir la mer, mais un grondement lointain annonçait l’approche du mascaret. En avançant, je m’aperçus que les flaques d’eau augmentaient et que la tangue devenait plus molle. L’eau paraissait sourdre du fond des sables, et j’enfonçais parfois jusqu’aux genoux. Tout à coup, une lame longue, plate, imperceptible, vint lécher nos pieds de sa frange d’écume. D’où venait-elle ? De l’horizon. C’était l’océan lointain qui nous saluait. « Pas de danger, jamais de danger avec moi, » me dit l’innocent, qui me prêta son bras d’Hercule pour me maintenir en équilibre sur la lise mouvante. Puis, son idée fixe le reprenant, il recommença son interminable histoire, où revenait sans cesse le refrain mystérieux : « Tombelène ! Tombe d’Hélène ! » Quant à la petite pêcheuse, elle riait de mon embarras. Sa sabrette pleine de coques, elle bondissait sur les lames grandissantes, comme un pétrel, et continuait sa chanson :


Quand la belle fut dans le navire,
Vive l’amour !
Elle se prit à pleurer,
Vive le marinier !
Et qu’avez-vous, la belle,
Vive l’amour !
Qu’avez-vous à pleurer,
Vive le marinier !


En quelques minutes, nous atteignîmes le granit solide du Mont-Saint-Michel. Une heure après, les lames battaient contre le rempart de l’Avancée, et bientôt la mer envahissante, avec sa ceinture de vagues, eut changé le Mont solitaire en île.

Depuis, ces images marines, mêlées aux ombres du château et de l’abbaye, m’ont hanté. Souvent mes pensées voyageuses sont revenues au Mont-Saint-Michel, « au péril de la mer, » comme à un observatoire immobile au milieu du flux et du reflux des temps. J’ai glané dans les livres, j’ai feuilleté de vieilles chroniques, et l’histoire du Mont m’est apparue comme un reflet coloré, comme un raccourci symbolique de la grande histoire de France. J’ai tâché de fixer en quelques visions rapides les scènes et les personnages, de diverses époques, que ces lectures ont évoqués devant moi. Il m’a semblé qu’il s’en dégageait un aperçu sommaire sur la formation de l’âme celtique et française à travers les siècles.


I. — ÉPOQUE GAULOISE, LE MONT BÉLÉNUS, LES DRUIDESSES DE TOMBELÈNE.

Dans les temps celtiques, la baie de Saint-Michel ne ressemblait pas à ce qu’elle est aujourd’hui. Un bois épais s’étendait sur une partie des grèves actuelles. Les bouquets d’arbres qui forment un nid de verdure sur l’escarpement du Mont sont un dernier reste de cette forêt. Tout au bout, entre l’océan des chênes et celui des flots, se dressait la pyramide granitique qui devint plus tard le Mont-Saint-Michel. Les druides l’avaient consacré au dieu solaire et le nommaient Tom Bélen. Après César, les Romains conquérans de la Gaule lui conservèrent cette dénomination et l’appelèrent Mons Tumba ou Tumulus Beleni. Une caverne s’ouvrait dans les flancs du roc. On s’y trouvait comme dans un temple circulaire soutenu par des monolithes bruts. C’était le Neimheidh ou sanctuaire des aïeux, tirant son nom d’un patriarche immémorial, ancêtre des Gaëls et des Kimris. Là, dans le demi-jour de la crypte, reluisaient des faisceaux de javelots, des piles de casques, dépouilles de vaincus, trophées de victoires gauloises, des lingots d’or, des bracelets de guerriers. Dans le fond, on voyait, rangés en demi-cercle, les étendards de diverses tribus celtiques, aux ailes bariolées, veillant comme des génies attentifs sur le trésor. Un collège de neuf prophétesses appelées Sènes habitaient ce sanctuaire défendu par la forêt sacrée et le sauvage océan. Sur ce rocher et aux alentours, les druidesses célébraient leurs rites, leurs mystères, leurs sacrifices. Les marins qui affrontaient la mer venaient les consulter dans cette caverne. C’est là qu’elles rendaient leurs oracles, qu’elles vendaient à prix d’or ces flèches magiques en bois de frêne, à pointe de cuivre, barbelées de plumes de faucon, qui étaient censées détourner les orages et que les Gaulois lançaient dans la nue quand grondait la foudre. Les sènes répandaient une terreur mystérieuse. On les appelait des fées, c’est-à-dire des êtres semi-divins, capables de révéler l’avenir, de revêtir diverses formes d’animaux, de circuler invisibles dans les rivières, de voyager avec le vent.

Comme la plupart des religions anciennes, la religion druidique avait deux faces : l’une extérieure, populaire et superstitieuse ; l’autre intérieure, secrète et savante. Le culte des druidesses en représentait la face populaire et passionnelle. La science et la tradition des druides en constituaient la partie profonde et philosophique. Les témoignages des plus grands politiques, historiens, voyageurs, naturalistes et philosophes de l’antiquité sont d’accord sur ce point et contredisent absolument ceux d’entre les modernes qui ne veulent voir dans les druides que d’habiles sorciers, exploiteurs de la crédulité populaire. César dit « qu’ils étudiaient les astres et leurs révolutions, l’étendue du monde et des terres, la nature des choses, la force et la puissance des dieux immortels. » Il ajoute que, pour les affaires d’état, ils se servaient de l’alphabet grec ; mais qu’ils considéraient comme un sacrilège de confier leurs préceptes à l’écriture, ce qui implique nécessairement l’idée d’une doctrine secrète. Diodore de Sicile leur attribue la doctrine pythagoricienne. Il les appelle « des hommes qui connaissent la nature divine et sont en quelque sorte en communication avec elle. » Ammien Marcellin dit que, « s’élevant au-dessus des choses humaines, ils proclamèrent les âmes immortelles. » Pline les nomme « les mages de l’Occident. » Cicéron vante la science du druide Divitiac qu’il hébergea longtemps à Rome.

Qu’était-ce donc que cette doctrine des druides ? Elle a survécu par fragmens dans les triades bardiques, dans quelques vieilles traditions du pays de Galles, de l’Irlande et de la Bretagne. Ses grandes lignes reparaissent dans le mystère des bardes bretons[3]. « Les âmes, disaient les druides, sortent de l’abîme de la nature, où règne l’implacable fatalité ; mais elles émergent dans Abred, le cercle des transmigrations, où tous les êtres subissent la mort et progressent par la liberté ; enfin, elles atteignent Gwynfyd, le cercle du bonheur, où tout procède de la vie éternelle, où l’âme retrouve son génie primitif et recouvre la mémoire de ses existences précédentes. Quant au cercle de Dieu, Ceugant, océan de l’infini, il enveloppe et contient les trois autres, les soutient de son souffle, les pénètre de sa vie. » Sous sa forme originale, cette conception rappelle la grande doctrine des mystères. Elle dut venir aux druides d’une initiation égyptienne ou orientale. Mais ce qu’il y a d’essentiellement celtique et occidental dans la doctrine des druides, ce qui la marque au coin de la race, c’est le sentiment énergique de la personnalité humaine, c’est son affirmation croissante à mesure qu’elle monte dans les éblouissemens de la lumière divine. Ce génie propre qui fait que chaque âme ne ressemble à aucune autre et poursuit un archétype qu’elle atteindra dans le cercle du bonheur, c’est-à-dire dans son ciel, druides et bardes l’appellent Awen. L’Awen, c’est l’étincelle divine de chaque être, c’est l’inspiration du barde, c’est le génie du prophète. Sa poursuite ardente précipite la course des grandes âmes à travers les existences, elle devient la raison d’être de la vie, la torche de Gwynfyd allumée dans l’abîme ténébreux d’Abred. Individualité et universalité, sentiment de l’humain et du divin, liberté et sympathie sont les deux traits originaux du génie celtique, le plus vibrant, le plus compréhensif, le plus humain des génies. Ils se retrouvent dans la doctrine des bardes, écho de la sagesse druidique : « Trois choses, disent-ils, sont primitivement contemporaines : l’homme, la liberté et la lumière. » Dans cette hardie triade, les ancêtres de Vercingétorix et de Taliésin ont résumé, comme dans une fanfare, le génie de toute leur race.

L’origine des druides remonte dans la nuit des temps, à l’aube crépusculaire de la race blanche émergeant de ses forêts humides. « Les hommes des chênes sacrés » furent ses premiers sages. Car l’ombre de certains arbres versait la sagesse, leur murmure l’inspiration. Les druidesses sont peut-être plus anciennes encore, s’il faut en croire Aristote, qui fait venir le culte d’Apollon à Délos de prêtresses hyperboréennes. Les druidesses fuient d’abord les libres inspirées, les pythonisses de la forêt. Les druides s’en servirent originairement comme de sujets sensibles, aptes à la clairvoyance, à la divination. Avec le temps, elles s’émancipèrent, se constituèrent en collèges féminins, et, quoique soumises hiérarchiquement à l’autorité des druides, elles agissaient de leur propre mouvement. Il est probable qu’elles favorisèrent l’institution des sacrifices humains qui fut la grande cause de décadence du druidisme. Cette aberration sanguinaire, commune à tous les barbares, fut poussée à l’excès par l’héroïsme même des Gaulois qui trouvaient un plaisir sauvage à défier la mort, à se jeter sous le couteau, par bravade. L’horrible institution trouvait un excitant plus dangereux encore dans l’idée singulière qu’on faisait joie aux ancêtres en leur dépêchant les âmes des vivans et qu’on gagnait ainsi leur protection. Les druides avaient leurs collèges au centre de la Gaule ; les druidesses régnaient seules dans les îles de l’Océan-Atlantique. Leurs règles variaient selon les collèges. A l’île de Sein, elles étaient vouées à une virginité perpétuelle. A l’embouchure de la Loire, au contraire, les prêtresses des Namnètes étaient mariées et visitaient leurs maris furtivement, à la nuit close, sur des barques légères qu’elles conduisaient elles-mêmes. Ailleurs encore, dit Pline, elles ne pouvaient révéler l’avenir qu’à l’homme qui les avait profanées. En somme, les druidesses représentaient la religion de la nature, livrée à tous les caprices de l’instinct et de la passion. D’étranges lueurs sillonnaient ces ténèbres, éclairs de voyantes ou rayons perdus de la vieille sagesse des druides.

Au Mont-Bélénus, elles avaient substitué au culte mâle du soleil celui de la lune qui favorisait leurs maléfices, leurs philtres et leurs incantations. Elles s’y livraient la nuit sur l’îlot aujourd’hui appelé Tombelène. Là, le marin téméraire, qui osait approcher avec le flux, voyait quelquefois des rondes de femmes demi-nues agitant des flambeaux. Mais on racontait que, si l’étranger était assez fou pour aborder, l’ouragan chassait son embarcation au large et que d’effrayantes visions le poursuivaient au loin sur les eaux.

Et pourtant le chef gaulois, qui méditait une guerre lointaine, était tenté d’aborder là. Car souvent, malgré les présens donnés aux neuf sènes, malgré les coupes d’argent, les colliers de corail et ces beaux bracelets en or tordu, orgueil des guerriers, malgré l’oracle solennel prononcé dans le Neimheidh par l’aînée des prophétesses, il n’avait obtenu que de vagues prédictions. La seconde vue était rare, le délire sacré se perdait, et les jalouses druidesses étaient avares de leur science. Mais un bruit courait parmi les tribus : « Quiconque forçait l’amour d’une druidesse lui arrachait le secret de la destinée. » Grand sacrilège ! cent fois pour une, on y risquait sa vie. Cette pensée aiguillonnait le Gaulois, ouvrait toutes grandes les ailes de son désir. N’avait-il pas vu de simples colons tributaires tendre la gorge au couteau pour quelques cruches de vin qu’on distribuait libéralement à ses amis avant de mourir ? Lui-même n’avait-il pas exposé son corps blanc et nu, dans la fête des lances, pour voir couler son sang rouge comme une parure ? N’avait-il pas, au mugissement des trompes d’airain, aux notes stridentes du bardit qui ébranle l’air comme une tempête, poussé son cheval hennissant et cabré au milieu des légions romaines ? Un nouveau frisson secouait son corps quand, par une nuit noire, il dirigeait sa nacelle vers l’îlot de koridwen, où des torches mouvantes annonçaient la présence des neuf sènes et leurs danses magiques. Ces flammes errantes au bord du grand océan annonçaient la limite de deux mondes, l’île du trépas. Là le guettait l’Amour ou. la Mort ! .. Non, ses aïeux n’avaient pas frissonné ainsi, à l’escalade du temple de Delphes, quand la foudre tonnait dans la gorge noire d’Apollon !

Sur l’îlot, au milieu d’un cercle de pierres, se mouvaient en ronde et torches en main, les neuf sènes. Elles étaient vêtues de tuniques noires, bras et jambes nus, les unes avec des faucilles d’or au flanc, les autres avec des carquois d’or remplis de flèches sur les épaules, toutes couronnées de verveine. Elles tournaient autour d’un feu surmonté d’un vase de cuivre, où écumait l’eau, et y jetaient des herbes et des fleurs. Dans ce vase, elles élaboraient leurs philtres et invoquaient Koridwen avec des interjections courtes et haletantes.

Quelquefois donc, au milieu de leurs cérémonies, les prêtresses voyaient s’avancer dans leur cercle un guerrier au casque coiffé d’ailes d’aigle, son épaisse chevelure d’une teinte enflammée roulant en grosses tresses sur son dos, le regard fier, le bouclier quadrangulaire et l’épée à la main. « Par Bel-Héol aux cheveux de flamme, qui réchauffe le cœur des braves et fait naître les plantes salutaires au cœur de l’homme, je demande asile aux prophétesses. Pour savoir ma destinée de l’une de vous, je donne ma vie en gage. Je la jette comme ce bouclier et cette épée dans le cercle des dieux. » Affolées de stupeur et ramassées en un groupe, les sénés écoutaient ce défi ; puis, avec un cri sauvage, une clameur stridente, elles se jetaient sur l’audacieux. Il se laissait faire en riant. En un instant il était désarmé, terrassé, lié par les neuf femmes changées en Furies : u Que la plus jeune fasse le sacrifice à Koridwen, disait la plus âgée des druidesses. » Car la loi des sènes voulait que le profanateur mourût sur-le-champ. Dédaigneux, il chantait en les bravant : « Par Bel-Héol, frappez,.. je ne vous crains pas, frappez le fils du soleil, filles de la lune,.. prêtresses de la nuit. Frappez ! et libre je partirai pour le grand voyage. Ma langue dira mon chant de mort au milieu du cercle de pierres ; mon sang coulera dans la corne d’or, sous la main de la femme. Avance,.. la corne d’or dans ta main,.. la main sur le couteau,.. le couteau sur ma tête ! .. »

Et le couteau brillait dans la main d’une femme échevelée sur ce beau corps palpitant, garrotté sur le roc. Mais quelquefois le regard farouche de la druidesse, fasciné par celui de sa victime, se troublait d’un vertige inconnu ; son bras se glaçait ; le couteau tombait de sa main. Dans son œil hagard, une immense pitié succédait à la fureur sacrée. Alors, malheur à elle… la sacrificatrice devenait la victime. L’homme avait vaincu. Livrée au vainqueur, la druidesse devait mourir à sa place. Ses compagnes poussaient un cri d’horreur, une malédiction terrible. Elles jetaient sur l’abandonnée l’ache et la cendre en détournant la tête. Puis, elles s’enfuyaient à la hâte sur leurs barques, rapides comme des mouettes, saisies d’épouvante, en jetant dans la nuit des notes aiguës avec l’écume de leurs rames.

Et pour trois jours, l’île de la Mort devenait l’île de l’Amour. Trois jours, trois nuits de grâce, trois sourires de lune nuptiale et funèbre, voilà ce que les sènes implacables accordaient à leur sœur maudite et condamnée. Libre au vainqueur d’effeuiller sa couronne de verveine, d’arracher tout ce qu’il pouvait au cœur de la druidesse domptée par l’amour et vouée au suicide ou au supplice. Plein de stupeur et d’un effroi sacré, il contemplait cette fiancée muette, assise au bord de sa tombe, grâce redoutable, amère volupté que lui accordait Koridwen, la déesse de la nuit. Dans quel abandonnement de tout son être et de sa couronne défaite, il la voyait choir jusqu’au fond de l’abîme, d’où elle rebondissait avec des étonnemens, des joies, des sursauts et les affolemens de la mort imminente. Ah ! les guirlandes d’églantine effeuillées dans la grotte basse, mouillée des flots, les longues étreintes, les baisers, les murmures entrecoupés par le battement rythmique de la vague. Souvent elle l’interrompait au milieu des plus fous transports : « Tais-toi, disait-elle, et laisse-moi écouter… Je sais ce que murmure la pointe des arbres et quels sont les divins souffles qui parlent dans les troncs. Je veux te dire ce que m’ont dit de toi les génies, pendant que je dormais là-bas, dans la forêt, sous les bouleaux, où gémissent les harpes suspendues dans les branches. » Et elle disposait par terre toutes sortes de rameaux d’arbres noués avec des feuilles de chênes. Elle formait ainsi les rines ou les lettres magiques. Et, d’après ces signes amoureusement entrelacés, elle prédisait au chef les jours, les batailles, la destinée inévitable, le trépas heureux et prompt ou la dure vieillesse et l’esclavage abhorré. La nuit, avec de grands frissons, elle s’échappait de ses bras et courait au sommet de l’îlot inondé de la clarté lunaire. Là, avec des gestes austères et chastes, elle invoquait pour lui les grands ancêtres des Gaëls et des Kimris, Ogham, Gwyd et Teudad. Puis, excitée par l’odeur de la verveine froissée, elle entrait en délire. Alors, le Gaulois accroupi sur la roche sentait avec épouvante et stupeur que le monde des ombres lui disputait déjà cette femme qu’il pressait tout à l’heure dans ses bras chauds et puissans. Car tandis que le nimbe lunaire semblait descendre, sur l’île et qu’une brume l’enveloppait, il comprenait aux mouvemens de la druidesse, à ses cris d’effroi, à ses interjections suppliantes qu’elle s’entretenait avec des fantômes invisibles pour lui, mais que les yeux grands ouverts de la sène voyaient glisser dans la brume. Ah ! Koridwen se vengeait, lui reprenait sa proie ! Fou de désir, d’inquiétude, de compassion, il arrachait la prophétesse à son délire et l’entraînait dans la grotte profonde. Là, sur le lit de feuilles de chêne frais et de bouleau parfumé, après les larmes délicieuses, lentement versées et longuement bues, elle l’étonnait bien davantage, en lui confiant les grands secrets de la sagesse des druides. Elle devenait plus belle et presque terrible, ses yeux le transperçaient comme deux poignards, quand elle lui révélait les trois cercles de l’existence : Annoufen, l’abîme ténébreux d’où sort toute vie ; Kîlk y Abred, où les âmes émigrent de corps en corps ; Kilk y Gwynfyd, le ciel radieux où règne le bonheur, où l’âme recouvre sa mémoire primordiale, où elle retrouve son Awen, son génie primitif. Alors elle disait de ces choses étranges et inquiétantes qui, huit siècles plus tard, tombaient encore des lèvres du vieux Taliésin et faisaient faire des signes de croix aux moines hibernais dans le couvent de Saint-Gildas : « La mort est le milieu d’une longue vie. Gwyd, le grand Voyant, m’a poussée hors de la nuit primitive avec la pointe d’un bouleau ; j’ai été marquée du signe d’une étoile par le sage des sages, dans le monde primitif où j’ai reçu l’existence. Goutte d’eau, j’ai joué dans la nuit ; feu, j’ai dormi dans l’aurore ; j’ai été primevère de la prairie, serpent tacheté de la montagne, oiseau de la forêt. J’ai transmigré, sur la terre, avant de devenir voyante. J’ai transmigré, j’ai dormi dans cent îles ; dans cent villes j’ai demeuré. Écoute les prophéties ; ce qui doit être sera. »

Et la troisième nuit, elle devenait sérieuse, impassible, visionnaire sous l’étreinte. Son âme déjà semblait absente. A la première lueur de l’aube, la druidesse elle-même pressait le départ du guerrier. Gravement, elle-même attachait à son cou, comme un talisman, le collier de coquilles consacrées. Elle-même allumait une torche de résine et la fixait à la barque longue et mince, creusée dans un tronc d’arbre, qui devait emporter le héros. Cette torche signifiait l’âme de la druidesse malheureuse, qui, chassée du sanctuaire de Bel-Héol, en proie aux tempêtes de la terre, devait après les temps révolus guider par-delà l’océan le chef qu’elle avait aimé. Redevenue la prophétesse inabordable, la mort solennelle dans les yeux, elle-même conduisait comme dans-un rêve son époux dans la barque, et puis, poussant un cri terrible, la lançait sur les flots. Alors, le rameur emporté par le flux était poursuivi par un chant doux et sauvage qui venait du rivage de l’ile : « Prends garde ! tu m’as possédée vivante ; morte je te posséderai et ne te quitterai plus. Je serai dans l’orage, je serai dans la brise. Je vibrerai dans le rayon de lune, je palpiterai dans les ténèbres. Fils de Bel-Héol, par Koridwen, je prends possession de toi. Souviens-toi des prophéties. Tu me verras dans la barque du départ. Ce qui doit être sera. »

Et la druidesse, assise sur son rocher, ne voyait plus qu’une torche dansant sur les flots, image de sa propre âme qui fuyait hors d’elle-même. Quand le flambeau avait disparu, elle vidait une coupe remplie du suc empoisonné de l’if mêlé de belladone. Aussitôt un sommeil lourd engourdissait ses membres, et d’épaisses ténèbres recouvraient pour toujours les yeux de la voyante. Lorsqu’au matin les sènes, les rameuses jalouses accouraient sur leurs barques, elles ne trouvaient plus qu’un cadavre déjà glacé par la torpeur de la mort et la rosée du matin.

Aujourd’hui, Tombelène n’est plus qu’un îlot aride, élevé à quarante mètres au-dessus de la grève. Il a pour base des rochers abrupts dont les crêtes percent au sommet le sol sablonneux. On y voit quelques pans de murailles en ruine et une grotte naturelle au midi. Quand les chrétiens baptisèrent le Tom Bélen du nom de Saint-Michel, la pauvre île délaissée hérita de ce nom. Est-ce le vague souvenir des scènes étranges et sauvages des temps druidiques, transmis et travesti d’âge en âge ? Est-ce une fatalité attachée à ce lieu ? Est-ce le simple effet de sa mélancolie naturelle ? Toujours de tristes légendes y ont flotté. Les trouvères du moyen âge prétendirent que la nièce du roi de Bretagne Hoël avait été enfermée là par un géant et y était morte « dolente de grand doulour. » Ils disaient qu’on entendait autour de l’îlot « grands plors, grands sospirs et grands cris. » Plus tard, les paysans de la côte racontèrent qu’une jeune fille du nom d’Hélène, n’ayant pu suivre Montgommery, son amant, qui allait avec le duc Guillaume conquérir l’Angleterre, se laissa trépasser là quand elle eut perdu de vue, dans la vapeur de l’océan, le vaisseau qui emportait sa vie. D’où viennent ces bizarres traditions répétant toujours un fait analogue ? D’où vient enfin cet usage singulier qui subsistait parmi les pêcheurs normands il y a une trentaine d’années ? Lorsqu’on lançait une barque à la mer, on allumait une chandelle à la poupe et les pêcheurs chantaient :


La chandelle de Dieu est allumée,
Au saint nom de Dieu soit alizée,
Au profit du maître et de l’équipage.
Bon temps, bon veut pour conduire la barque,
Si Dieu plaît ! si Dieu plaît[4] !


« La chandelle de Dieu » est une survivance du flambeau de Bélen qui brûlait dans les fêtes druidiques. En elle brille encore, — inconscient, — le symbole des âmes inextinguibles tordues par le vent sur la barque du destin, et vacille un pâle, un dernier ressouvenir de la druidesse mourante, — et oubliée.

II. — ÉPOQUE MÉROVINGIENNE, SAINT MICHEL ET SAINT AUBERT, LES NORMANDS ET LA RELIGION D’ODIN, TRIOMPHE DU CHRISTIANISME.

Huit siècles s’étaient écoulés depuis la conquête de la Gaule par César. Les légions romaines avaient éclairci à coups de hache les ombres des forêts druidiques où le soleil ne pénétrait jamais. Les derniers représentans de l’indépendance gauloise, Sacrovir et Civilis, étaient morts écrasés. Les druides échappés au massacre s’étaient enfuis au-delà de la mer, en Bretagne, et les dieux de Rome avaient remplacé les divinités celtiques. Mais un seul dieu visible et tout-puissant régna sous les Romains. Il se nommait César Auguste, empereur et pontife suprême. Sa statue triomphale, au masque dur couronné de lauriers, une tête de Méduse sur la poitrine, dominait toutes les autres, dans les temples, les thermes, les amphithéâtres et les cités de pierre que voyaient pousser avec effarement les bois chevelus de la Gaule. Ce dieu s’appelait tour à tour Tibère, Néron, Caligula ; mais il signifiait toujours la même chose : anarchie couronnée, déification du pouvoir politique absolu. Comme une autre tête de Méduse, ce spectre sinistre tuait la vie sociale, la liberté de l’individu, toutes les nobles espérances autour de lui. Puis, les Huns, les Germains étaient venus. Saxons, Burgondes, Hérules, Ostrogoths avaient paru presque des libérateurs après l’étouffante tyrannie du lise et de la légion romaine. A Toulouse, à Bordeaux, on avait vu des rois goths singer la majesté impériale, et les patriciens, les évêques de la Gaule, les ambassadeurs de Constantinople faire antichambre à leur porte. Enfin, les derniers venus des barbares, les Franks, avaient arrêté le flot des invasions en se fixant dans la Gaule septentrionale. Une nation nouvelle, composée des élémens les plus divers, se cherchait dans le chaos sanglant de la royauté mérovingienne.

Pendant ces huit siècles, le christianisme avait pris possession de la Gaule par des voies opposées à celles du pouvoir absolu. Il changea la face du monde en renouvelant les âmes. Les vrais vainqueurs de Rome ne furent pas ces barbares qui se disputaient les lambeaux de la pourpre impériale, mais ces martyrs chrétiens qui renversaient les statues des dieux et rayonnaient d’extase, au milieu des supplices, en bravant César tout-puissant. Devant ces vierges pâles et sublimes, sa statue d’airain tomba en poussière. Le Christ triompha également des barbares en leur imposant pacifiquement sa loi par la bouche des saints, des moines, des évêques devant lesquels reculaient Clovis et Frédégonde.

C’est à la sombre et rude époque mérovingienne que remonte la fondation du Mont-Saint-Michel, qui devait prendre une place si haute dans les fastes de la France. La légende de saint Aubert qui s’y rapporte contient évidemment un fond de vérité. Essayons de dégager le remarquable fait psychique qui lui sert de base, des superstitions populaires et des embellissemens de la tradition cléricale.

Saint Aubert naquit en 660, aux environs d’Avranches, dans la seigneurie des Genêts, non loin du Mons Tumba, d’une des plus illustres familles de la contrée[5]. Il grandit sous le règne de l’ambitieux Ébroin, maire de Neustrie, le grand niveleur de l’époque mérovingienne. « Homme de naissance infime, disent les chroniques, qui n’aspirait qu’à tuer, à chasser ou à dépouiller de leurs honneurs tous les Franks de haute race, pour leur substituer des gens de basse origine. » Plus d’une fois le jeune Aubert avait accompagné son père à l’un de ces mâls ou assemblées en plein air qui étaient les grandes assises politiques du temps, où les seigneurs franks, en armes, décidaient de la guerre et de la paix, faisaient et défaisaient les rois. Car les Mérovingiens n’étaient plus, à cette époque, que des fantômes de rois, des mannequins entre les mains des maires du palais. Mais le respect superstitieux pour cette famille, épuisée par ses débauches et ses crimes, subsistait dans le peuple. La Neustrie et l’Austrasie se disputaient avec acharnement ces simulacres de royauté. Ce maire usurpateur les faisait élever sur le bouclier aux acclamations des Franks, puis les enfermait dans une ville et régnait à leur place. Presque tous finissaient ou assassinés, ou honteusement tonsurés, au fond d’un couvent. Ces temps, où l’on n’entendait parler que de guets-apens, de carnages et de supplices, furent aussi ceux des grandes vocations monastiques et religieuses. Dans ce déchaînement de passions furieuses naissaient des âmes humbles, uniquement faites de douceur et de pitié. Saint Martin, âgé de quinze ans et soldat en Pannonie, vit passer un pauvre presque nu, auquel personne n’avait fait l’aumône. Alors, partageant son manteau en deux avec son épée, il en donna la moitié au pauvre. La nuit, il vit en rêve Jésus revêtu de cette moitié de manteau, disant aux anges qui l’entouraient : « Martin qui est encore catéchumène m’a donné ce manteau. » Cette profonde et intelligente charité pour les humbles fut aussi le sentiment qui domina la vie de saint Aubert. Il distribua une partie de ses biens aux églises pauvres et, après avoir renoncé au monde, s’engagea dans l’état ecclésiastique. Il fut élu évêque d’Avranches, en 704, par le peuple et le clergé. Par nature, il était disposé à la solitude et à la contemplation. A cette époque, la forêt de Scissy s’étendait encore comme aux temps celtiques jusqu’au Mons Tumba. L’évêque aimait à s’y rendre seul ou suivi de quelques diacres, pour y lire en paix les Pères de l’Église ou l’Évangile. Sous les hautes chênaies entremêlées de hêtres, où l’on n’entendait d’habitude que le mugissement des aurochs et le cri de chasse ou de guerre des seigneurs franks, on voyait passer l’évêque d’Avranches dans sa longue dalmatique blanche brodée d’or, le front incliné, sa houlette pastorale sur l’épaule. Quelques clercs le suivaient en chantant des litanies ; mais, perdu dans ses pensées, il ne les entendait pas. Il traversait la mystérieuse forêt de bouleaux, où les druidesses suspendaient jadis les petites rotes gauloises, en guise de harpes éoliennes, dont le murmure les plongeait dans le sommeil magnétique. Le peuple, fidèle aux anciennes traditions, continuait à vénérer ces arbres sous le nom d’arbres des fées et y suspendait des guirlandes. Puis Aubert gagnait le Mons Tumba, où des disciples de Colomban avaient déjà élevé des chapelles à saint Etienne et à saint Symphorien. Il renvoyait ensuite les diacres qui l’avaient accompagné et demeurait plusieurs jours dans la grotte de l’Aquilon, passant son temps en lectures et en prières. L’évêque entremêlait ses exercices religieux de longues méditations sur l’état déplorable des peuples de la Gaule, dont les luttes sanguinaires affligeaient son cœur. Il voyait les débuts effrayans de cette race maudite des Mérovingiens qui s’était jetée avec la soif barbare dans la débauche romaine. Temps lugubres ! La prédiction qu’un moine prêtait à la reine Basine, mère de Clovis, une saga païenne, s’était réalisée. Au règne des lions, des léopards et des licornes avait succédé celui des ours et des loups qui s’entre-déchiraient. Maintenant était venu celui des chiens, des rongeurs et des bêtes glapissantes. D’où viendraient l’intelligence, la force, l’unité, le salut du royaume ? Pendant une série de nuits, il fit le même rêve avec de sinistres variantes. Il voyait une barque tendue de noir, comme un grand cercueil, descendre l’un des fleuves de France. Sur cette barque se trouvait un des rois mérovingiens. Tantôt c’était un vieillard émacié de débauches, chargé de chaînes et entouré de spectres horribles qui le maltraitaient. Le malheureux poussait des cris en invoquant saint Denis et saint Martin, mais en vain. Quand la barque atteignait l’océan, une tempête effroyable la balayait, ou bien un volcan sortait de la mer pour la dévorer comme une bouche de feu. Tantôt c’était un jeune homme vigoureux, les mains liées sur le dos, que des mercenaires conduisaient au fond d’un cloître pour le tonsurer. Tantôt il voyait couché dans la barque un bel adolescent mort assassiné, enveloppé de sa longue chevelure blonde et royale, sa pâle tête ceinte d’un pâle cercle d’or. Des pêcheurs allaient l’enterrer pieusement sous un tertre. Et chacun de ces rêves signifiait un règne.

Un soir d’automne, saint Aubert avait été plus triste que de coutume. Le ciel était d’un noir d’encre ; l’horizon s’était hérissé d’écume. La houle qui grondait au loin répondait au gémissement de la forêt. Puis une éclaircie s’était faite. Il s’endormit paisiblement. Alors il fit un rêve splendide qui ne ressemblait pas à ses rêves précédens. Il vit un ange, vêtu comme un guerrier brillant et armé d’un casque d’or, descendre sur le rocher. L’ange toucha de son épée le sommet du vieux roc païen, qui s’écroula avec fracas dans la mer. A sa place poussa une haute église pleine de guerriers vêtus de fer, au-dessus desquels un chœur d’anges en prière chantait une céleste et merveilleuse mélodie. Quand l’évêque s’éveilla, il se demanda ce que voulait dire cette vision sans pouvoir la comprendre. Il s’imposa trois jours de jeûne, après lesquels l’archange-guerrier lui apparut de nouveau en rêve. Cette fois-ci, son armure resplendissait de lumière. Sa face luisait comme un soleil et son glaive ressemblait à un éclair fixé dans son poing. Il regardait l’évêque d’une manière significative. — Qui es-tu ? demanda l’évêque. — L’apparition tourna vers lui son épée, et Aubert eut peur. Il pencha la tête vers les saintes écritures ouvertes sur ses genoux. Aussitôt un ouragan passa sur le livre et en froissa toutes les feuilles. Il resta ouvert au XIIe chapitre de l’Apocalypse. La pointe de l’épée s’arrêta sur un passage, et Aubert fut à la lumière de l’ange : « Alors il y eut un combat dans le ciel, Michel et ses anges combattaient contre le dragon et le dragon combattait contre eux avec ses anges… Alors j’entendis dans le ciel une grande voix qui disait : C’est maintenant qu’est venu le salut et la force, et le règne de notre Dieu et la puissance de son Christ. » — « Je suis Michel, dit l’archange, et je protège ceux qui combattent pour le Christ. Tu m’élèveras un temple ici, pour que les enfans de ce pays m’invoquent et que je vienne à leur aide. » Et il disparut.

Aubert, timide par nature, n’osa obéir à cette injonction. Pourquoi lui demandait-on cela ? Quel but avait ce temple ? Qu’était-ce après tout que ce Michel ? Peut-être une tentation du diable, sur ce lieu voué à ses œuvres par d’anciens maléfices. Il se souvenait aussi d’un passage de l’apôtre Jean qui conseille d’éprouver les esprits. Aubert s’enveloppa précipitamment de sa dalmatique et quitta le rocher païen avec l’intention de n’y plus revenir. Il redoubla de jeunes et d’aumônes. Mais une attraction plus forte que toutes ses terreurs le ramena vers le Mons Tumba. Lorsqu’il revint y dormir, l’archange lui apparut pour la troisième fois. Son visage était sévère. « Pourquoi, lui dit-il, confonds-tu les signes du ciel avec ceux de l’enfer, et pourquoi ne m’obéis-tu pas ? Faut-il que je te laisse un signe de moi ? » Ce disant, l’ange lui enfonça son index dans le front. Aubert sentit une douleur aiguë dans le cerveau et s’éveilla sous une vive commotion en tremblant de tous ses membres. Il s’écria avec une ferme résolution : « Je ferai ce que tu dis. » Aussitôt il sentit un grand calme, comme si une étoile était entrée dans son âme et répandait une douce splendeur autour de lui.

C’est à la suite de cette vision, amplifiée et matérialisée par l’histoire ecclésiastique[6], que le Mons Tumba fut consacré à saint Michel (709) et devint le célèbre sanctuaire chrétien. Aubert envoya des chanoines en Italie, au mont Gargano, le seul endroit où saint Michel avait déjà un culte. Lorsque les pèlerins revinrent, au bout d’un an, avec une pierre de l’autel de Gargano, disent les annales du Mont, le sol de la forêt de Scissy, depuis longtemps miné par l’océan, s’était effondré sous une haute marée. Le bois s’était englouti, et le Mons Tumba était devenu une île en grève. Quelques cellules, construites à son sommet, formaient le noyau de la nouvelle cité.

Telle est l’origine du Mont-Saint-Michel. Peu de sanctuaires ont été fondés dans des conditions plus singulières. Saint Michel était destiné à devenir l’ange protecteur, le génie symbolique de la France royale et chevaleresque. Mais au moment où le pacifique évêque d’Avranches dédiait la roche druidique à l’archange belliqueux, la France n’existait pas encore. Il n’y avait qu’une Gaule latine en lutte avec une Gaule germanique. Voyons donc ce que signifie, dans l’histoire religieuse en général, et en particulier dans le symbolisme judéo-chrétien, cette imposante figure qui se dressa devant l’âme pieuse, mais nullement guerrière du bon évêque Aubert, au commencement du VIIIe siècle.

Dans la doctrine des mages persans, qui exerça une si grande influence sur les prophètes d’Israël et dont les traits essentiels se retrouvent dans la Kabbale juive[7], il y avait neuf catégories d’archanges ou d’Élohim, représentant les forces hiérarchisées de l’Être éternel agissant dans l’univers. Les Ischim ou âmes glorifiées en formaient la catégorie inférieure. Le voyant de Patmos, l’auteur de l’Apocalypse, où tout a un sens symbolique transcendant, personnifia cette catégorie d’esprits dans Mikaël, chef des armées célestes, qui précipite en enfer et lie le dragon, symbole de la matière inférieure et du mal. Mikaël délivre la Femme, revêtue du soleil, poursuivie par le dragon. Celle-ci, après sa délivrance, se sent pousser des ailes d’aigle et gagne les hauteurs de l’empyrée, image de l’Ame humaine, dont les forces sont centuplées par l’Intuition reconquise[8].

Il est intéressant de constater que la figure de l’archange vengeur, qui symbolisait déjà la justice divine, pour les mages de la Perse et de la Chaldée comme pour les prophètes d’Israël, reparaît périodiquement dans le rêve d’obscurs voyans, aux époques qui précèdent de très grandes luttes religieuses. La science contemporaine voit dans de tels faits de simples hallucinations provenant des idées régnantes d’une époque. Les philosophes de l’école d’Alexandrie disaient que les inspirations qui viennent à l’homme du monde spirituel lui arrivent quelquefois sous forme de visions et revêtent ordinairement la figure la plus familière à l’imagination d’une époque. Ainsi, un Grec verra l’Apollon delphien, et un chrétien, dans des circonstances et un état psychique analogues, verra l’archange Michel. Ces inspirations seraient donc de véritables suggestions prophétiques.

Quand le visionnaire de Patmos vit se dresser devant son esprit la figure de Mikaël, c’était peu avant la grande lutte du christianisme avec Rome. Au IVe siècle, l’évêque de Siponte vit en songe saint Michel, qui lui ordonna de lui construire un sanctuaire au mont Gargano ; c’était peu avant les grandes invasions des barbares, qui devaient à leur tour être vaincus et conquis par le christianisme. Au commencement du VIIIe siècle, l’évêque d’Avranches est troublé par la même apparition, qui lui commande d’élever un sanctuaire au Mons Tumba, ce que le pieux évêque fait presque malgré lui. Le fait prend sa vraie signification, si l’on considère qu’il eut lieu vingt ans après la bataille de Testri (687), qui marque la défaite de la dynastie mérovingienne, et vingt-cinq ans avant la bataille de Poitiers (732), où Karl Martel défit les Sarrasins, bataille qui marque le commencement de la dynastie carolingienne et l’aurore de la France. Plus tard seulement, le sens de la vision et du symbole apparaîtra au grand jour. Le Mont-Saint-Michel deviendra le phare de l’idéal chrétien et chevaleresque. Il luira comme l’étoile mystique de l’âme française, sa lumière éclairera les héros et les destinées supérieures de la nation. Charlemagne et saint Louis lui rendront hommage. Son rayon guidera les croisés jusqu’au Saint-Sépulcre. Dans la guerre de cent ans, le Mont-Saint-Michel sera le boulevard de la France envahie contre l’Angleterre. Du Guesclin y cherchera un appui et un refuge. Enfin, dans les forêts de la Lorraine, à l’ombre du hêtre des fées, l’image de l’archange resplendissant, apparue à une bergère voyante, réveillera la patrie française par le cœur de Jeanne d’Arc.

Le vieux sanctuaire celtique, le rocher de Bel-Héol, consacré au génie de la France chevaleresque trois cents ans avant que la France ne soit née, n’est-ce pas un phénomène frappant ? Il y a ainsi, dans l’histoire, des anticipations prophétiques qui ressemblent à des manifestations du génie latent des peuples futurs, à des jalons mystérieux de la Providence.

La dernière invasion, celle des Normands, ne fut pas la moins terrible. Charlemagne s’était déjà inquiété de ces rois de mer, « qui ne dormaient jamais sous les poutres enfumées d’un toit et ne vidaient jamais la corne de bière auprès d’un foyer habité. » Il était devenu pensif à la vue de ces pirates du Nord, qui, sur de longs vaisseaux appelés serpens de mer, rasaient les côtes et rôdaient aux embouchures des fleuves. Avec leurs proues élancées, sculptées et peintes en têtes de dragon, avec leurs voiles rouges rayées de noir, ces navires ressemblaient à des bêtes fantastiques, à des monstres terriblement vivans. Admirablement construits, munis de rameurs excellens, « ces chevaux de mer », — c’est ainsi que les Norvégiens eux-mêmes les nommaient, — montaient légèrement sur les plus grosses vagues et semblaient hennir de joie au fort de la tempête. Vers le milieu du IXe siècle, ces incursions partielles, qui duraient depuis longtemps, prirent le caractère d’une véritable invasion. Un grand nombre de Vikings, ne voulant pas se soumettre à la domination du roi Harald Harfagar, fuyaient la Norvège et cherchaient une patrie nouvelle. Ils s’établissaient aux estuaires des fleuves, dans des camps palissades, et, pénétrant dans l’intérieur des terres sur leurs navires, dévastaient le pays en tous sens. On les voyait venir dans un flamboiement d’épées, chassant devant eux les populations en fuite ; puis ils repartaient avec leur butin, laissant derrière eux la fumée de l’incendie et des spirales de corbeaux tournoyant dans le ciel gris comme des feuilles mortes. Ces hommes du Nord apparaissent comme les derniers représentans de la religion odinique, qui fut celle de tous les Germains et qui devait donner, en Neustrie, son dernier assaut au christianisme et à la France naissante.

La religion d’Odin semble avoir été créée par un Scandinave, qui aurait été initié à la religion de Zoroastre et qui l’aurait appliquée aux mœurs et aux passions d’un peuple barbare, en haine de l’empire romain, et pour préparer ce peuple à une immense invasion. Tous ces Vikings prétendaient descendre du fameux Odin Frighe qui était sorti à une date inconnue, — probablement après la mort de Mithridate, — de la ville d’Asgard située sur le bas Volga, avec le peuple des Ases. Ce roi avait conquis les pays limitrophes de la Baltique, fondé Odensee en Fionie et Siegtuna, la ville de la victoire, en Suède. Cet Odin Frighe, plus tard divinisé par les Scaldes et identifié avec le Dieu suprême, Wôdan, fut évidemment l’organisateur primitif de la religion Scandinave et germanique. Religion de pirates héroïques, de guerre et de conquête, mettant la divinité de l’homme dans ses instincts les plus farouches, courage sans peur, désir sans limite, liberté sans frein. Religion d’hommes fiers et orgueilleux qui ne voulaient se plier devant rien. Odin ne reçoit dans le Walhall que les guerriers morts sur le champ de bataille. Quand on lui demande pourquoi il attend Erik avec plus d’impatience que les autres guerriers, il répond : « Parce que dans des contrées diverses il a rougi son glaive et brandi son épée sanglante. » Le scalde OEvind fait parler ainsi le Dieu. Le souffle d’audace, l’indépendance fougueuse qui anime cette mythologie lui prête une grandeur sauvage. Mais il lui manque l’élévation morale et tout principe d’universalité. Une telle religion ne peut enfanter que la guerre de tous contre tous. Le roi guerrier et pontife qui l’inventa était un homme de génie. Car il avait compris l’esprit et la destinée de sa race. Mais il semble aussi avoir compris l’insuffisance de son principe par l’idée qu’il se fait de la fin du monde. Dans la religion de Zoroastre, qui servit de modèle à la religion odinique, le bien finit par triompher du mal. Dans celle d’Odin, c’est le mal qui finit par avoir raison du bien, et l’univers s’effondre dans un effroyable cataclysme, où les dieux mêmes sont engloutis. Sombre prédiction de la Saga qui domine les cris de joie des Vikings, triste lendemain de toutes leurs victoires.

En l’an 841, les bénédictins du Mont-Saint-Michel virent arriver une flottille de Normands. Les pirates abordèrent pour voir si ce rocher pourrait leur servir de retraite. Ils entrèrent en conversation avec les religieux, au moyen d’un interprète saxon qu’ils traînaient avec eux et qui savait à peu près toutes les langues du continent. — Pourquoi habitez-vous ici ? demandèrent les Normands au prieur, il n’y a ici ni troupeaux, ni champs à labourer. — Nous servons Notre-Seigneur. — Ou est-il ? — Le prieur leur montra l’image du Christ crucifié, peinte sur une tablette de bois blanc et pendue à leur poitrine par une chaîne d’argent. Les barbares se regardèrent entre eux avec étonnement. — Mais qui vous protège contre les ennemis ? — Le guerrier invisible auquel ce sanctuaire a été dédié, un ange du très puissant roi du ciel, dirent les religieux. — De tous les hommes que nous avons vus, reprit le chef normand, vous êtes les plus pauvres et les plus misérables, mais votre dieu est encore plus misérable que vous. Sachez que nous autres nous n’obéissons qu’à nous-mêmes. Nous allons dévaster ce pays jusqu’à la source des fleuves et tout ce que nous allons conquérir nous appartiendra sans réserve. — Eh bien ! dit le prieur bientôt vous viendrez rendre hommage à ce Dieu et à son ange. — Les pirates se mirent à lire et s’en allèrent en chantant : « Nous avons frappé de l’épée ! Le souffle de la tempête aide nos rameurs ; le mugissement du ciel, les coups de la foudre ne nous nuisent pas, l’ouragan est à notre service et nous jette où nous voulons aller. Nous frapperons de l’épée ! » Et leur chant se perdit dans une clameur tronquée.

Pendant cent ans, les Normands ravagèrent la France. Ils pillèrent bien des abbayes et brûlèrent bien des villes. Repoussés enfin par les Français qui commençaient à se sentir une nation, ils se cantonnèrent en Normandie. Alors, les Normands adoptèrent la langue des vaincus et devinrent les seigneurs du pays. Quand Charles le Simple offrit au duc Rollon sa fille en mariage et la cession du duché de Normandie à condition de rendre hommage au roi de France et de se convertir au christianisme, le Normand n’hésita pas et se fit baptiser en grande pompe à Rouen : ses compagnons l’imitèrent. La plupart d’entre eux étaient restés païens au fond du cœur. Mais, en gens avisés, ils avaient compris qu’ils avaient besoin des hommes d’église pour gouverner le peuple. Dès lors, les Normands épousèrent les femmes du pays, et c’est ce qui acheva leur conversion. Une légende normande représente curieusement ce fait. Des moines avaient apporté à Gournay le chef de saint Hildevert dans une châsse. Lorsqu’on voulut enlever la châsse de terre, personne ne put la soulever ; elle était devenue lourde comme du plomb. Le peuple s’ameuta. Alors le chef norvégien du lieu, Hauk, fils de Ragnwald, irrité de ce miracle, ordonna qu’on fît avec la tête du saint l’épreuve du feu, selon la mode barbare. Il fit faire un grand feu devant la pierre de justice et s’assit devant avec sa femme et ses guerriers, puis il ordonna à ses hommes de jeter la tête du saint dans le brasier, ce qu’ils firent immédiatement. Mais le chef de saint Hildevert, au lieu de se consumer, s’éleva lentement au-dessus des flammes et alla se poser sur les genoux de la femme du chef norvégien. Celle-ci le prit pieusement entre ses mains et le rendit aux moines, ce que voyant, Hauk se convertit. — Cette légende symbolise, sous une forme naïve, une vérité historique et morale, à savoir que les femmes servirent d’intermédiaire entre la nouvelle religion et les barbares. Le christianisme trouva un écho dans la mansuétude de leur cœur, s’insinua par elles dans ces âmes farouches.

Cent ans avaient donc suffi pour réaliser la prédiction du prieur de Saint-Michel. Le descendant des Vikings, le pirate Rollon, fut un de ceux qui aidèrent à élever la basilique du Mont par ses riches dotations, et la grosse cloche de l’abbaye, celle qu’on sonnait en cas d’alarme, prit le nom de cloche Rollon.


III. — ÉPOQUE CHEVALERESQUE, LA LUTTE AVEC L’ANGLETERRE, DU GUESCLIN LE CHEVALIER DE LA FRANCE.

Valmiki, Homère, Virgile, le Tasse, tous les grands poètes épiques, nous représentent les dieux invisibles combattant au-dessus de leurs héros. À cette conception répond, dans la tragédie d’Eschyle et de Sophocle, le chœur qui ressemble souvent à la voix du destin ou à l’œil des dieux fixé sur le drame humain. Dans la pensée de ces grands poètes qui furent de grands intuitifs et de grands initiés, cette conception est plus qu’un jeu de l’imagination, c’est la représentation poétique d’une vérité spirituelle, qui, pour être occulte et insaisissable, n’en est que plus profonde et plus active. Au-dessus et au fond de toutes les batailles humaines, il y a des idées éternelles, concepts vivant d’une vie propre, véritables puissances morales en lutte. Du triomphe des unes ou des autres dépendent souvent les destinées de l’humanité. Quand l’épée de saint Michel eut dispersé les corbeaux d’Odin et repoussé le croissant de Mahomet, un nouveau type de l’homme émergea lentement du sombre et sinistre chaos féodal. Il apparut brillant dans son armure claire, sur son coursier blasonné et fleurdelisé, le pennon droit dans sa main, si haut et si pur qu’il en était presque inaccessible. Ce nouvel idéal était le chevalier.

Le héros antique mourait pour sa cité, le barbare pour son indépendance. Produit des races du Nord fécondées par le christianisme, le chevalier combat pour sa foi, c’est-à-dire pour un idéal humain et universel, pour un but qui dépasse sa vie terrestre et nationale. Qu’il porte les couleurs de sa dame, la devise de son roi ou le signe du Christ sur sa poitrine, toujours il se bat pour des choses que la réalité ne représente qu’imparfaitement lorsqu’elle ne leur donne pas de cruels démentis. Il tombe facilement du sublime dans le ridicule. On peut le trouver chimérique, car il est l’idéaliste en action. Malgré toutes les défaillances, ce type laissera dans la conscience humaine un sillon de lumière.

Si l’idéal chevaleresque et la conscience de la chrétienté sont sortis des croisades, la conscience de la patrie française est sortie de la guerre de cent ans. Cette conscience avait déjà tressailli dans la chanson de Roland, où le nom de « douce France » vibre avec une émotion particulière quand les preux, revenant d’Espagne, aperçoivent du haut des Pyrénées les rives de l’Adour. M. Gaston Paris a dit justement, à propos de ce poème : « Au-dessus des constructions toutes mécaniques de notre centralisation, l’unité française a une raison d’être durable qui se manifeste avec énergie dans notre poésie héroïque et qui est fondée sur ce qu’il y a dans l’humanité de plus profond et de plus noble, l’amour, l’honneur et le dévoûment[9]. » Mais ce fut dans la longue et terrible lutte avec l’Angleterre, que les provinces diverses dont se composait la France se ramassèrent sous les coups de l’étranger. Les peuples ont une âme dont l’instinct de conservation agit comme celui de tous les êtres vivans. Quand la fleur de la chevalerie française fut tombée à Crécy sous les archers anglais, quand le roi Jean, fait prisonnier à Poitiers, fut emmené à Londres, quand l’Angleterre tint Calais et Bordeaux, la Bretagne, la Guyenne, presque toutes les côtes, la France comprit qu’il fallait périr ou extirper le polype qui s’enfonçait dans ses chairs. La résistance commença dans cette Bretagne celtique qui ne voulait pas être française, mais qui voulait encore moins devenir anglaise. Les landes du Maine et de l’Anjou, les forêts de l’Ille-et-Vilaine, ces paysages abrupts de Bretagne, semés parmi les rocs de tristes fleurs, virent les premiers partisans qui jurèrent de chasser l’Anglais de France.

Le Mont-Saint-Michel joua un grand rôle dans cette lutte. Devenu forteresse au XIIIe siècle, par la construction de la Merveille, il fut, pendant cette guerre interminable, le boulevard de la Normandie. Le roi de France, ayant compris l’importance de ce point stratégique et le prestige qui s’attachait à sa possession, fit du Mont une capitainerie. Il devint place de guerre sans cesser d’être couvent, et les vassaux de treize fiefs vinrent le défendre. Les Anglais assiégèrent trois fois le Mont-Saint-Michel et ne purent jamais le prendre. Le dernier de ces sièges, où Louis d’Estouteville repoussa un formidable assaut des Anglais avec cent dix-neuf chevaliers, est resté célèbre[10]. Mais plus attirante que tous ces épisodes est la figure de Bertrand Du Guesclin, qui fut capitaine de Pontorson et du Mont-Saint-Michel à la fin du XIVe siècle. Ce personnage n’occupe peut-être pas, dans nos histoires de France, la grande place qui lui revient dans la formation de l’âme et de la patrie française. Cette place, il la mérite d’abord parce qu’il offre un des plus beaux types du chevalier, et ensuite parce qu’il fut un des premiers en qui et par qui la France se reconnut et se constitua. Arrêtons-nous donc un instant devant ce fier Breton, qui se dresse au-dessus de ses contemporains comme un menhir au-dessus de petites rocailles.

Il naquit en 1320, près de Rennes, au château de Mothe-Broon, l’aîné de quatre fils et de six filles[11] Sa laideur le fit détester de son père et de sa mère, « de telle façon que souvent en leur cœur ils souhaitaient le voir mort ou noyé. » La privation de caresses produisit chez l’enfant l’obstination, la désobéissance, la révolte. Les valets le traitaient avec mépris et ils avaient pour ses frères et ses sœurs de mortifiantes préférences. Cette injustice flagrante souleva les passions violentes de sa forte nature, car le petit Bertrand avait une âme fière et indomptable. À six ans, mis à l’écart sur une chaise basse, sa mère et ses frères assis autour de la table, il prit un bâton, sauta sur la table et s’écria : « Vous mangez les premiers, je suis obligé d’attendre comme un vilain. Je veux être à table avec vous ; si vous dites un mot, je renverse tout. » Et comme sa mère le menaçait du fouet, il brisa tous les plats. À partir de ce moment, il fut considéré comme un vrai démon dans sa famille. Il ne l’était pas cependant ; un vrai fond de bonté se cachait sous cette rude écorce. À quelque temps de là, une religieuse vint en visite au château. C’était une juive convertie, très considérée pour son habileté en médecine et en chiromancie. Voyant Bertrand relégué dans un coin, traité de pâtre et de charretier par ses parens, elle lui dit : « Mon enfant, que celui qui a souffert la passion vous bénisse ! » Bertrand, croyant qu’elle voulait se moquer de lui comme les autres, la menaça de la frapper. Mais la religieuse lui prit la main d’un air compatissant, et, après avoir longuement étudié les lignes de la paume, lui prédit qu’il serait sage et heureux et que personne, dans le royaume de France, ne serait plus considéré. Vaincu par cette sympathie inaccoutumée, l’enfant changea subitement d’attitude. Un domestique passait, tenant un paon rôti sur un plat. Bertrand le prit, le plaça devant la religieuse, et, s’excusant d’avoir si mal accueilli ses gentillesses, lui versa du vin clair et se mit à la servir comme un page soumis et gracieux. Attendrie par cette métamorphose, sa mère le traita mieux à partir de ce jour, mais son père continua à le considérer comme un rustre et un porte-malheur.

À dix-sept ans, Du Guesclin était homme fait, musculeux et solidement bâti. Taille moyenne, peau brune, nez camard, yeux gris clair, larges épaules, bras longs et mains petites. Quand éclata la guerre pour la succession du duché de Bretagne, Du Guesclin prit parti pour Charles de Blois, qui rendait hommage au roi de France, contre Simon de Montfort, qui reconnaissait le roi d’Angleterre. À partir de ce moment, sa vie fut une série ininterrompue d’aventures : sièges de châteaux et de villes, assauts, embuscades, batailles rangées, attaques nocturnes. Il se fit une petite armée, et bientôt le cri de : « Guesclin ! » fut redouté dans toute la Bretagne.

Cependant le dauphin de France et les états-généraux avaient refusé de ratifier le traité désastreux par lequel le roi Jean, prisonnier à Londres, cédait aux Anglais les deux tiers de la France. Là-dessus Édouard III envoya le duc de Lancastre envahir de nouveau la Bretagne. Du Guesclin fut chargé de la défense de Dinan. Un épisode de ce siège peint au vif les mœurs et le caractère de Du Guesclin. Pendant une suspension d’armes, Olivier, frère cadet de Bertrand, alla prendre le frais hors la ville. Un chevalier anglais de beaucoup de morgue, Thomas Cantorbéry, se jeta sur lui avec quatre écuyers et le fit prisonnier malgré la trêve des deux armées. Aussitôt Du Guesclin monte à cheval et court au camp anglais. Il trouve le duc de Lancastre jouant aux échecs avec le célèbre Jean Chandos, en présence du comte de Montfort, de Robert Knolles, fameux chef des grandes compagnies, et d’autres seigneurs anglais. Le chevalier breton met respectueusement un genou en terre. Le duc le relève et lui offre du vin. Mais Bertrand demande justice. On appelle Thomas, qui froidement jette son gant devant Du Guesclin. Celui-ci le ramasse et dit : « Faux chevalier ! Traître ! je vous ferai avouer devant tous les seigneurs ou à honte mourrai. » Le duel eut lieu dans Dinan même, sur la place du marché, en présence du duc de Lancastre venu avec escorte et reçu en hôte dans la ville qu’il assiégeait. Penhoët, gouverneur de Dinan, fut le gardien du champ. Du Guesclin parut à cheval, bardé, ganté de fer, bassinet en tête, lance au poing. Sir Robert Knolles, prévoyant que le combat serait terrible, voulut proposer un accommodement pour son ami. Mais Bertrand répondit avec indignation : « J’ai Dieu et la Vierge Marie à témoin que le faux chevalier ne m’échappera, que je ne lui ai montré ma force et maistrie. Ou je le détruirai ou j’y laisserai ma vie, si devant la compagnie ne me veut rendre son épée par la pointe aiguë, en disant : Je me rends à votre commandement. — Il ne le fera mie, répondit vivement sir Robert Knolles. — Certes, dit Bertrand, ce serait grand’folie, car on doit plus redouter vilenie que mort. — Par saint Michel et saint Denis ! à la rescousse ! clament les hérauts français. — A la rescousse ! par saint Georges et Lancastre ! répondent les Anglais. Les fanfares stridentes éclatent, les deux champions piquent de l’éperon et se rencontrent au milieu de la place. « Par-dessus les écus, les lances sont froissées et le feu est sailli ; mais ni l’un ni l’autre ne clina. » Ils se passent dans la course et, revenant sur eux, ils tirent leurs épées. Las de frapper sur l’écu et la chemise de fer, les voilà qui se prennent corps à corps et ne se lâchent plus. Sous eux les chevaux écumans hennissent et se cabrent, sans pouvoir les séparer ni les lancer hors de leurs arçons. Les chevaliers-centaures vont s’étouffer. Enfin, l’Anglais laisse choir son épée. Aussitôt Du Guesclin saute à bas du cheval et jette l’arme de l’adversaire hors du champ. Ce que voyant, l’Anglais s’élance ventre à terre sur le piéton pour le renverser. Bertrand esquive la charge, pique le cheval qui se cabre ; le cavalier trébuche et roule par terre. Alors Bertrand fond sur lui « comme lion crété » et l’aveugle de coups. Knolles s’interpose : « Vous en avez fait assez pour l’honneur. Je vous requiers que vous vouliez bailler votre champion au duc. Bon gré vous en aura. — Je l’octroie, dit Bertrand, tout à votre désir. » Et s’agenouillant devant le duc de Lancastre : « Noble duc, ne me veuillez haïr ni blâmer, ne fût pour votre amour, il eût été occis. — Il ne mérite guère mieux, reprit le duc, et de tant qu’en avez fait on vous doit bien priser. Votre frère Olivier aurez hors de prison. » Ce combat acharné et chevaleresque de Du Guesclin pour son frère est l’image de sa destinée. C’est ainsi qu’il lutta toute sa vie pour arracher la France à l’étreinte de l’Angleterre.

Tiphaine Ravenel, jeune fille noble, âgée de vingt-quatre ans, et qu’on appelait « la belle de Dinan, » prédit cette victoire à Du Guesclin. « Elle avait, dit le chroniqueur, du sens d’astronomie et de philosophie, était bien écolée et c’était la plus sage et la mieux doctrinée du pays. » Du Guesclin, qui n’était ni sentimental ni superstitieux, se moqua de la prédiction. « Va, fol, dit-il à son écuyer, qui en femme se fie n’est une sage. » Cependant plus tard, entre deux guerres, il se souvint de Tiphaine et l’épousa. Elle vint habiter avec lui la capitainerie de Pontorson. Pour la mettre à l’abri des coups de main, Du Guesclin lui fit construire une maison de retraite sur le Mont-Saint-Michel. C’est là que la tradition a conservé sa pensive et chaste figure. Elle l’imagine dans une de ces robes blanches à traîne qui dessinent le corps svelte, coiffée du long hennin breton. Elle la voit sur la terrasse de sa demeure, en face de la baie silencieuse, étudiant les astres, sous la splendeur tranquille des longues nuits étoilées dont le calme n’était rompu que par le cri des sentinelles ou par la psalmodie des bénédictins. Elle la voit encore dans sa tourelle ronde, entourée de cartes célestes, traçant de grands cercles sur des feuilles de vélin et y disposant les signes du zodiaque avec les planètes pour trouver l’horoscope de son mari, pendant qu’il guerroyait en Espagne ou en Navarre. Peut-être la méditative figure de l’épouse fidèle, seul point fixe dans la tourmente de sa vie batailleuse, lui apparaissait-elle quelquefois dans ses rêves de la tente, sous l’apparence d’une vierge sage, une lampe d’argent en forme de colombe à la main. Son regard clair et doux sondait le lointain, et de la lampe partait un mince rayon qui allait illuminer, à une distance incommensurable, le grand portail d’une cathédrale, sur laquelle le guerrier déjà grisonnant et couvert de blessures lisait avec un frisson de triomphe le mot de : France ! Peut-être aussi Tiphaine cultiva-t-elle en son mari ce sentiment de protection vis-à-vis des faibles qui lui était inné malgré la rudesse de son naturel belliqueux.

Ce sentiment s’affirma dans une circonstance mémorable. Le roi de France, Charles V, confia à Du Guesclin une difficile besogne, celle de débarrasser la France des grandes compagnies de soldats mercenaires qui suçaient le pays jusqu’à la moelle et que commandait le terrible condottiere anglais, Hugh Caverley. Du Guesclin mène l’entreprise en habile diplomate, en chef expérimenté. Il va trouver le grand condottiere entouré de ses acolytes, et les allume si bien à ses discours qu’il les entraîne, sous son commandement, en Espagne, contre Pierre le Cruel et les Anglais.

Cependant le pape Urbain V, qui résidait à Avignon, ayant appris l’approche des grandes compagnies, eut peur et leur envoya un de ses cardinaux. « Le cardinal, qui mieux eût aimé aller chanter sa messe, dit à son chapelain : Dolent suis qu’on m’ait mis en cette besogne, car on m’envoie vers une gent enragée, qui conscience n’ont. Plût à Dieu que le pape y fût en sa jolie chape ! » Les soudards s’inclinèrent bénignement devant le cardinal, « encore, dit le chroniqueur, qu’il y en eût assez qui voulussent plutôt rober son vêtement. » Bertrand réclama pour les grandes compagnies, dont il avait pris le commandement, l’absolution et 200,000 besans d’or, « Nous les faisons honnêtes malgré eux. Dites au pape ce fait, car nous ne les pourrions emmener autrement. » Pour lever la grosse somme, un des cardinaux proposa d’y faire contribuer tous les habitans d’Avignon, chacun selon ses moyens, « par quoi le trésor de Dieu ne fut point amoindri. » La proposition fut immédiatement adoptée par le conclave. Quand Du Guesclin apprit cela, il se fâcha grandement et se mit à discourir du clergé en termes peu révérencieux, disant qu’il voyait des chrétiens pleins de convoitise et de mauvaise foi ; que la vanité, l’avarice, l’orgueil et la cruauté étaient dans l’église ; que ceux qui devraient donner leur bien pour la cause de Dieu étaient ceux qui prennent partout, tenant leurs coffres le mieux fermés et ne donnant jamais rien du leur. « Par la foi que je dois en la Sainte-Trinité, dit-il, je ne prendrai un denier de ce que pauvre gent a payé. » Quand le prévôt apporta la somme, le Breton la renvoya, ordonnant qu’elle fût rendue au peuple. Il exigea qu’elle sortît du trésor du pape. « Et dites-lui encore qu’il ne soit reculé ; car si le savais et que je fusse outremer, je retournerais et le pape n’en serait une content ! » Grâce à cette ferme attitude, Du Guesclin obtint ce qu’il voulait. On voit par là à quel point il prit au sérieux son rôle de chevalier. La chanson populaire de Bretagne l’appelle « le droit seigneur » et lui fait dire cette belle parole : « Celui que Dieu protège doit protéger les autres. » Lui-même, dans ses grandes indignations, ne cessait d’appeler Dieu « le droiturier. » Droiturier et justicier, il le fut dans la force du terme. En ce triste XIVe siècle, en ce temps de désolation et d’exactions qui justifia les jaqueries, au milieu des horreurs de la guerre de cent ans et du découragement universel, Du Guesclin ressemble au chevalier d’Albert Durer. Il s’avance au pas, sur un destrier aussi pensif et aussi intrépide que son maître. Sur son chemin, entre les racines convulsées d’une forêt morte, surgissent deux figures macabres : un squelette et un être bestial à tête de bouc. C’est la mort et le diable qui le guettent au passage. Mais il ne les voit pas. Serré dans sa carapace de fer, la lance haute, les rênes en main, la tête légèrement inclinée, impassible, il poursuit son but lointain.

Charles le Sage le fit connétable de France. Du Guesclin n’accepta qu’à contre-cœur la lourde charge dont il sentait tout le poids. Avant de mourir, Du Guesclin devait connaître l’épreuve suprême d’être méconnu par celui pour lequel il combattait, et celle plus amère encore de douter de son œuvre. Lentement, infatigablement, suivant et harcelant l’armée anglaise avec une persévérance de Fabius Cunctator, il avait reconquis la Saintonge, le Rouergue, le Périgord, le Limousin. Mais, pour achever sa victoire, Charles le Sage voulut joindre à sa couronne le riche fleuron de la Bretagne. Celle-ci, toujours indépendante, aussi rebelle au joug des Valois qu’à celui des Plantagenets, sentit bondir en elle tout son vieux sang celtique et se leva comme un seul homme contre le roi de France. Du Guesclin, envoyé pour soumettre son propre pays avec une petite armée, fut renié, abandonné par tous les siens. Pour la première fois, il hésita et fut envahi par une crainte superstitieuse. Pouvait-il, avec une faible troupe, briser la volonté d’une héroïque province, braver sa terre natale ? Le dur Breton s’arrêta devant le granit de la vieille Bretagne et fit demander des secours au roi. Aussitôt ses ennemis le calomnièrent, l’accusèrent de trahison, et Charles le Sage eut la faiblesse de prêter l’oreille à ces insinuations. En l’apprenant, Du Guesclin sentit toute l’amertume de cette injustice ; il en éprouva la plus grande douleur de sa vie. Immédiatement, il renvoya au roi son épée de connétable. Charles le Sage, comprenant son erreur, la lui fit rapporter par Charles de Blois. Mais le vieux guerrier n’en était pas moins blessé au cœur, dans son sentiment le plus profond, celui de féal chevalier, dans la foi même de sa vie, sa foi au roi de France. Tristement il s’en alla guerroyer dans la Lozère. Au siège de Châteauneuf, il fut pris d’une fièvre mortelle qui devait l’emporter.

La dernière scène de cette vie est empreinte d’une grandeur austère et significative. Se sentant près de la mort, le connétable se fit revêtir de son armure et se coucha sur son lit de camp. Par la fente de la tente entr’ouverte, on apercevait des soldats inquiets, la tête nue, — puis des catapultes, des tours en bois, des machines de siège, au loin les murs de Châteauneuf. La garnison avait offert de capituler si, à un jour donné, elle n’était secourue par le roi d’Angleterre. On était à la veille de ce jour, et le grand connétable expirait, son œil mourant et toujours redoutable fixé sur la citadelle ennemie. Il remit son épée au maréchal de Sancerre, en le priant de la rendre au roi, « qu’il n’avait jamais trahi. » Puis il embrassa ses compagnons d’armes en les priant de toujours respecter « les femmes, les enfans et le pauvre peuple. » Il mourut peu après. Le gouverneur de la ville avait juré de ne se rendre qu’à Du Guesclin ; mais tel était le prestige du connétable, qu’en apprenant sa mort, le gouverneur vint déposer les clés de la ville devant celui qui avait été le premier et le plus loyal chevalier de la France, devant celui qui, prisonnier du prince de Galles, avait pu dire : « Si le roi Charles ne peut m’aider, j’ose me vanter qu’il n’est fileuse en France qui ne veuille gagner ma rançon en filant. »

Mais qui dira les dernières images, les suprêmes pensées qui passèrent devant l’esprit du guerrier blessé dans son honneur ? Comme un paladin de Charlemagne, il s’était battu toute sa vie pour « douce France » et pour le roi en qui elle s’incarnait. Or ce roi avait douté de lui, et cette France ressemblait toujours à une veuve assise au milieu des ruines fumantes de son sol déchiqueté et des cadavres amoncelés de ses enfans. Qu’allait-elle devenir et à quoi bon tant de sang versé ? Ah ! si son regard avait pu percer l’avenir ; si, dans une de ces visions par lesquelles les mourans pénètrent quelquefois le mystère des destinées, il avait pu déchirer les sombres voiles qui l’enveloppaient, — une apparition étrange, lumineuse, signe des temps nouveaux, l’eût consolé. Il aurait vu une simple bergère, conduite par les voix qu’elle entendait dans la forêt, sortir de ses bois ; il aurait vu la douce fille, dont la belle âme rayonnait sur son franc visage, se pencher sur lui, et saisir dans ses mains de vierge cette épée de connétable qu’il ne quittait qu’à regret. Il eût pleuré de joie et d’admiration en voyant l’humble paysanne presser longuement cette épée sur son cœur, comme pour y faire passer son âme, et puis la brandir avec une telle force et une telle foi que de son éclair naquit la France, la vraie France, celle qui commençait à palpiter mystérieusement dans les cœurs attentifs et généreux.

Du Guesclin fut le précurseur de Jeanne d’Arc. L’âme française, encore liée à la féodalité, mais déjà puissante et hardie, s’ébauche dans « le droit chevalier. » Elle jaillit libre, spontanée, impétueuse dans la bonne Jeanne, qui par la pureté de son cœur fut la grande voyante de la patrie et qui nous apparaît, par son beau courage, comme l’ange armé de la France.


IV. — CONCLUSION, ROLE DU MONT-SAINT-MICHEL DANS L’HISTOIRE, LE GÉNIE DE LA FRANCE ET SON SYMBOLE.

Je viens de donner un aperçu du rôle du Mont-Saint-Michel dans l’histoire de France, du VIIIe au XVe siècle, époque qui est pour l’âme française la période de formation héroïque et créatrice. Son rôle actif finit avec l’affranchissement de la France par Jeanne d’Arc. La royauté bourgeoise, politique et prosaïque, tracassière et financière, de Louis XI met fin à l’époque chevaleresque. Les temps modernes commencent. Du même coup, le vieux sanctuaire normand cesse d’être un centre inspirateur. Comme si son idéale mission était terminée, la figure de l’archange ne passe plus dans les songes des moines et des guerriers, des voyantes et des bergères. Le roi peureux, hypocrite et vindicatif, va bien faire des pèlerinages à l’abbaye et fonder l’ordre des chevaliers de Saint-Michel, il ne peut que lui jeter un mauvais sort. L’ordre sera stérile, le sanctuaire ira dépérissant, profané par d’indignes destinations. Louis XIV, le grand roi, s’en désintéressera au point d’en faire une prison. Il y fera enfermer le gazetier Dubourg, qui l’avait insulté, et le malheureux y mourra de froid et de faim, rongé par les rats. L’exemple était donné. La Convention fit du Mont-Saint-Michel une prison d’État. Napoléon la transforma en maison de correction, la Restauration en prison centrale. Parmi les illustres prisonniers politiques qui ont traîné là leurs amertumes, leurs rébellions et leurs rêves de rénovation ou de bouleversement, il faut citer Barbus et Blanqui ; Barbes, cœur héroïque faussé par un esprit étroit, qui mit une âme chevaleresque au service de l’émeute et fut le Don Quichotte de la démocratie ; Blanqui, esprit remarquable, perverti par une âme mauvaise, qui médita sans y réussir d’être le Robespierre d’un socialisme darwiniste, Blanqui l’anarchiste enragé, dont la philosophie sociale se fondait sur cette maxime : « Homo homini lupus, la seule fraternité est d’empêcher de tuer son frère. » De 1793 à 1863, plus de quatorze mille détenus passèrent par les prisons du Mont-Saint-Michel. Quoi d’étonnant si l’abbaye morose, si la basilique déserte, si la morne salle des chevaliers ont gardé de tant de tristesses une atmosphère oppressante, comme la marque d’une déchéance et d’une malédiction ! Le Mont-Saint-Michel n’est plus aujourd’hui qu’un monument historique dont la grandeur et l’incomparable originalité évoquent puissamment les anciennes gloires nationales et où le génie muet de la France chevaleresque a l’air de pleurer un passé à jamais enseveli.

Est-il vraiment enseveli, ce passé ? Est-il mort, ce génie ? Ou dort-il seulement dans l’âme française comme ces souvenirs effacés que certaines secousses ravivent dans nos mémoires ? — Le tempérament particulier des Gaulois, qui revit dans les Français, est de rompre quelquefois avec leur passé, pour s’élancer à de nouvelles conquêtes. Si l’on embrasse d’un seul coup d’œil l’histoire de France depuis ses origines gauloises jusqu’à nos jours, on sera frappé de ce fait. Des nations voisines comme l’Italie, l’Allemagne et l’Angleterre ont eu un développement plus lent, mais plus égal et plus continu. Chez elles, chaque siècle a pu léguer au suivant sa tradition presque intacte. Chez nous, tout marche par soubresauts. Quatre fois le passé a été submergé, la tradition interrompue. La conquête romaine a d’abord déraciné, jeté au vent nos vieilles traditions celtiques. L’invasion germanique a ensuite recouvert la Gaule latine. Avec la renaissance du XVIe siècle, cette Gaule latine et grecque ressuscite. Alors les hommes d’élite ont une première, une éblouissante vision de l’art et de la beauté antiques, ainsi que de la science intégrale, destinée à élargir jusqu’à l’infini la conception de l’univers. Le moyen âge est oublié comme un mauvais rêve. Avec la révolution, c’est le vieux génie de la race celtique qui se réveille en un formidable branle-bas. Elle éclate comme un cyclone de l’Atlantique, balayant sur son chemin le vieux passé monarchique et féodal. Cette tempête terrible a détruit bien des choses ; mais que d’injustices réparées, que de rayons fulgurans, que de voies sacrées hardiment ouvertes à l’esprit humain !

Emportée par sa propre audace autant que par le mouvement universel, la France du XIXe siècle a suivi tous les courans nouveaux. Le symbole qui la représente n’est plus la bannière blanche à fleurs de lis d’or, mais le navire qui sert d’emblème à sa capitale, ce vaisseau lancé à pleines voiles sur une mer agitée, avec la devise : Fluctuat nec mergitur. Comme le vaisseau des Argonautes, celui de Lutèce, armé des sciences et des arts, en qui la France se contemple elle-même, a oublié son point de départ dans l’aventureuse recherche de la terre inconnue, dont il attend la révélation des secrets magiques et divins. Qu’il n’oublie pas cependant son origine, ni les mers traversées. Selon la profonde parole druidique, toute âme a son génie primitif qu’elle doit retrouver dans le labeur des vies. Il en est de même de l’âme des nations. Chacune d’elles a sa mission spéciale et ne peut l’accomplir qu’en restant fidèle à son génie propre. Le moment est venu pour la France, initiée à sa propre histoire et à celle des autres peuples, de se ressaisir elle-même dans son passé le plus vivant, j’entends dans toutes les manifestations primordiales et originales des races et des époques créatrices qui composent son unité. En faisant cette synthèse, elle constituera la plénitude de son idéal et de sa mission.

« L’Angleterre, a dit Michelet, est un empire, l’Allemagne une race, la France est une personne. » Fière et noble parole ! Si chaque peuple a une âme et une mission, celle de la France, en effet, est plus hardiment accentuée, plus clairement définie. La sympathie celtique, jointe à la clarté latine et à la liberté franque, est devenue, par la conscience française, le sentiment humain dans toute sa largeur et le besoin de l’universalité intellectuelle. D’autres peuples ont été plus conséquens, plus habiles et plus égoïstes. Dans ses plus irrésistibles élans, croisades, guerre d’Amérique, états-généraux de 89, la France a eu le beau don de s’oublier en pensant au monde entier. Elle n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle combat pour les autres. Voilà pourquoi elle ne saurait oublier l’archange saint Michel qui se dresse à son berceau, tenant d’une main l’épée flamboyante, de l’autre la balance de justice. Car ce génie ne cesse de lui conseiller d’être l’ami du faible, le champion de l’opprimé, le chevalier de l’humanité.


EDOUARD SCHURE.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Achevé en 1228, le cloître a été restauré de 1877 à 1888 par M. Corroyer avec un goût, parfait.
  3. Traduit par Adolphe Pictet ; Genève, 1854. On en a contesté l’authenticité. On a prétendu que ces triades étaient une fabrication de théologiens du XVIe siècle, comme on a prétendu que les livres d’Hermès n’avaient rien d’égyptien, que la kabbale juive était une invention d’un rabbin du XIIIe siècle. Qu’une teinte chrétienne se soit répandue avec les siècles sur la tradition orale des bardes, cela est certain. Mais les idées fondamentales qui en constituent la charpente et la raison d’être, à savoir la transmigration des âmes et la doctrine des trois mondes, n’ont rien à faire avec la théologie chrétienne du moyen âge. Elles ne peuvent venir que des druides et par eux de la grande tradition ésotérique de l’antiquité.
  4. Beau repaire, Étude sur la chanson populaire en Normandie, 1856.
  5. Annales du Mont-Saint-Michel, publiées par les révérends pères, 1876.
  6. L’histoire du trou que le doigt de saint Michel aurait fait dans le crâne de saint Aubert ; celle du rocher précipité par le pied d’un enfant, ainsi que celle du taureau, empruntée à la légende du Mont-Gargan, sont évidemment des superfétations postérieures. Mais il n’y a pas de raison de douter qu’une vision ait provoqué la fondation du Mont-Saint-Michel, tant d’autres sanctuaires ayant dû leur origine à des phénomènes psychiques du même ordre.
  7. Dans son beau livre sur la Kabbale (2e édition 1889), M. Adolphe Franck affirme et démontre l’existence, chez les juifs, d’une doctrine secrète et d’une tradition orale indépendante de leur tradition écrite, qui s’est conservée jusqu’au moyen âge et fut rédigée alors dans le livre du Zohar et du Sépher Jetzirah. M. Franck trouve l’origine de cette doctrine dans celle des mages persans.
  8. Apocalypse, ch. XII.
  9. Gaston Paris, la Poésie du moyen âge, 1885.
  10. Dom Hugues, Histoire générale de l’Abbaye, t. II, p. 115.
  11. On connaît la Vie de Du Guesclin, par Froissart, par la chronique de Cuvelier et par la chronique anonyme.