Paysages historiques de France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 97 (p. 810-834).
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PAYSAGES HISTORIQUES
DE FRANCE

UNE EXCURSION A LA GRANDE-CHARTREUSE

Il y a une sorte de révélation historique immédiate et surprenante dans tous les lieux où l’homme a fait sa demeure. Leur vue, aidée d’un livre ancien, d’un trait de légende presque oubliée, parfois d’une simple inscription, évoque dans notre âme, ébranlée de vibrations subtiles, non-seulement les scènes du passé, mais encore l’âme même des peuples et des individus, et par cette âme les motifs secrets des actions humaines, les raisons profondes des événemens.

Grands et petits aspects de la nature, côtes maritimes, plaines plantureuses et montagnes inhabitées ; villes, églises, châteaux délabrés, palais somptueux ; tombeaux inconnus, douteuses effigies exhumées du sol, ruines à moitié recouvertes de l’uniforme manteau de verdure dont la fière Cybèle recouvre avec nonchalance sa propre nudité et les travaux lilliputiens de la fourmilière humaine, — toutes ces choses ont leur puissance spéciale d’évocation et en quelque sorte leur langage propre. Dans tous les pays, sous toutes les zones, la nature imprime son sceau à la race, et la pensée la plus rebelle subit ses lentes et sûres influences. Mais il y a des lieux uniques, des paysages d’une originalité grandiose, où c’est au contraire un homme ou un groupe élu qui choisit un coin de nature comme symbole d’une pensée et lui imprime son sceau pour les siècles. Là, le paysage devient véritablement l’expression d’un état d’âme, et la mystérieuse harmonie entre l’homme et la nature atteint toute son intensité, parce que son cadre devient l’illustration pittoresque de son plus intime sentiment, de ses plus hautes aspirations.

Tel est le charme de la plupart des sanctuaires antiques et modernes, temples, acropoles, couvens, monastères, lieux de pèlerinage consacrés par de séculaires adorations. En eux se résument et se racontent des chapitres entiers de l’histoire de l’âme humaine. Il y a là beaucoup de rêve, beaucoup de souffrance et beaucoup de pensée pétrifiée. Si chaque été nous ramène des villes à la mer, aux bois, aux montagnes, c’est pour y chercher l’oubli de nos fatigues, de nos misères, de nos tristesses et redemander un peu de force aux élémens éternellement jeunes de la terre. Mais si, d’aventure, nous visitons ces hauts lieux, ne serait-ce pas par un secret désir de revivre les émotions d’êtres plus grands que nous-mêmes par la douleur, par la volonté ou par l’espérance, peut-être aussi de descendre un peu plus avant dans notre propre cœur avec la lampe vacillante de l’éternelle Psyché ?

A diverses époques de ma vie, j’ai éprouvé cette invincible attraction que la solitude des cloîtres exerce sur le cœur troublé ou sur la pensée inquiète. Mais ce qui m’a frappé et ce qu’aucun livre ne m’avait fait comprendre, c’est l’espèce de révélation psychique instantanée et d’extension du rayon visuel en histoire que peuvent nous donner ces vieux sanctuaires, dont le site, la construction et les souvenirs subitement évoqués, ressuscitent parfois, en une minute visionnaire, l’image du fondateur.

J’eus cette impression souveraine pour la première fois, il y a de longues années, en Italie, au sanctuaire de François d’Assise, en Ombrie ; et peu après, non loin de Naples, à celui de Saint-Benoît, au Monte-Cassino. — Je crois voir encore la douce colline d’Assise, la plaine ombrienne, de végétation élégante et si sérieuse, baignée de tons chauds au crépuscule et bordée d’une ceinture de montagnes d’un violet foncé, dont le velours semble savourer, après le coucher du soleil, la pourpre cramoisie et l’orange incandescent du ciel, comme les âmes méridionales s’embrasent de passion ou de mystique amour. J’ai toujours devant les yeux la sombre crypte d’où émergent, lumineuses, les peintures du Giotto, anges et moines d’un dessin aigu et d’une extatique beauté. Là, je compris tout à coup le cœur de François d’Assise, cet enthousiaste de charité et d’amour universel, qui donna une impulsion si puissante au sentiment religieux du moyen âge et, par suite, à l’art de la renaissance. — Je n’ai pas oublié non plus la pyramide du Mont-Cassin, entourée de l’âpre cirque des Apennins et couronnée de son majestueux couvent comme d’une forteresse de science et de prière. Pendant la nuit de juin que je passai, dans un ravin, au pied du monastère, des essaims de lucioles ardentes tourbillonnaient comme des écharpes de lumière dans les buissons, faisant une charmante réponse aux scintillemens de la voie lactée et du firmament, dont la coupole s’agrandit à mesure que l’on monte. J’étais plongé alors dans l’ivresse de la beauté antique et de ses mystères séducteurs. J’aurais donné toutes les églises pour un marbre du musée de Naples et tous les couvens de la terre pour voir évoluer un chœur d’Eschyle ou de Sophocle. Et pourtant, — en cette nuit, — au milieu d’une foule d’autres émotions, je compris la grandeur de saint Benoît, qui, au VIe siècle, se retira sur cette montagne, siège d’un ancien temple d’Apollon, pour y fonder l’ordre des Bénédictins. Invinciblement, je vis se dresser devant moi la figure du moine doux et intrépide devant lequel le terrible roi des Goths Totila, le conquérant de l’Italie, tremblait comme un enfant.

Depuis les sensations intenses et révélatrices d’Assise et du Mont-Cassin, l’envie me hantait de voir la Grande-Chartreuse, le plus célèbre couvent de la France, manifestation extrême de la vie monacale et du renoncement ascétique au moyen âge. L’automne dernier, j’ai réalisé ce désir ancien. — J’essaierai de rendre ici l’impression grandiose que j’ai reçue d’un des plus fiers paysages des Alpes dauphinoises et d’un des plus curieux monumens de notre passé. Involontairement peut-être s’y mêleront quelques pensées sur l’âme contemporaine, suscitées par les souvenirs des lieux environnans, ou quelques réflexions sur la crise religieuse et philosophique que nous traversons. Elles pousseront au hasard de la route, comme ces innocentes campanules qui tantôt se cachent dans l’herbe folle, tantôt s’accrochent aux rochers surplombans. Quiconque voyage ouvre les yeux et laisse trotter sa pensée. C’est un moyen pour chacun de nous d’échapper à son présent, de remonter son passé ou d’aller au-devant de son avenir. Et ce qu’on fait si volontiers pour soi-même, ne serait-il pas plus intéressant encore de le faire pour cette âme collective, vaste et multiple, mais non moins réelle, identique et une, de tout un peuple, — surtout pour celle de sa patrie !


I. — D’AIX A LA GRANDE-CHARTREUSE.

C’est d’Aix-les-Bains que je suis parti pour visiter la Grande-Chartreuse. Rapide voyage dans un décor changeant de montagnes, qui, d’un rendez-vous du high life le plus actuel, vous jette en quelques heures dans la plus sauvage solitude et vous dépose au fond d’un cloître dont l’atmosphère morale est restée celle du XIe siècle. « La petite ville d’Aix, toute fumante, toute bruissante et tout odorante des ruisseaux de ses eaux chaudes et sulfureuses, est assise par étages sur un large et rapide coteau de vignes, de prés et de vergers. » Ce croquis coquet de Lamartine fait comprendre à lui seul qu’Aix a dû être depuis longtemps un endroit fashionable. De fait, il l’est depuis le me siècle, du temps où Pompéius Campanus érigea à sa famille, en guise de tombeau, l’arc d’ordre ionique qui se voit près de l’établissement thermal. Elles sont vides, les huit niches où le patricien de Rome avait placé les urnes et les images de sa femme et de ses enfans, venus pour se guérir, — et pour finir ici. Aujourd’hui Aix, avec sa villa des fleurs, son cercle, son théâtre, ses illuminations et l’orchestre de Colonne, est une des stations balnéaires les plus huppées. La vie élégante et galante y côtoie, avec l’insolence du faux bonheur, les malades sans espoir qui se traînent sous les feuilles tombantes des peupliers. Sans espoir ? Heureusement pour eux, ils en ont toujours ! Car cette vie des bains, avec sa paresse flâneuse et ses contrastes excitans, berce également les rêves prêts à s’éteindre et les espérances qui ne veulent pas mourir. Le soir, les habitués du boulevard bourdonnent autour de la maison de jeu, qui brille comme une ruche de lumière. Cette vie bruyante frôle à peine le lac du Bourget, qui dort là tout près, dominé par les pentes sévères de la dent du Chat. Il n’en est pas troublé dans sa solitude ; une tristesse vivante y plane toujours. Aujourd’hui que le siècle finissant interroge ses origines, il se ressouvient avec émotion du poète qui le charma d’abord[1]. Grâce à la magie de ses vers, ce paysage mélancolique aura toujours le don d’évoquer ce poète et la femme immortalisée par lui. Dans l’histoire de la poésie, le lac du Bourget s’appelle le lac de Lamartine. De ses anses perdues, de son miroir limpide s’est élancé vers des régions inexplorées le génie lyrique de la France au XIXe siècle. Les Grecs, qui honoraient les poètes comme des demi-dieux, auraient peut-être consacré ce souvenir en sculptant dans une des grottes du rivage la muse de Lamartine sous la figure de cette jeune femme passionnée qui se traîne comme une ombre ardente cherchant la vie éternelle dans « les pages de la vingtième année. » — « Son regard, dit celui qui fut aimé de la belle mourante, semblait venir d’une distance que je n’ai jamais mesurée depuis dans aucun œil humain. » Les ducs de Savoie ont leurs monumens dans l’abbaye de Haute-Combe. Assise sur son promontoire comme un sarcophage blanc, elle projette son ombre violette sur les flots bleus. Mais elle a passé sur ce lac sans y laisser une trace, la pâle muse, l’amante mystérieuse qui fit vibrer dans cette grande âme le sentiment de l’infini dans l’amour.

Ces pensées tristes me poursuivaient tandis que, par une chaude matinée de septembre, la voiture m’emmenait loin du lac, par Chambéry, dans la vallée de l’Hière, vers Saint-Laurent-du-Pont. Vallée souriante entre de hautes montagnes. A gauche, la cascade du Couz agite son panache dans une entaille de rochers. Plus loin se creusent des carrières de gypse et de marbre. Le torrent, où frétillent les truites, roule clair sur des pierres noires entre des bouquets d’aunes. Les hameaux s’égaient de gazons ondulés et de marronniers touffus, paysage encore semblable à celui des Charmettes, cadre favori du jeune Rousseau âgé de seize ans, rêveur, sentimental et fripon, en quête d’amourettes ou en servage de Mme de Warrens. Ici tout parle encore de vie plantureuse, de travail nonchalant, de bonne humeur savoisienne. Mais bientôt le pays devient plus sévère. Déjà se dresse à gauche une haute chaîne de montagnes qu’accidentent les cimes de la Cochette et du mont Othéran. Ce massif est celui de la Grande-Chartreuse. Il occupe de Chambéry à Grenoble un ovale de dix-huit lieues de pourtour et constitue un système complètement isolé au milieu des Alpes. D’épaisses forêts, des pentes abruptes, des précipices l’environnent de partout. De la vallée du Grésivaudan, comme de Voreppe et des Échelles, il a l’aspect d’une muraille inaccessible. Cette altière circonvallation, forteresse naturelle contre le monde extérieur, était prédestinée à devenir le cloître des cloîtres, la retraite des moines les plus austères, ou des plus tristes, des plus désabusés parmi les naufragés de la vie.

Aux confins de la Savoie et du Dauphiné le paysage prend subitement des aspects chagrins de lande inculte. Les rochers s’élèvent à droite sur un plan incliné. Une végétation irrégulière de buissons et de petits sapins rabougris y moutonne. Les lignes mouvementées du sol ont des ondulations inquiètes, de brusques cassures. On dirait que la nature se convulsé et se fait méchante aux approches du grand désert. Tout à coup la route s’encaisse. Un guide vous fait entrer dans des grottes de stalactites travaillées par les eaux. On les traverse, une chandelle à la main, sur une galerie de bois. A dix mètres de profondeur, on aperçoit le lit de cailloux où le torrent s’amène en temps d’orage. Les eaux ont creusé de profondes cavernes dans ces roches calcaires. Chapelles, églises ou chambres de torture ? L’imagination hésite devant ces figures étranges pétries par l’eau fantasque dans les entrailles de la terre : têtes d’enfans, bustes de chevaliers à visière baissée, formes agenouillées sur les parois ou tordues en pendentifs à la voûte. Eh quoi ! les élémens ont-ils aussi leurs cauchemars ? Les eaux glaciaires qui mugissaient emprisonnées dans ces cavernes à une époque préhistorique avaient-elles le pressentiment des scènes étranges et des horreurs de l’histoire, puisqu’elles ont ébauché ces fantômes douloureux de pierre dans leur-travail furieux à travers les siècles ? En sortant de la grotte, la passerelle collée au roc au-dessus d’un abîme rejoint la route romaine achevée par Charles-Emmanuel. Disparues les visions diaboliques du monde souterrain. Voici riant au grand soleil le village des échelles et les coteaux fertiles de l’Isère. On gagne le Dauphiné en franchissant le Guiers-vif, et, au bout d’une demi-heure, on atteint Saint-Laurent-du-Pont. C’est un village de pauvre apparence, avec ses maisons à galeries de bois percées de lucarnes, ses toits à pentes rapides, à angles aigus, recouverts d’ardoises, qui rappellent les chalets de l’Oberland bernois. Près de là, un torrent maussade sort d’une étroite fissure qui s’ouvre au milieu de montagnes énormes. C’est le Guiers-mort, ainsi nommé parce que la grande chaleur le met à sec. Il semble rouler avec lui la tristesse des lieux sévères d’où il descend, tandis que le Guiers-vif qu’il va rejoindre rit et chante gaiment. Telle la sauvage entrée de la gorge qui mène à la Grande-Chartreuse.

Deux rochers fièrement dessinés surgissent du lit même du torrent. C’est le vestibule du désert que fermait autrefois un mur fortifié. Plus d’un homme pris par la vocation de la vie érémitique a dit un dernier adieu à tous les biens terrestres en franchissant ce seuil. Aujourd’hui on y entre librement par une route carrossable. A peine y a-t-on pénétré qu’on tombe sous le charme d’un grandiose enchantement. Les plus superbes forêts de France tapissent de haut en bas la gorge étroite et profonde. On dirait que le désert déploie ici toute sa splendeur végétale pour mieux attirer le pèlerin dans son austère prison. Il a jeté sur le puissant relief des montagnes un grand manteau de velours vert, que le hêtre égaie de sa note vive, où chatoient les nuances variées du charme, de l’érable et du frêne. Plus haut, les sapins sombres escaladent en bataillons serrés les pentes abruptes jusqu’aux crêtes de rochers inaccessibles, dont la ligne saccadée monte dans le ciel par bonds téméraires. L’effort ascensionnel de ces montagnes parle de la puissance de l’esprit, tandis que leur flore arborescente témoigne de la beauté et de l’inépuisable fécondité de la nature. Les rares disciples du renoncement qui prennent cette route pour chercher un asile suprême dans la Grande-Chartreuse peuvent voir une dernière image des séductions et des tentations de la vie dans ces fleurs attirantes qui poussent sous bois : la digitale cramoisie, le trolle jaune et l’orchis capricieuse ; ils peuvent saluer une dernière fois les chimères décevantes dans le cytise qui balance sa pluie d’or sur les escarpemens, dans la rose sauvage qui s’effeuille sur les précipices.

Au pont de Saint-Bruno, le paysage devient encore plus imposant et prend soudain un caractère religieux. La haute montagne qui ferme l’horizon figure une immense cathédrale, blanche, hérissée de flèches et de clochetons noirs. Car d’épaisses sapinières recouvrent ses cimes. Au pied de ses contreforts, ondoie un océan de forêts qui roule ses vagues dorées en cataractes de verdure jusque dans le lit du ravin où le torrent gronde encaissé à une profondeur vertigineuse.

La rampe longe maintenant le mur perpendiculaire de la montagne. Tout à coup une roche aiguë de forme pyramidale se dresse au beau milieu de la gorge comme pour intercepter le chemin. C’est la seconde porte du désert, plus hautaine, plus menaçante que la première. La croix de fer qui la surmonte semble dire au voyageur : « Vous qui entrez, laissez toute espérance. Quiconque franchit ce seuil, ne revient plus sur ses pas. »

La route se glisse par une fente entre la montagne et la roche de l’Aiguillette. On monte encore pendant une heure, puis on tourne à gauche. Voici enfin la Grande-Chartreuse, entourée de forêts épaisses et comme enserrée d. ms un cirque de hautes montagnes. Étagée sur une prairie inclinée, elle ressemble à une petite ville fortifiée, avec ses longs bâtimens parallèles, ses campaniles, ses toits d’ardoise, ses clochetons en trapèze qui ont la forme de grands capuchons et son mur d’enceinte rectangulaire. Mais de cette ville il ne sort ni rumeur, ni bruit ; c’est la cité du silence et de la mort. Ce silence est renforcé par la sévérité des forêts et la majesté triste des montagnes environnantes. La blancheur grise des roches calcaires qui prennent le soir une teinte bleuâtre et le noir foncé des sapins qui les couronne achèvent cette impression de cimetière grandiose et naturel. C’est ici que bien des lassés de la vie sont venus s’ensevelir vivans. Au-dessus du couvent, sous de grands hêtres, quelques frères en robe blanche complètent le tableau.

Le chemin montant contourne la peu accueillante forteresse des moines. On frappe à la porte du nord, seule entrée de la Grande-Chartreuse. Le frère portier l’entre-bâille et vous dévisage. Sous sa cuculle blanche, c’est une bonne face de mouton humain, le regard vide, étonné, d’une docilité résignée. Après avoir traversé le porche, on se trouve dans la cour intérieure. Même nudité hostile que la façade du dehors. Pas un banc pour s’asseoir ; ni arbuste, ni herbe, ni fleur ; un terrain noirâtre. Deux jets d’eau qui retombent dans leurs vasques de pierre grise animent seuls cette cour. On monte quelques marches et l’on se trouve à l’entrée d’un corridor de 139 mètres, auquel viennent aboutir toutes les galeries qui mettent en communication les diverses parties du monastère. Au réfectoire, on est reçu par un frère convers à figure jeune. Il porte le cilice blanc comme tous les chartreux. La tête est rasée, la barbe noire, les yeux bruns et doux, le geste humble. Cette soumission parfaite dans ce jeune homme vigoureux, à joues roses, a quelque chose de touchant parce qu’elle semble indiquer un complot renoncement. Malheureusement, la règle monastique efface ou refoule l’individualité humaine. Elle lui imprime souvent une sorte de bonté mécanique où l’on ne sent plus ce qui donne tout leur prix aux choses de l’âme : la spontanéité.

Un frère vous fait voir l’intérieur du couvent. Cette visite a quelque chose de saisissant. Elle introduit l’observateur attentif et impressionnable au fin fond de la vie et pour ainsi dire de l’âme d’un chartreux. Un froid glacial tombe de ces longs corridors voûtés et vides, crépis de blanc. Dans l’un d’eux se trouve une galerie d’anciennes peintures à l’huile aux tons noircis représentant les chartreuses du monde entier. Il y en a plus de trente et de presque tous les pays. Partout, les hommes ont éprouvé le besoin de se construire de semblables forteresses pour se barricader contre les tentations ou les cruautés de la vie. La Grande-Chartreuse a fait souche de solitudes. Elle a semé sur tous les continens ces thébaïdes où le temps n’est plus. La salle du chapitre général avec la statue colossale en marbre gris de saint Bruno accentue cette impression d’austérité. Les portraits des généraux de l’ordre depuis sa fondation font le tour de la frise du plafond. Sous leurs regards convergens se rassemble tous les trois ans le chapitre général des chartreux. Voici qui donne une idée de la discipline sévère de l’ordre. Le chapitre une fois assemblé, tous les supérieurs de maisons, y compris le révérend père, supérieur général de la Grande-Chartreuse, demandent leur démission. Cela s’appelle demander miséricorde. Cette discipline de fer qui brisa les individualités a produit des effets remarquables. On a obtenu la vertu au prix de la mort. Les historiens monastiques sont d’accord sur ce point que, depuis huit siècles, il n’y a jamais eu chez les chartreux ni relâchement de mœurs, ni corruption d’aucun genre. Ils ont pu dire : Cartusia nunquam reformata quia nunquam deformata. Il est juste d’ajouter que, ces moines ne s’étant point mêlés au monde, leur action sur lui a été nulle. Ils n’ont vécu, ou plutôt ils ne se sont mortifiés que pour eux-mêmes.

Mais nous voici au cœur même de la cité du silence. Le grand cloître forme un trapèze allongé sur un plan incliné du nord au sud et coupé par deux galeries transversales entre lesquelles se trouve le cimetière. Un long couloir monte en pente douce, à perte de vue, avec ses arcades gothiques du XIIe siècle. La voûte pose gracieusement sur des pendentifs à fleurons incrustés dans le mur. Ses fines ogives se resserrent et se perdent dans la fuyante lumière d’un demi-jour grisâtre, à l’infini. Est-ce la route du ciel rêvée par de naïves légendes ? Est-ce un fantastique décor, le chemin taillé dans le roc, qui conduit au temple du Saint-Graal ? Non, ce n’est qu’un cimetière d’âmes, une sépulture pour ceux qui en ont assez de la vie. Car voici, à gauche, échelonnées à distances égales, de petites portes peintes en brun. Elles conduisent aux cellules des pères. Une chaîne de fer avec une poignée pend à la porte ; c’est la sonnette pour appeler dans les cas exceptionnels. Dans le mur, d’un mètre d’épaisseur, un guichet fermé par une plaque de fer. C’est par là qu’on passe, une fois par jour, la nourriture aux pères chartreux. Car ils mangent seuls comme ils vivent seuls, sauf la promenade hebdomadaire en commun et les offices de jour et de nuit. Sur chaque porte, il y a un écriteau avec une lettre et une devise latine. La lettre indique l’initiale du nom de chaque père. La devise est celle choisie par lui en entrant dans l’ordre et en prononçant ses vœux. Comme une inscription tombale, elle résume et clôt une destinée. Pour le monde extérieur, cette pensée sans signature est tout ce qui reste d’un homme. Ces devises ont toutes la couleur morale particulière de la vie contemplative, qui rappelle les teintes mélancoliques des étoffes passées. J’en ai retenu quelques-unes : Qui non’ reliquit omnia sua non potest esse discipulus tuus. — Sobrii, simplices et quieti. — Et celle-ci qui exprime si bien l’esprit de la vie érémitique : O beata solitudo, o sola beatitudo !

Dans le clair-obscur de ces galeries, le charme de la vie solitaire s’insinue pour un instant dans le cœur. On se souvient de ces vers du Tasse, qui, après une vie orageuse d’amour malheureux et de persécutions sans nombre, trouva la paix finale dans un couvent près de Rome et qui célébra ainsi son mélancolique bonheur :


Nobil porto del mondo e di fortuna
Di sacri e dolci studi alla quiète,
Silenzi amici, e vaghe chiostre, e liete !
Laddove e l’ora, e l’ombra occulta, e bruna.


Oui, ils doivent être consolans, pour certaines âmes, « les silences amis » du cloître ; elle est douce, « l’heure et l’ombre occulte et brune » où s’égrènent une à une les grandes souffrances, où les souvenirs ineffaçables s’estompent dans la rêverie. Mais le cœur se serre lorsqu’on pénètre dans une des cellules inoccupées qui servent de retraite aux pères. Ce sont comme autant de petites maisons séparées qui se composent de deux pièces éclairées par trois fenêtres et dans lesquelles on a ménagé un oratoire et un cabinet d’études. Au-dessous se trouvent un bûcher et un atelier de menuiserie, enfin un petit jardin qui forme la séparation des cellules entre elles. Le mobilier du cabinet d’études, qui sert en même temps de dortoir, se compose d’un lit à paillasse, d’une table, d’un fauteuil, d’un crucifix, de quelques livres et d’un sablier. Ce qui attriste, ce n’est point cette pauvreté, mais l’étroitesse de l’horizon qui enferme le regard et la vue de ses habitans. Les chartreux plantent eux-mêmes ces misérables jardinets. Quand on lève la tête, on voit se dresser à une hauteur colossale la formidable muraille de rochers du Grand-Som. La partie supérieure du couvent touche presque à sa base. On se trouve là comme au fond d’une fosse gigantesque, formée par cette prodigieuse cassure de la montagne soulevée et déchirée du haut en bas. Le soir, avant de s’endormir, le chartreux peut voir la lumière chaude caresser et dorer ces rochers immenses qui dominent sa retraite, tandis que lui-même est déjà plongé dans l’ombre grise. Il peut voir rougir et flamboyer au soleil couchant ce sommet qui regarde les horizons où il ne marchera plus.

Involontairement la pensée du visiteur interroge les vies humaines qui sont venues s’échouer ici. Elle voudrait connaître les émotions, les déceptions, les espérances qui ont pu amener, en notre temps, des êtres humains à s’enfermer là. Les vocations spontanées pour la vie contemplative sont rares à notre époque. On s’imagine donc qu’il faut de grandes souffrances ou de grands dégoûts pour produire de tels renoncemens. Il y a actuellement trente-cinq pères à la Grande-Chartreuse. Parmi eux se trouve, m’a-t-on dit, un général russe du nom de Nicolaï, qui aurait obtenu du tsar la permission de terminer ses jours ici. Le fait est d’autant plus curieux que le général a dû passer de l’église grecque à l’église latine pour satisfaire cette fantaisie religieuse ou poétique. Cela prouve une fois de plus l’étrange fascination que la Grande-Chartreuse a exercée de tous temps sur certains hommes. Il en est un autre exemple contemporain qu’on m’a conté en Savoie. On ne m’a dit que les simples faits, mais ils sont assez suggestifs. A la suite de circonstances que j’ignore, un ingénieur des ponts et chaussées avait perdu sa femme. Il était jeune encore et devait se remarier. Mais cette mort subite avait jeté sur son esprit un voile de mélancolie qui l’éloignait du monde sans l’en détacher complètement. C’est alors qu’il fut chargé de construire la route actuelle qui conduit à la Grande-Chartreuse. Cette œuvre lui donna une énergie nouvelle. Il s’y consacra tout entier et vint habiter le pays. Il résolut de vaincre la montagne dont les roches perpendiculaires semblent défier les travaux de l’art. Les terrasses s’échafaudèrent, les rampes furent maçonnées. Pendant plusieurs étés, les détonations, répercutées comme de longs roulemens de tonnerre par tous les échos de la montagne, annoncèrent à ses rares habitans qu’on faisait sauter les portes du désert et que la civilisation se frayait une route jusqu’à la Grande-Chartreuse. Les gros quartiers de roc roulèrent les uns après les autres dans le Guiers-mort. Mais à mesure que l’ingénieur brisait le roc indocile et que sa route ébréchait la gorge, il se sentait étrangement attiré et enveloppé par ces forêts profondes et ces cimes altières. Il faut croire que, sous leur silencieuse incantation, il s’enfonçait graduellement dans un passé perdu et que ce passé revivait jour par jour, heure par heure, dans ce cadre grandiose. Il s’était promis de rentrer dans le monde, de recommencer la vie. On l’attendait là-bas avec impatience. Mais quel (fut l’étonnement de ses amis lorsqu’ils apprirent subitement que l’ingénieur s’était fait chartreux ! — La montagne qu’il avait violée s’était-elle vengée en l’emprisonnant ? La vieille forêt l’avait-elle englobé dans sa sombre magie, et, comme ce moine de la légende, avait-il entendu chanter sous ses branches le dangereux petit oiseau de l’Éternité ? Ou bien la morte l’avait-elle envoûté dans le couvent ? — Allez demander la réponse aux portes muettes de ces cellules. Vous n’y lirez que ces mots : O beala solitudo ! O sola beatiludo !


II. — HISTOIRE DE SAINT BRUNO.

Il faut aller voir la chapelle de Saint-Bruno perdue dans sa forêt pour comprendre l’âme de ce moine du XIe siècle, de ce pur contemplatif, de ce fanatique de solitude, qui fonda l’ordre des chartreux.

Lorsqu’on sort de la Grande-Chartreuse, la vue embrasse le magnifique amphithéâtre du Grand-Som, du Petit-Som et du Charmanson. Ces cimes abruptes forment l’extrême limite de la gorge, sauvage couronne murale du désert. Des mamelons boisés s’étagent les uns par-dessus les autres à la base de ces sommets. Le chemin montant s’enfonce sous la haute futaie des hêtres qui deviennent de plus en plus gigantesques. Au bout de trois quarts d’heure, on débouche dans une clairière où se trouve la petite église Notre-Dame-de-Casalibus, bâtie sur l’emplacement de l’ancien couvent. A deux cents pas, au fin fond du ravin, au plus noir de la forêt, une petite chapelle se dresse sur un rocher à pic. Appuyé d’un côté à la montagne, inaccessible des trois autres, ce bloc carré s’avance en forme de promontoire escarpé. Trois ou quatre sapins sortent du rocher même et projettent leur ombre sur la façade blanche et nue de la chapelle, qui n’a que trois fenêtres romanes et une seule porte latérale avec un petit péristyle de deux colonnes. Au pied du rocher jaillit une fontaine claire et abondante. La tristesse de cette chapelle est rehaussée par la noire forêt de sapins qui se hérisse tout autour, qui la surplombe et l’ensevelit en quelque sorte sous ses ombres épaisses. Le fond du ravin est comblé d’énormes quartiers de rochers détachés des sommités voisines, débris d’une montagne entière qui s’est écroulée ici en des temps préhistoriques. Depuis des milliers d’années, les lichens et les fougères ont habillé ces décombres d’une robe de verdure, et l’armée des sapins a poussé dessus en colonnes serrées. Mais leur sauvage irrégularité témoigne encore de l’antique désastre.

C’est dans cette sinistre solitude, c’est au fond de cet abîme que saint Bruno vint se retirer avec ses six compagnons vers l’an 1070, pour fonder la confrérie qui devint l’ordre des chartreux. Entrez dans la pénombre de la chapelle, et vous verrez peints à fresque sur les murs latéraux les six disciples du saint. Le clair-obscur prête à ces peintures médiocres une étrange vitalité. L’un des frères, au visage jeune, vous suit d’un long regard triste. Il a l’air de chercher encore le maître absent qui dut abandonner les siens dans ce désert pour obéir aux ordres du pape.

Voici en peu de mots la vie de ce personnage peu connu. Ce n’est pas une légende, mais de l’histoire, et de ces faits sommaires ressortent assez clairement les traits principaux de sa physionomie[2].

Saint Bruno naquit à Cologne en l’an 1035 de parens nobles. Ame tendre et mystique, il aima dès son enfance les livres saints, la nature et la solitude. Studieux, intelligent et précoce, on le voyait dès l’âge de dix ans courbé sur les missels et les parchemins enluminés dans la collégiale de Saint-Cunibert. Il avait, comme les madones que peignirent plus tard les maîtres de Cologne, des yeux candides couleur de véronique et un de ces fronts bombés qui semblent gonflés d’un trop-plein de pensées et de sentimens inexprimables. La bouche ferme et sévère indiquait la force de la volonté et la maigreur extrême du visage un ascétisme précoce. Au milieu de ses compagnons, il ressemblait à un lis du paradis, tombé dans un buisson d’épines. Ce lis ne devait s’épanouir qu’au désert. Bruno devint chanoine à Cologne. Il étudia ensuite la théologie à Reims et la philosophie à Tours sous le fameux Béranger, chanoine de Saint-Martin. Ces écoles jouissaient alors d’une renommée européenne. Fort savant, doué d’une éloquence suave, entraînante, Bruno semblait destiné à fournir une brillante carrière ecclésiastique. A la mort de Gervais archevêque de (Reims, la voix publique le désigna pour lui succéder. « Nous le préférions à tous, dit un auteur du temps, et à juste titre. Il était doux, humain, savant, éloquent, riche et puissant. Mais lorsque tous les suffrages paraissaient lui être favorables, il se détermina à tout abandonner pour suivre Jésus-Christ. » Bruno, pour se soustraire au redoutable fardeau qu’on voulait lui imposer, s’enfuit secrètement de Reims.

Quelles sont les causes qui ont déterminé cette vocation ? Quelles crises la précédèrent ? Dans les vies de presque tous les saints, il y a de formidables tentations. Ce n’est pas ce qu’elles ont de moins intéressant, car c’est presque toujours la femme qui y joue le premier rôle, et les moyens qu’emploient les lutteurs du désert pour lui échapper sont péremptoires. Tous ils appliquent instinctivement le mot de Napoléon : « La seule victoire en amour, c’est la fuite. » Quand cela ne sert de rien, ils usent contre leur propre corps des moyens les plus barbares. Dans sa grotte de Subiaco, saint Benoît, pour ne pas céder au désir d’ciller rejoindre certaine dame romaine dont le souvenir le poursuivait trop, se roula dans un buisson d’épines jusqu’à ce que son corps ne fût plus qu’une plaie. Zoé, courtisane d’Alexandrie, se mit en tête de séduire le jeune saint Martinien. Elle se rendit au désert déguisée en vieille mendiante et se fit héberger dans la cellule du saint. Mais le matin elle parut devant lui demi-nue, éblouissante et parée. Le saint eut le vertige ; il allait céder, quand tout d’un coup il se mit les pieds dans un feu allumé. Il y resta, jusqu’à ce qu’il roulât par terre en hurlant, ce qui, dit la légende, attendrit et étonna tellement la courtisane, qu’elle se convertit[3] — Les biographes ne rapportent rien de pareil de saint Bruno. Il ne semble avoir connu aucune des trois grandes tentations : la femme, l’orgueil et l’ambition. Le rêve d’échapper au monde et de réaliser la vie divine dans la solitude le hantait depuis ses jeunes années. « Souvenez-vous du jour, écrit-il à son ami Raoul de Vert, où j’étais avec vous et Fulcius dans le jardin contigu à la maison d’Adam, dans laquelle je demeurais alors. Nous eûmes un entretien sur les faux plaisirs et sur les richesses périssables de la terre, ainsi que sur les délices de la gloire éternelle, et nous fîmes la promesse et le vœu d’abandonner le siècle au plus tôt et de revêtir l’habit monastique. »

Les horreurs du XIe siècle vinrent renforcer cette naturelle inclination. On sortait des terreurs de l’an 1000, mais le siècle de grâce ne valait guère mieux que la fin du monde tant redoutée. Pestes, lamines et guerres ravageaient cette époque. Guerre entre le roi de France et les barons féodaux ; guerre entre le pape et l’empereur d’Allemagne ; guerre acharnée dans l’Église même. Papes et antipapes s’excommuniaient réciproquement. Les mœurs étaient d’une brutalité, d’une violence extrêmes. Les évêques se faisaient nommer à prix d’argent ; ils soudoyaient des bandes armées qui enfonçaient et pillaient les maisons de leurs rivaux. Beaucoup d’entre eux vivaient avec leurs femmes ou leurs concubines et distribuaient les prébendes à leurs enfans. Pour imposer le célibat aux prêtres, Grégoire VII dut lancer contre eux le peuple fanatisé par les moines. Des scènes affreuses s’ensuivirent. On vit des prêtres arrachés à leur église avec leurs femmes et leurs enfans et massacrés dans la rue par la foule. — On comprend que de tels spectacles aient poussé des âmes tendres comme celle de Bruno à la solitude absolue.

Il partit donc avec six compagnons fidèles. Comme lui, ils avaient renoncé à tous les biens terrestres ; comme lui, ils cherchaient une retraite inaccessible pour vivre de la vie cénobitique. Mais ils errèrent longtemps sans savoir où poser leur tête. « Or, en ce temps, disent les biographes de Bruno, Hugues, évêque de Grenoble, qui avait suivi autrefois les leçons de Bruno de Reims, eut une vision. Il fut transporté, en esprit, pendant les ténèbres de la nuit, au milieu des montagnes de Chartreuse. Là, dans des clairières entourées de sombres forêts et surmontées de rochers menaçans, au sein d’un désert sillonné par des avalanches, il lui sembla que le Seigneur se construisait un temple magnifique. En même temps il crut voir sept étoiles brillantes s’arrêter sur le faîte de cet édifice et le revêtir d’une pure et mystérieuse lumière. Le lendemain, Bruno et les six pèlerins qui l’accompagnaient vinrent se jeter aux pieds de l’évêque de Grenoble. « Fuyant les scandales et la corruption d’un siècle pervers, nous avons, dirent-ils, été attirés vers vous par la renommée de votre sagesse et de vos vertus. » Bruno, reconnu et accueilli avec le plus vif intérêt par son ancien disciple, ajouta : « Recevez-nous dans vos bras ; conduisez-nous à la retraite que nous cherchons. » Hugues, ému d’un pareil spectacle, releva et embrassa son maître et ses compagnons. Il leur fit une réception pleine de charité et il comprit alors que l’apparition des sept étoiles était le présage divin de leur arrivée, et qu’elle indiquait le lieu où ces émules des Hilarion et des Antoine devaient arrêter leurs pas et fixer leur séjour. Néanmoins Hugues voulut éprouver la fermeté de leur résolution par la peinture fidèle du lieu que, d’après sa vision de la nuit précédente, le ciel paraissait leur destiner pour demeure. — Vous ne trouverez là qu’un site affreux, un repaire de bêtes féroces. De toutes parts ce sont des forêts immenses, des montagnes qui élèvent leurs sommets jusque dans les nues. La terre, couverte de neige pendant la plus grande partie de l’année, ne produit aucune espèce de fruit. Le silence des bois, le bruit des torrens, souvent grossis par les orages ou les avalanches, tout y excite la tristesse, tout y inspire l’effroi. Pensez-y bien : pour y fixer à jamais votre demeure, il faut une grâce de Dieu toute particulière. — Un pareil tableau, loin de les décourager, ne fit que leur donner plus d’ardeur. Il leur parut que la Providence leur avait choisi une solitude telle qu’ils la désiraient. Quelques jours après, l’évêque de Grenoble conduisit lui-même les nouveaux anachorètes dans le lieu désigné par l’apparition des sept étoiles. Ils cheminèrent à travers les forêts et les précipices jusqu’à un endroit sauvage, surtout alors, et où sont accumulés d’énormes fragmens de rochers brisés. C’est là qu’il les laissa après leur avoir souhaité toutes les bénédictions du ciel pour leur sainte entreprise[4]. »

Après le départ de l’évêque, Bruno et ses compagnons se bâtirent des cabanes de bois avec des branchages et disposèrent un oratoire dans une espèce de grotte. Souvent, dit Mabillon, Bruno se retirait encore plus avant dans la forêt, cherchant les endroits les plus reculés et les plus sauvages pour s’y livrer à la méditation et à la contemplation des choses divines. Il faut croire que cette vie, qui ressemblait à la plus rude expiation, avait un charme intense pour le maître comme pour les disciples, et que ce complet repliement de l’âme sur elle-même et sur son monde intérieur procurait à Bruno des visions et des sensations exquises. Car l’évêque de Grenoble venait quelquefois partager leurs exercices spirituels pour se reposer de ses labeurs et y trouvait tant de réconfort et de joie qu’il tardait à rentrer dans son diocèse. Les sept solitaires formaient une heureuse famille. Ils avaient réalisé leur rêve. Leur ciel rayonnait de l’âme du maître, de sa douceur, de sa tendresse. Son mysticisme avait une couleur toute féminine. Il parlait du Christ à peu près comme sainte Thérèse : « C’est dans la solitude et le silence du désert, disait-il, qu’on apprend à regarder le divin époux de ce regard qui va jusqu’au cœur. »

Ni lui, ni ses disciples ne devaient jouir de leur bonheur jusqu’à la fin de leur vie. Un de ses anciens élèves devenu pape sous le nom d’Urbain II l’appela auprès de lui en 1089 pour l’aider de ses conseils dans la lutte contre l’empire, et, connaissant l’amour excessif de Bruno pour la vie contemplative, son horreur du monde, il lui ordonna formellement en sa qualité de chef de l’Église de se rendre sur-le-champ auprès de lui. L’âme angélique de Bruno désapprouvait secrètement les moyens violens dont se servait le pape pour assurer sa domination politique et spirituelle ; il était dégoûté du monde et de l’Église ; mais il était bon catholique, il dut obéir. On se figure les adieux déchirans de Bruno quittant ses compagnons aimés, la tristesse du maître cachée sous une apparente sérénité et la désolation des disciples qui le virent disparaître pour toujours entre les colonnes de la lugubre forêt. Au bout d’un an, les malheureux ne pouvant plus supporter leur isolement se mirent en route pour l’Italie et passèrent les Alpes pour rejoindre leur maître à Rome, à la cour du pape. Quand Bruno vit arriver sa petite famille spirituelle comme un navire désagrégé cherchant son pilote, son cœur s’émut. Il la reçut avec joie, mais il la réprimanda de sa faiblesse et réussit à lui persuader de retourner dans le désert du Dauphiné pour y fonder l’asile des naufragés de la vie. Il ne cessa de correspondre par lettres avec ses disciples, et cette correspondance servit après sa mort à rédiger les règles de l’ordre. S’intéressant peu aux affaires de l’Eglise, il obtint du pape de fonder une autre chartreuse en Calabre et devint sur la fin de sa vie le conseiller de Roger de Normandie, fils de Tancrède et conquérant des Deux-Siciles. Ce rude batailleur s’était pris pour ce moine d’une amitié et d’une admiration sans limite. Peu avant sa mort, le comte Roger crut avoir de Bruno une apparition miraculeuse, qui, disait-il, lui avait sauvé la vie. Le fait est rapporté par Roger lui-même dans une charte authentique. Roger assiégeait Capoue. Un Grec nommé Sergius le vendit au prince de Capoue moyennant une grosse somme d’argent et promit au prince de le faire pénétrer dans le camp de Roger pendant la nuit. L’heure de la trahison approchait. Roger dormait d’un profond sommeil lorsqu’il eut la vision suivante : « Un vieillard d’un aspect vénérable m’apparut tout à coup ; ses habits étaient déchirés, ses yeux étaient pleins de larmes. Je lui demandai la cause de sa douleur, il ne fit que pleurer encore davantage. Enfin, sur ma demande réitérée, il me répondit en ces termes : « Je pleure un grand nombre de chrétiens et toi-même, qui dois périr avec eux. Mais lève-toi sur-le-champ, prends tes armes, et peut-être Dieu te sauvera, toi et tes soldats. » Pendant que j’entendais ces paroles, je croyais reconnaître les traits de mon vénérable Bruno. Je m’éveille aussitôt, terrifié par cette vision, et prenant mon armure, je crie à mes hommes d’armes de monter à cheval et de me suivre… » Sergius fut fait prisonnier, et Roger prit Capoue. Quand plus tard il raconta à Bruno sa vision, « le saint repartit humblement que ce n’était pas lui que j’avais vu, mais bien l’ange du Seigneur qui est chargé de protéger les princes en temps de guerre. »

Les auteurs du récent et curieux livre anglais Fantasma of the living (fantômes des vivans) qui ont recueilli les récits d’une foule d’apparitions contemporaines et authentiques, verraient dans ce fait une télépathie semi-consciente. — Le docteur Karl du Prel, le savant et judicieux auteur de la Philosophie der Mystik, y trouverait l’action du moi supérieur et latent sur la conscience ordinaire pendant le sommeil ; tandis que brahmanes et kabbalistes affirmeraient la projection du corps astral du saint voyant, opérée par sa volonté consciente et précise. — Mettant à part tout merveilleux et toute interprétation occultiste, cette tradition prouve le singulier ascendant que le fondateur de la Grande-Chartreuse avait pris sur l’âme du rude guerrier normand. — Saint Bruno mourut peu après, en Calabre, à l’âge de soixante et onze ans, l’esprit fixé sur l’ermitage enfoui dans les montagnes du Dauphiné, où il avait trouvé la paix et où ses disciples devaient continuer sa tradition.

Saint Bruno occupe une place à part dans l’histoire du monachisme. Toutes les grandes affirmations de la volonté humaine servent à élever le niveau moral et intellectuel de l’humanité ; toutes intéressent également le psychologue et le penseur. Le mysticisme des saints est de ce nombre. Mais l’humanité réserve justement ses respects et ses adorations pour ceux qui, tout en s’élevant à la sainteté, ont brûlé de la flamme ardente de la charité active et qui, non contens de trouver le bonheur en eux-mêmes, n’ont cessé de prendre part aux souffrances et aux luttes de tous les hommes. Tels saint Benoît, saint François d’Assise et beaucoup d’autres. Saint Bruno n’a guère songé qu’à son propre salut et à celui d’un petit groupe d’élus. Il représente, parmi les saints, le quiétisme parfait qui se désintéresse du monde et du gros de l’humanité. Comme les ordres sont toujours restés fidèles à l’esprit du fondateur, les bénédictins et les franciscains ont joué un rôle dans l’histoire de la civilisation, les premiers par la science, les autres par la charité et par l’intimité de leur sentiment religieux. Les chartreux, malgré leur austérité, n’ont eu aucune influence sur le monde laïque. Leur patron est un pur contemplatif ; son mérite est d’avoir fondé un refuge pour les désespérés, pour les vaincus de la vie. Il a été nommé justement l’étoile du désert.


III. — OFFICE DE NUIT. — ASCENSION DU GRAND-SOM.

Au moment où je revenais de la chapelle de saint Bruno, les grandes ombres de la nuit descendaient dans la vallée. Au réfectoire, un frère ou un domestique du couvent sert un repas frugal aux étrangers. C’est la maigre pitance des chartreux, trait de couleur locale qu’on regretterait de ne pas voir s’ajouter à tous les autres. Les rares visiteurs décidés à affronter une nuit au couvent sont assemblés autour d’une lampe fumeuse pour ce souper. Ils subissent fatalement l’influence de ce milieu triste. La nappe en toile grossière, le plafond bas, les murs nus, ornés de quelques rares tableaux de sainteté encadrés de noir, tout ici est rigide et monacal. A peine échange-t-on quelques paroles. On sent que la gaîté scandaliserait ici jusqu’aux chaises, et la mélancolie des habitations est contagieuse. Le repas fini, je regagne ma chambre, au premier étage, par un long corridor froid. Cette chambre est une vraie cellule de moine. Une chaise, une table, un lit dur, un prie-Dieu surmonté d’un crucifix, forment tout l’ameublement. Un pas sonore et régulier arpente le couloir ; c’est le hère qui allume les lampes. Puis un silence sépulcral tombe sur le couvent. Il n’est interrompu que par la cloche de l’église voisine, sonnant les quarts d’heure, mesures glaciales du temps.

Et je m’endors sous cette impression, avec un sentiment d’écroulement de toute la vie et d’enveloppement dans ce morne silence. A minuit, le frère portier vient vous réveiller pour assister à l’office de nuit. On traverse un long corridor à peine éclairé et, par une porte latérale, on pénètre dans la tribune de l’église. Elle est plongée dans une obscurité profonde. Une seule lampe à huile, suspendue à la voûte, brûle au fond du chœur, comme un lumignon dans un caveau. Bientôt on voit arriver les pères avec de petites lanternes sourdes. Ils se glissent comme des ombres, avec leurs grands manteaux blancs, — se rangent dans les stalles et commencent à chanter leurs litanies sur un mode lent et grave, avec des voix fortes et sonores. Ces litanies sont d’une monotonie effrayante. Souvent la même phrase musicale, de six ou sept notes, se répète cinquante ou cent fois. Quelquefois un silence interrompt le chant et l’on entend, dans les ténèbres complètes, les génuflexions des pères. L’effet de cette psalmodie et de cette mise en scène est extrêmement lugubre. On dirait des ombres qui célèbrent gravement l’office de leur propre mort.

Quand on songe que les chartreux font cela toutes les nuits de l’année, sans exception, de minuit à deux heures du matin, on est étonné de la puissance de mortification innée à la nature humaine. Tandis que j’écoutais ces litanies interminables et que grandissait en moi l’impression sinistre de ce culte, fatalement mon esprit poursuivait la raison psychique et métaphysique de ce genre d’ascétisme qui, sous des formes diverses, se retrouve dans toutes les religions. Y a-t-il, dans l’économie morale de l’humanité et dans l’action réciproque des milieux, une loi d’équilibre qui fait que certaines vertus sont, par cela seul qu’elles existent, le contrepoids des faiblesses et des crimes des autres ? L’abnégation a-t-elle par elle-même une puissance de rayonnement et de purification ? Ces vers d’un poète aujourd’hui complètement oublié[5] chantèrent dans ma mémoire. Ils donnent, sous une forme poignante, l’explication philosophique du chartreux :

Ils sont nés sans désirs, pour parler sans paroles.
Leurs formes sont des mots, leurs corps sont des symboles.
Inutile et muet, le moine doit montrer
Que l’espoir à lui seul peut faire vivre un homme ;
Il accepte, vivant, de devenir fantôme
Et de vaincre la tombe avant que d’y rentrer.


Les litanies continuaient ; mes pensées prirent un autre cours. L’église des chartreux est séparée, par une haute cloison, en deux parties, dont l’extérieure est réservée aux frères et l’intérieure aux pères. Cette cloison est surmontée d’une croix noire. A mesure que j’écoutais ces chants et que je fixais cette croix, le christianisme m’apparaissait par son côté le plus sombre. Je sentais plus vivement le contraste entre les aspirations de l’esprit moderne et le dogme ossifié de la religion, qui est encore celui du moyen âge. L’esprit du siècle s’est éloigné d’une religion qui se pose en adversaire de la science, de la raison, de la beauté dans la vie, et qui n’offre à l’âme humaine aucune démonstration éclatante de cet au-delà dont elle a soif, de ce monde divin qu’elle lui promet sous des formes mythologiques et enfantines. — D’autre part, la science matérialiste d’aujourd’hui contentera-t-elle jamais les invincibles aspirations de l’âme vers une vie meilleure ? Elle est même incapable de donner à la vie présente sa sanction et sa dignité, puisqu’elle nie ou ignore le principe divin dans l’homme et dans l’univers. — Cette chapelle sombre, cette messe lugubre, cette croix noire émergeant des ténèbres, me parurent alors les symboles du double pessimisme de la religion et de la science de notre temps, dont l’une dit : « Crois sans comprendre ! » et l’autre : « Meurs sans espérer ! »

Je rentrai dans ma cellule, poursuivi par ces pensées noires et par la psalmodie des pères. Je n’eus pas le temps de me rendormir. Car j’avais l’intention de faire l’ascension du Grand-Som avant le lever du soleil, et j’avais donné rendez-vous pour deux heures du matin au guide, qui devait m’attendre avec un mulet à la porte du couvent.

Quel bonheur de respirer l’air frais de la nuit en sortant de ces murs ! Je ne sais pourquoi, en quittant ce tombeau d’hommes vivans et en présence du paysage d’une beauté fantastique et toute nouvelle sous son aspect nocturne, je me sentis envahi par un sentiment tout païen de la nature, vague instinct de sa puissance originaire, éternelle et bienfaisante, qui nous saisit à certaines heures. C’est ce que les anciens appelaient le souffle des dieux. La lune sortait en ce moment des sombres échancrures du Grand-Som. Telle elle devait sortir des montagnes de la Thessalie, pendant la célébration des mystères orphiques. Son rayon argentait les deux jets d’eau dans leur vasque, et leur babil semblait, dans la cour silencieuse du monastère, la jaserie railleuse de deux nymphes de la montagne s’entretenant des secrets du dieu Pan. « Le temps est beau ; en avant ! » dit le muletier. « En avant ! » dis-je, enfourchant la mule, et nous voilà partis. Jamais la magie de la lune ne m’avait paru plus ensorcelante. Jamais je n’avais mieux senti ce pouvoir magnétique qu’elle exerce sur tous les êtres vivans et qui consiste à dégager les forces latentes de l’âme et de la nature. Rêves anciens, espérances nouvelles, aspirations cachées, elle éveille tout cela de ses caresses subtiles. On dirait qu’elle pompe l’âme des fleurs, des animaux et des hommes dans sa pâle rosée. Et cette puissance évocatrice semble aller jusqu’à l’âme flottante de la vieille Terre. Car sous les mirages lunaires revivent plus facilement en nous les images du plus lointain passé. Lorsque Hécate, la muette magicienne du ciel, plonge ainsi son regard curieux dans le secret des montagnes et des bois, serait-on surpris d’entendre le cri d’Évohé ! des bacchantes antiques qui erraient la nuit sur les hauteurs du Cithéron pour réveiller Dionysos, et avec lui toutes les puissances de la vie ? S’étonnerait-on d’entendre la voix stridente des druidesses invoquant l’âme des ancêtres sur les rochers de la vieille Gaule ? Non, car ces vieux cris oubliés traversent involontairement l’âme silencieuse, la nuit, dans les vieilles forêts, avec tous les désirs inassouvis et toute la soif de l’au-delà. — « O moines résignés, qui avez peur de la nature et de vous-mêmes, qui, las de ce monde, voulez attendre en paix l’éternité, sans curiosité comme sans désir, vous avez raison de craindre la lune plus que le soleil. Ce n’est pas trop de vos barreaux et de vos murs froids comme un cercueil pour vous séparer de ses incantations. — Chantez vos tristes litanies, et puissiez-vous dormir en paix ! — Mais toi, changeante Hécate, sois favorable au voyageur hardi. »

Je murmurais involontairement cette prière peu orthodoxe, tandis que ma mule cinglée par le fouet du guide grimpait à vigoureux coups de sabots la route caillouteuse qui conduit à la chapelle de saint Bruno. La lune apparaît par momens entre les troncs serrés. Un fleuve d’argent fait irruption dans le bois sinistre. Puis tout rentre dans l’obscurité. On traverse des clairières où les arbres semblent des fantômes gigantesques assemblés en cercle sous le gris noir du ciel. Quelquefois un vent chaud passe sur la forêt. Alors elle sort de son immobilité sépulcrale, et, dans un grand frisson, chaque arbre retrouve sa plainte et son gémissement.

Près de la petite église de Notre-Dame de Casalibus, sous un hangar ouvert à tous les vents, brûle un feu. Un pauvre homme assis sur un fagot s’y chauffe. Il n’a pas d’autre demeure et passe là toutes ses nuits. Il vit des aumônes que lui donnent les visiteurs de la chapelle de saint Bruno et cueille une petite fleur jaune que lui achètent les chartreux pour la fabrication de leur liqueur. Cette image d’abandon et de misère, à l’endroit même où saint Bruno trouva le bonheur suprême dans la contemplation, avait quelque chose de tragique. Le sentier, qui monte en lacets à travers le bois, devient de plus en plus raide. La mule bondit comme une chèvre sur les roches aiguës et le muletier qui court devant avec sa lanterne pour éclairer la route ressemble à un gnome. Enfin nous sortons de la forêt dans la fraîcheur de l’air alpestre. Devant nous s’ouvre une ravine escarpée, étroit couloir qui grimpe sur le col entre le Grand-Som et le Petit-Som. Çà et là des touffes d’arbres, des quartiers de roc ; des deux côtés, d’énormes pyramides blanches, contreforts des sommets. Au haut du col, des aboiemens sonores nous accueillent et nous voyons accourir de grands lévriers camarguais, maigres, efflanqués, fidèles gardiens du troupeau. Nous voici au chalet de Bovinant, blotti dans une entaille, entre les deux sommets. Ici l’on quitte le mulet pour continuer l’ascension à pied. Avant de poursuivre, nous faisons halte dans le chalet. Un pâtre provençal, venu ici pour la saison chaude, veille près d’un grand feu allumé dans l’âtre et offre aux voyageurs du calé bouillant dans un pot de terre. Dans cette solitude alpestre, il a l’air de rêver à sa blanche masure de Provence qui grille au soleil, aux chevaux qui bondissent dans la Camargue, à la farandole qu’il regardait, le soir, en savourant une figue dorée.

Mais en avant vers le sommet ! Car la lune s’est dérobée dans les brumes de l’horizon et la dernière étoile s’est noyée dans l’aube blanchissante. Il faut partir pour atteindre la cime avant le lever du soleil. Le second guide, un beau gars dauphinois, au visage souriant et aux joues roses, me précède. Sa physionomie, d’une santé et d’une innocence parfaites, est comme rafraîchie par l’air vierge des sommets qu’il fréquente journellement dans cette saison. Nous attaquons les pentes obliques du gazon qui conduisent aux corniches de la crête. Et tandis que nous montons, de plus en plus étranges et sauvages, surgissent les sommets d’alentour. Déjà on domine les grandes montagnes, déjà on plane dans l’espace. Vallées, forêts et ravines, tout s’est englouti dans un entonnoir sombre, et voici qu’on émerge sur la vieille ossature du globe, à fleur des cimes. Des vagues profondeurs, les dents ébréchées des Alpes dardent leurs pointes dans le jour naissant. Les plus basses, encore plongées dans les ténèbres, sont toutes noires, d’autres se teignent de lueurs violettes, les plus élevées ont la couleur blafarde de l’aube. À mesure que grandit l’aurore, on démêle les chaînes de montagnes, et ces pics audacieux, sur lesquels l’œil vertigineusement plonge d’en haut, ressemblent à une armée de titans arrêtée dans son ascension vers le ciel et frappée de stupeur devant le Dieu du jour. Cette vue magnifique empêche de voir les abîmes qu’on côtoie. Par de nouvelles pentes gazonnées et une vive arête, ou atteint enfin le sommet. Depuis peu, les chartreux y ont planté une croix de marbre blanc. Un vent furieux balayait la cime ce matin-là. En se tenant à la croix et en se penchant, on aperçoit, au fond du gouffre, le couvent de la Grande-Chartreuse, situé juste au pied de la muraille de mille mètres qu’on vient de gravir en la contournant. De cette hauteur, le couvent ne paraît plus qu’une miniature en carton. On en distingue cependant toutes les parties. Les cellules des pères forment autant de maisonnettes adossées à la forêt.

Mais le soleil se lève de l’autre côté, derrière les Alpes, et le magnifique panorama se débrouille à ses rayons. Au premier plan, le massif de la Grande-Chartreuse, véritable forteresse aux hautes circonvallations, aux tranchées profondes, dont on occupe ici le donjon central. Au nord, la pyramide du Nivolet, la vallée de Chambéry et le lac du Bourget, qui dort au pied de la Dent-du-Chat, comme une flaque d’eau grise au bord d’un talus. Plus loin, la chaîne des Alpes se déroule, du Mont-Blanc au Mont-Viso, en étages irréguliers, avec ses pics formidables et ses glaciers étincelans. À l’ouest, s’étale à perte de vue, comme un tapis de verdure, la plaine du Lyonnais, traversée par le Rhône. Les montagnes du Forez, du Vivarais et celles de l’Auvergne se perdent en lignes indécises dans le vague de l’horizon. Par les jours clairs, on distingue comme une légère ondulation la colline de Fourvières. C’est Lyon, la cité industrieuse et mystique, la ville de saint Potin, de saint Martin et de Ballanche, assise, comme dit Michelet, sur la grande route des peuples, belle, aimable et facile. C’est par cette large vallée que César entra dans les Gaules avec ses légions ; c’est dans cette cité qu’Auguste fonda le premier centre gallo-romain et que la Gaule vit ses premiers martyrs chrétiens. Depuis lors, que de flux et de reflux des peuples dans cette vallée ! Les barbares, les croisades et l’armée reconquise du moderne César, à son retour de l’île d’Elbe, et le choc de la France et de l’Allemagne dans la dernière invasion ! Les Alpes seules n’ont pas changé. C’est toujours la terre austère et dure, la Cybèle du nord, aux innombrables mamelles blanches, mère des fleuves et dédaigneuse des nations, qu’elle regarde passer dans son immobile majesté.

La croix blanche dominait ce superbe horizon, et le soleil levant l’enveloppait d’une rose lumière. — Pourquoi ne pus-je m’empêcher d’y voir une contre-partie rayonnante de la croix noire qui s’était dressée devant moi pendant l’office de nuit, au chant lugubre des pères, dans l’église des chartreux ? Cette croix noire m’était apparue comme le signe funèbre d’une religion trop étroite pour l’esprit moderne et en quelque sorte matérialisée dans ses symboles incompris, dans la lettre de son dogme. — La croix blanche, au contraire, qui étend ses bras sur cette cime des Alpes, éclairée par le soleil d’Orient et qui regarde l’Occident, — me parut le symbole joyeux d’un christianisme élargi, le signe de cette religion universelle et éternelle de l’Esprit qui ouvre hardiment toutes les sources de la connaissance et s’écrie : lumière ! plus de lumière encore ! lumière parle dedans ! lumière par le dehors ! Dieu est partout où il y a de la lumière ! La vérité naturelle, intellectuelle et spirituelle est une. Elle peut s’éclipser dans les ténèbres de l’âme aveuglée par les fumées de la matière ; elle en ressort radieuse chaque fois que parle la vraie conscience de l’humanité, chaque fois que l’âme s’éveille à sa vie supérieure et remonte à sa propre sphère.

Oui, la croix monte sur les sommets : non pas la croix noire, non pas la croix romaine qui signifie obéissance passive, domination des intelligences et des cœurs par un pouvoir absolu et sans contrôle ; mais la croix blanche, la croix universelle des purs mystiques, des sages anciens qui signifie : libre régénération des âmes par l’intelligence des vérités spirituelles, règne de Dieu sur la terre par la reconnaissance et la manifestation des principes intellectuels dans les institutions sociales et religieuses. Certes, l’humanité traverse, en ce moment, au point de vue philosophique, religieux et social la plus pénible des crises. Les doutes actuels sont gros de tempêtes. Les dogmes ont péri dans leur sens littéral et traditionnel sous les coups des sciences naturelles. Un vent de négation a passé sur les plus hautes intelligences de l’époque pour descendre de là dans les couches inférieures de la société. Et cependant, pour celui qui sait écouter les voix intérieures de l’âme collective, surprendre les courans magnétiques qui font osciller la boussole de la pensée, il y a dans les couches profondes de l’humanité et dans la science elle-même une fermentation qui fait pressentir une rénovation religieuse et philosophique. On est loin de connaître la grande inconnue : l’Ame ; mais on ne la nie plus ; on lui rend hommage en l’étudiant ; on devine la preuve de sa réalité dans les faits d’ordre purement psychique, autrefois niés, aujourd’hui constatés. La science a touché l’invisible. La jeunesse le pressent et en frémit d’un frisson nouveau. Comme l’a dit finement M. Eugène-Melchior de Vogué, cet observateur sympathique de la génération nouvelle : tous ces jeunes sceptiques sont des chercheurs qui rôdent autour d’un mystère. Reconnaître qu’il y a un grand mystère à pénétrer, que l’âme humaine en est à la fois le centre et la clé, c’est le commencement de la sagesse et l’un des pôles du sentiment religieux.

N’est-ce pas encore un signe remarquable du temps présent que ce retour de l’esprit européen vers les antiques doctrines de l’Orient comme à la source vénérable des vérités transcendantes ? Tous les grands orientalistes ont eu l’instinct de l’unité intérieure des religions. Et cette unité primordiale n’est-elle pas la promesse d’une synthèse possible de la science devenue religieuse et de la religion devenue scientifique ? Le christianisme contient la fleur même des traditions religieuses par la doctrine et l’exemple de son fondateur, qui prouva que l’homme possède le divin en lui-même et peut le développer. Et ce christianisme transformé, élargi, mis en communication vivante avec les autres traditions sacrées de l’humanité, n’est-il pas destiné par la logique du développement historique à devenir le centre équilibrant de cette religion diversifiée dans ses manifestations cultuelles, mais une dans son fond ? On s’est beaucoup moqué de ces kabbalistes du XVIe siècle qui prirent le nom de Rosecroix. Ils avaient choisi pour symbole de leur ordre une croix autour de laquelle rayonnait une rose flamboyante dont les cinq pétales représentaient la force du Verbe divin manifesté dans le monde et les dix rayons ses puissances multiples. Pour qui comprend le langage des symboles, ces prétendus rêveurs avaient une vue claire des besoins religieux de l’humanité moderne. Oui, il faut faire fleurir la rose sur la croix. Si la croix signifie la sagesse et la force par la conscience de l’amour, la rose signifie la vie par l’épanouissement de la science, de la justice et de la beauté. Et voilà ce que les hommes exigeront désormais de leurs guides. Longtemps ils se sont contentés des grandes affirmations de la foi et de la promesse du ciel. Aujourd’hui, ils veulent des preuves et des réalisations terrestres. Ils ne reconnaîtront pour maîtres que ceux qui sauront les leur donner.

Saluant ainsi la croix blanche venue du fond de l’Orient et du fond des siècles sur ce sommet des Alpes, j’admirais la persistance des symboles dans l’histoire et la puissance de leur langage secret. Cette croix, bien plus ancienne que le christianisme, ne signifiait-elle pas déjà le feu divin et la vie universelle pour les antiques Aryens ? N’est-ce pas elle aussi qu’on retrouve sur les monumens sacrés de l’Egypte comme signe de l’initiation suprême et comme emblème de la victoire de l’esprit sur la matière ? Par son sacrifice sublime, Jésus lui a donné un nouveau sens moral et social, celui de l’amour et de la fraternité universelle. Mais, est-ce une raison pour oublier le sens intellectuel, scientifique et métaphysique de ce signe immémorial ? N’est-ce pas plutôt dans la réunion de toutes les hautes idées qu’il a représentées dans le cours des âges que résident sa force et son universalité ? Et je me disais : Puisse l’antique et toujours nouvelle vérité de l’esprit vainqueur de la matière remonter sur les sommets intellectuels de notre époque. Puisse-t-elle faire rayonner sur les jeunes générations sa rose de lumière et de beauté ! Puisse-t-elle éveiller cette charité qui naît de l’intelligence profonde des choses et cette intelligence sublime qui naît de la vraie charité ! Puisse-t-elle proclamer, au-dessus de nos dissensions, avec une certitude grandissante, la foi de lame immortelle consciente d’elle-même et l’unité spirituelle du genre humain !

Quand je redescendis vers la Grande-Chartreuse par le col de Bovinant, le soleil ardent plongeait dans la gorge désolée. Plus de sorcellerie lunaire ; la forêt avait perdu son sinistre aspect. Sapins et hêtres ruisselaient de lumière, comme des candélabres géans aux feuillages d’or. Des milliers d’insectes bourdonnaient dans leurs rainures vigoureuses. J’eus envie de me reposer un instant de l’air glacé d’en haut et de me réchauffer aux rayons vivifîans du soleil. Je m’assis dans la mousse, sous de vieux hêtres, non loin de la chapelle de Saint-Bruno. Sur un arbre mort, fracassé par la tempête, écorché par la pluie, se promenaient de brillans coléoptères : le carabe purpurin, la féronie gracieuse et la cantharide violacée. Quelle ardeur de vie dans la vieille forêt qui pousse ses légions drues sur les décombres de la montagne ! Autour de moi fleurissaient aussi quelques retardataires de l’été, pâle et délicate flore des cimes, le liondent de montagne, le chèvrefeuille bleuâtre, la patience des Alpes, la triste soldanelle et la stellaire graminée. Avec quel bonheur l’esprit se repose dans l’infiniment petit de la nature, après les vertiges de l’infiniment grand, pour retrouver 1k encore le mystère parlant de la vie, la même secrète harmonie entre l’âme et les choses ! Ces fleurs ravissantes sont le dernier effort de la végétation sous l’âpre vent des Alpes. On dirait que, dans leur courageuse ascension vers les cimes, elles ont, elles aussi, l’aspiration douloureuse vers la lumière plus large et plus intense. Les pauvres frileuses se font plus petites, mais aussi plus exquises près de l’aride nudité des sommets. N’en est-il pas ainsi des sentimens humains aux approches des derniers problèmes ? — Les cimes nous ouvrent les horizons inconnus ; elles font courir dans nos veines le grand frisson de l’infini. Mais ces douces filles du sol, qui nous sourient les premières quand nous reprenons la route pierreuse de la vie, nous enseignent, de leurs yeux tendres et tristes, — la patience et l’humilité.


EDOUARD SCHURE.

  1. Voir le beau livre de M. de Pomairols : Lamartine, étude de morale et d’esthétique.
  2. Ces faits sont tous empruntés à un excellent livre fait d’après les meilleures sources : la Grande-Chartreuse, tableau historique et descriptif de ce monastère, par Albert Duboys, ancien magistrat ; Grenoble, 1845.
  3. Montalembert : les Moines d’Occident.
  4. Duboys : la Grande-Chartreuse.
  5. Jules Boissé. Il fonda un journal au quartier latin, il y a une vingtaine d’années, et faillit se faire chartreux lui-même.