Pauline de Montmorin, comtesse de Beaumont/04

Pauline de Montmorin, comtesse de Beaumont
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 315-348).
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PAULINE DE MONTMORIN
COMTESSE DE BEAUMONT

IV.
MME DE STAËL ET JOUBERT.


I

Des agens de la nation avaient pris provisoirement possession des châteaux de Theil et de Passy-sur-Yonne et y avaient mis les scellés. Mme de Beaumont, presque mourante, trouva un asile chez un pauvre vigneron des environs de Villeneuve. Il se nommait Dominique Paquereau : son nom a mérité d’être conservé par Joubert. Abandonnée, seule avec deux anciens serviteurs de son père, Saint-Germain et sa femme, qui étaient entrés au service du comte de Montmorin lors de son ambassade à Madrid, Mme de Beaumont s’abrita pendant quelques mois dans une chaumière délabrée. Elle vécut du prix de quelques bijoux qu’on vendait presque pour rien à Sens. L’hiver venu, elle se traînait de son lit à son foyer. Elle racontait plus tard à ses auditeurs attentifs, dans le salon de la rue Neuve-du-Luxembourg, ses misères attendrissantes. Deux ou trois livres qu’elle avait emportés lui servaient de compagnie.

C’est là qu’elle apprit peu à peu toutes les calamités qui l’avaient frappée ; elle y apprit aussi l’exécution de ses amis, celle des frères Trudaine et d’André Chénier, celle de M. de Malesherbes[2].

Le beau-père de Trudaine de Montigny, vieillard de soixante-treize ans, M. Micault de Courbeton, accusé d’émigration, avait été guillotiné le premier. Son gendre avait été ensuite arrêté. Le dernier enfant, âgé de dix-sept ans, se trouvait à Montigny lorsque le comité de surveillance s’y présenta ; il fut laissé sous la surveillance de la municipalité. Mais Trudaine de La Sablière ne voulut pas abandonner son aîné et il devint alors l’objet d’un mandat spécial. Les Trudaine (qui l’ignore ? ) avaient été réunis à André Chénier et portés avec lui sur les listes de Saint-Lazare. Mme de Beaumont se plaisait à raconter la lutte, digne de Plutarque, entre les deux frères devant le tribunal révolutionnaire. Acceptant pour lui-même les accusations les plus absurdes, l’aîné présenta la défense du plus jeune, dépeignant la candeur et la générosité de son caractère, comme s’il avait eu devant lui des juges et une justice. Les Trudaine ne furent pas épargnés. André Chénier les avait précédés de vingt-quatre heures.

La révolution avait chassé Mme de Beaumont du monde réel en le rendant trop horrible. Convaincue qu’il fallait aimer peu de gens et connaître beaucoup de choses, elle s’efforça d’agrandir ses idées et de concentrer ses affections. Que lui en restait-il ? La hache avait fait des trouées profondes. Les filles de Mme de La Luzerne avaient heureusement retrouvé leur père ; elles étaient trop enfans pour être autre chose que des nièces. Parmi les commensaux de l’hôtel de la rue Plumet, F. de Pange, et sa cousine, Mme de Sérilly, avaient survécu ; Mme de Staël n’avait pas encore quitté Coppet ; Mme Hocquart et les Suard avaient pu se cacher[3]. Ces amitiés, en se renouant, eussent-elles toutefois suffi à l’âme mélancolique et désenchantée de Pauline de Beaumont ? Son appétit de savoir, qui s’alliait au jugement le plus droit, aurait-il, en étendant la variété de ses connaissances, satisfait le sentiment et le besoin de bonheur qui étaient pourtant en elle ? Aurait-on apprécié cette intelligence admirable, cet esprit qui se nourrissait de pensées « sans y chercher la satisfaction de la vanité ? » Eût-elle, en un mot, été tout à fait elle-même si elle n’eût pas rencontré sur son chemin un homme d’un caractère aussi élevé que sûr, esprit de premier ordre, et, d’autant plus distingué qu’il s’ignorait lui-même, fuyant le bruit, plein de manies et d’originalités, comme dit Chateaubriand, et manquant éternellement à ceux qui le connaissaient, ayant une prise extraordinaire sur ses amis, s’emparant d’eux comme une obsession, ayant la prétention d’être toujours au calme et étant troublé plus que personne ; enfin (et c’est le coup de pinceau qui achève le portrait tracé par un maître) un égoïste qui ne s’occupait que des autres.

Nous n’avons pas une page inédite à ajouter aux documens publiés sur Joubert. Une honorable famille, chez qui sa mémoire est à juste titre vénérée, a conquis la sympathie de tous les lettrés par le soin pieux qu’elle a mis à faire connaître non-seulement ses pensées et sa correspondance, mais sa vie modeste et sérieuse, son intérieur paisible, ses affections à la fois passionnées et austères. Si Mme de Beaumont doit beaucoup à Joubert, il lui dut beaucoup aussi, et cet empire qu’il exerçait sur les autres, une femme qu’un souffle pouvait renverser, un être tout de grâce, de faiblesse et de langueur, l’exerça à son tour sur le penseur ingénieux et fort.

Il habitait la majeure partie de l’année à Villeneuve-sur-Yonne. Marié depuis quelques mois à peine, il n’était plus un jeune homme. Les quarante ans allaient sonner. La rumeur publique lui apporta le récit des événemens accomplis au château de Passy, la détresse et l’abandon dans lesquels se trouvait la fille du comte de Montmorin. Joubert fut ému. Il alla frapper à la porte de l’humble maison où Pauline s’était réfugiée. Cette visite marqua dans la vie de Joubert. Il fut conquis par le charme pénétrant et maladif de la jeune femme. Il lui offrit de la recevoir à Villeneuve ; ses visites se renouvelèrent, même dans cet hiver de 1794, presque aussi cruel que celui de 1709 ; mais l’air qu’il respirait, près de cette chaumière couverte de neige, lui était déjà favorable, et son cœur honnête avait presque la crainte d’effaroucher Mme de Beaumont par un trop vif empressement.

… Ce qu’était alors Joubert, son état moral, c’est à lui-même que nous devons le demander. Il ne s’est pas dérobé aux regards de l’observateur. Dans son ignorance de la vie réelle et dans sa passion pour l’idéal, il n’avait pas changé depuis le jour où, pour la première fois, il avait quitté ses vieux parens pour aller à Paris. Sa mère le trouvait si grand dans ses sentimens, si éloigné des routes ordinaires de la fortune, que l’avenir l’inquiétait. Un jour qu’elle reprochait à son fils son désintéressement et sa générosité, il lui répondit qu’il ne voulait pas que l’âme d’aucune espèce d’homme eût de la supériorité sur la sienne. Cette âme ne s’était pas abaissée : la solitude, la réflexion, l’étude, l’avaient encore ennoblie. Depuis la révolution, la France lui paraissait un tourbillon habité par un peuple à qui la tête tournait. Ce qui lui semblait faux n’existait pas à ses yeux ; subtil à force de recherches, chassant aux idées, comme si elles étaient des papillons, rêvant la perfection comme le vulgaire rêve le bonheur, il était tourmenté, quand il écrivait, par l’ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et une phrase dans un mot. N’était-ce pas de lui-même qu’il disait que, pour juger de pareils esprits, il n’y avait pas de mesure usitée ? Aussi vivraient-ils ignorés et mourraient-ils sans monument, si quelque haute amitié ne se montrait à côté d’eux, comme un hasard fortuné, pour leur servir de stimulant et faciliter leur éclosion.

Fontanes aurait pu, à beaucoup d’égards, remplir ce rôle : Joubert lui était profondément attaché, et depuis ces années heureuses où les cœurs se lient le mieux. La seule entreprise littéraire à laquelle il ait songé pour augmenter ses ressources, une revue anglo-française, Joubert lui en avait confié l’essai ; il avait fait mieux ; pour lui assurer son indépendance, il l’avait marié à une femme de son choix. Sans doute il ne taisait pas à Fontanes ses peines secrètes, ses luttes entre un corps faible et une âme vigoureuse ; mais cet esprit rare, qu’il comparait à une noisette des contes de fées où l’on trouvait des diamans lorsqu’on en brisait l’enveloppe, cet esprit, si fin qu’il est parfois subtil, restait enfermé. Quelles mains délicates l’entr’ouvriraient ? Dans les momens d’inspiration et de ravissement où la contemplation parfois le plongeait, aux heures où il eût voulu que ses pensées s’inscrivissent toutes seules sur les arbres qu’il rencontrait, tant il avait la tête gonflée et tant il répugnait à écrire, Fontanes eût été le critique choisi ; mats le désir de plaire, la confiance absolue, cet encouragement dont les plus sages ont besoin, qui les donnera ? Et cette louange discrète, quelles lèvres la diront sans banalité, comme on veut qu’elle soit dite ?

Mme de Beaumont fut tout cela pour Joubert. Elle absente, l’esprit de son ami était presque absent. Vainement Fontanes lui recommandait d’écrire chaque soir le résultat des méditations de la journée et l’assurait qu’à la fin il aurait fait un beau livre, sans aucune peine ; Mme de Beaumont était alors au Mont-d’Or et ne pouvait que rarement lui adresser de ses nouvelles ; il devenait un marbre ; jusqu’à ce que, Béatrix étant pour toujours partie, il en arriva à s’ennuyer de ce qu’il entendait, de ce qu’il disait, indifférent à ce qu’il voyait, ne comprenant plus rien ni aux livres, ni aux hommes, ni à ses propres pensées, et si peu semblable à lui-même qu’il écrivait à Mme de Vintimille : « Le souvenir de moi vaut mieux que ma présence, et je n’ose plus me montrer à ceux dont je veux être aimé[4]. »

Ce n’étaient heureusement que des crises intermittentes ; mais, pour les amener, combien devait être attrayante cette aristocratique jeune femme, et pénétrant son souvenir !


II

En décembre 1794, malgré un rigoureux hiver, Mme de Beaumont se décida à aller revoir ses amis qui avaient survécu ; son cœur était serré de quitter le pauvre logis de Dominique Paquereau ; elle était effrayée de revoir cette ville teinte encore du sang de tout ce qu’elle avait eu de plus cher au monde. Joubert, avec sa bonté prévoyante, l’avait recommandée à l’un de ses frères qui habitait Paris. Elle descendit dans un modeste hôtel de la rue Saint-Honoré. Quelle impression dut lui laisser le spectacle des lieux où tant de forfaits s’étaient accomplis ! Quelle transformation rapide comme un changement à vue !

Qui ne s’est demandé comment purent reprendre le train ordinaire de la vie les nobles qui, sans émigrer, avaient échappé aux horreurs de 93 et de 94 ? C’était pour les anciens privilégiés comme un mauvais songe. Ils se frottaient les yeux. Était-ce possible ? Quoi ! en aussi peu de temps toute une société anéantie ! Les quelques lettres datées de cette époque et conservées en province, dans les anciennes familles de commerçans, sont instructives. Seuls, ils s’étaient risqués, dès le lendemain de thermidor, à reprendre leurs affaires avec Paris et y étaient rentrés. Les rues étaient débaptisées ; les plus brillans hôtels étaient devenus des restaurans ou des maisons meublées ; dans les églises mutilées, le bonnet rouge planté sur une pique remplaçait la croix ; dans les vieux quartiers jadis tout noirs de couvens et d’abbayes, les cloîtres étaient éventrès, les chapelles transformées en échoppes, les clôtures des jardins ébréchées ; sur les murailles ces mots inscrits : Propriété nationale à vendre ! A tous les étalages, chez les brocanteurs, des dépouilles à acheter, ornemens d’autel, statues, reliquaires, tableaux, vieux livres ; les cafés et les cabarets multipliés ; seule la place de la Révolution était silencieuse, vide et nue. On n’y passait pas, Quelle modification plus complète encore dans le costume et dans les mœurs ! À cette allure nerveuse, à ce langage, hardi et cru, on ne pouvait se méprendre, pas plus qu’aux meurtrissures de la façade des Tuileries et aux inscriptions gravées par le 10 août. Quand Chateaubriand même, cinq ans après, entra à pied dans Paris, il lui sembla qu’il descendait aux enfers, tant l’émotion était encore poignante !

Mme de Beaumont ne séjourna pas plus de six semaines au milieu de ces ruines. L’hôtel Montmorin avait été pillé. Il ne restait debout dans le jardin qu’un cyprès planté par elle à quatorze ans. Elle se plaisait, plus tard, au cours de ses infinies tendresses pour René, à le lui montrer en se promenant vers les Invalides. C’est à ce cyprès, dont il connaissait seul l’origine et l’histoire, qu’à son premier retour de Rome, prêt à repartir pour le Valais, il alla faire ses adieux.

La joie de Mme de Beaumont, dans ce court séjour à Paris fut de retrouver Fr. de Pange et Mme de Sérilly. A peine sa cousine avait-elle recouvré sa liberté qu’elle était citée comme témoin dans le procès intenté par la conscience publique révoltée à Fouquier-Tinville. Depuis que le club des Jacobins avait été fermé, les imaginations peu à peu se rassuraient. La bourgeoisie, exaspérée contre la terreur, était d’autant plus lasse de la rude domination des conventionnels qu’elle avait acclamé la révolution. La majorité de l’assemblée eût voulu punir les députés les plus féroces qui l’avaient opprimée ; mais, suivant le mot de Mme de Staël, elle traçait la liste des coupables d’une main tremblante, craignant toujours qu’on pût l’accuser elle-même des lois qui avaient servi de justification ou de prétexte à tous les crimes. Les sympathies qui accueillirent Mme de Sérilly lui permirent de rentrer immédiatement dans ses biens. Elle reprit possession du château de Passy et vint l’habiter avec François de Pange. Ils se marièrent et prirent avec eux Mme de Beaumont, en attendant qu’elle obtînt la mainlevée du séquestre de Theil. Elle lia les hôtes de Passy avec Joubert. L’esprit austère de Fr. de Pange ne lui eût pas été sans utilité. Son imagination se trouvait contrainte dans son commerce et n’osait pas se livrer à tous ses caprices. « M. de Pange veut qu’on marche, et j’aime à voler ou du moins à voleter[5]. »

Sa lettre du 26 avril 1795 allait trouver Mme de Beaumont à Paris. Elle était tout entière au passé sanglant, recueillant des informations, écoutant les récits d’anciens serviteurs. Riouffe, l’ami des girondins, venait de publier ses Mémoires d’un détenu, ils avaient produit dans le public une vive sensation. Aucun ouvrage de ce genre n’avait été écrit avec le même talent. Le succès des Prisons, de Silvio Pellico, il y a quarante ans, pourrait seul rappeler la vogue de l’ouvrage de Riouffe. L’intérêt que Joubert et Mme de Beaumont prirent à cette lecture est un signe des temps. La lettre à Joseph Souque, objet de l’engouement de ces deux nobles esprits, nous en paraîtrait peu digne, si nous ne nous placions pas au lendemain des scènes d’attendrissement produites par le procès des noyades de Nantes et par les dépositions des victimes échappées au tribunal révolutionnaire. Un bénédictin, un peu illuminé, s’était trouvé dans la cellule où était enfermé Riouffe. Pour se débarrasser de ses sermons, il avait imaginé, en fils du XVIIIe siècle, de créer un culte nouveau sous le nom d’Ibrascha, et d’en publier les rites et les maximes. Joubert et Mme de Beaumont avaient de l’aversion pour cet Ibrascha ; ils ont soin dans leur correspondance de le déclarer, tant ils avaient pris au sérieux l’auteur, et tant ils avaient été remués par les tableaux de l’intérieur des cachots avant le 9 thermidor.

Dans la stérilité littéraire de ces années terribles, un mot, une phrase, suffisaient pour attirer les esprits éclairés. La société ne s’était pas encore assise. Lire était donc la plus grande occupation de Mme de Beaumont. Les échanges de livres étaient continus entre Villeneuve-sur-Yonne et Passy. Les plus graves étaient dévorés. Comme cette jeune comtesse de Béthisy dont parle Rivarol, Mme de Beaumont aimait beaucoup les sujets de métaphysique ; ses questions abrégeaient les difficultés ; ses réponses redressaient souvent l’explication. S’il est vrai que, selon l’âge, selon l’année, selon la saison et quelquefois dans le même jour, selon les heures, nous préférons un livre à un autre, un style à un autre style, il est encore plus vrai qu’il y a dans chaque siècle une sorte de goût général qui s’impose ; il donne à certains auteurs une réputation de mode et finit par imprimer un caractère uniforme aux intelligences contemporaines. Pauline de Beaumont était trop de son temps pour ne pas être quelque peu philosophe ; elle appelait Condillac son cher abbé, et il exerçait sur elle toutes les séductions de sa méthode et de sa lucidité ; elle essayait de goûter Malebranche ; elle admirait le Phédon et le mettait au-dessus de tout. L’Apologie de Socrate lui avait produit moins d’effet. « Je crois, disait-elle, que cela tient aux circonstances ; nous avons vu tant de procès aussi injustes et tant de magnanimité parmi des victimes qui nous intéressaient plus vivement ! » Elle prenait même connaissance des articles de Fontanes sur Kant. Enfin pour achever de comprendre cette cervelle curieuse à l’excès, et qu’aucun effort, aucune forte attention ne rebutaient, nous ne pouvons oublier qu’il y avait en Mme de Beaumont du sang de la vieille Auvergne. Aussi l’Histoire de Port-Royal l’occupa-t-elle plusieurs mois. Il lui semblait que, dans un chrétien, l’esprit devait être janséniste et le cœur un peu moliniste, Elle attribuait toutefois cette dernière partie de ses souhaits à ce qu’elle appelait les préjugés de sa jeunesse. Une de ses tantes, l’abbesse de Montmorin, était un peu l’amie des jésuites. Toujours est-il que, dans les premières ardeurs de son zèle janséniste, elle écrivait à Joubert : « Si Port-Royal eût encore existé, j’étais en danger d’y courir[6]. » Elle se contenta de relire les Provinciales.

Gardons-nous de croire à travers ces sérieuses lectures que nous ayons en face de nous une pédante. Elle avait eu grand’peur de le devenir. Ses ouvrages favoris l’eussent guérie. C’était d’abord. La Bruyère qui lui avait appris à rire avant que d’être heureuse, sous peine de mourir avant d’avoir ri ; Le Tasse, une passion qu’elle devait partager avec Chateaubriand ; Tristram Shandy, qui l’amusait singulièrement et qui plaisait aussi à Joubert, de telle sorte qu’elle s’imaginait quelquefois qu’il lisait Sterne par-dessus son épaule. Mais sa lecture préférée était la Correspondance de Voltaire. Elle lui tenait lieu de société et de la société la plus spirituelle. C’était Joubert qui lui avait conseillé de lire ces lettres ; il se piquait d’avoir le mérite de deviner le goût de son amie, et l’un de ses tourmens était la conviction que L’esprit de Pauline ne s’était pas encore occupé des objets les plus propres à lui donner des ravissemens. Il était impatient de voir en sa possession les ouvrages les plus capables de la charmer. Cela le rendait fort affairé : « Si Dieu me prêtait vie, lui écrivait-il, et mettait devant mes yeux les hasards que je lui demande, il ne me faudrait cependant que trois semaines pour amasser tous les livres que je crois dignes d’être placés, non pas dans votre bibliothèque, mais dans votre alcôve, et si je parviens à me les procurer, il me semblera que je n’ai plus rien à faire au monde[7]. »

Joubert, en effet, n’aimait que les petits livres, ceux qui n’occupent que peu de place et font les délices des délicats. Les très bons écrivains avaient peu produit, parce qu’il leur avait fallu beaucoup de temps pour réduire en beauté leur abondance ou leur richesse, Ainsi pensait Joubert, et il citait le mot de saint François de Sales : « J’ai cherché le repos partout et je ne le trouve que dans un petit coin et avec un petit livre[8]. »

Ces premières années de tendre et expansive amitié, de conversations intimes, entrecoupées de quelques voyages à Paris, nécessités par les embarras de fortune de Mme de Beaumont, furent sans nuages. En les rappelant au comte Mole, Joubert en pariait comme d’une sorte de paradis perdu, tant les deux âmes étaient près d’être parfaites. Il se mêlait à leur affection quelque chose de ce qui rend si délicieux tout ce qui rappelle l’enfance, c’est-à-dire le souvenir de l’innocence. Ce n’étaient que visites, échanges de livres, dans ce calme et doux pays de Bourgogne, entre Villeneuve, Passy et Theil, quand Mme de Beaumont put y rentrer. Il ne lui manquait que le coupage d’être heureuse ; mais, pour y atteindre, il aurait fallu d’abord avoir le courage de se soigner et la volonté de guérir.

« Je suis payé pour vous désirer de la santé, puisque je vous ai vue, lui disait Joubert ; j’en connais l’importance puisque je n’en ai pas.

« — Cela serait plus tôt fait, répondait Mme de Beaumont.

« — Plus tôt, oui, mais non pas bientôt, reprenait son ami. Enfin il faut aimer la vie quand on l’a ; c’est un devoir. Les pourquoi seraient infinis, je m’en tiens à l’assertion. »

L’année 1795 s’était écoulée dans une quiétude relative : à l’extérieur, la paix de Bâle venait d’accomplir la pensée du cardinal de Richelieu : la France réunissait ce qui est compris entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées ; à l’intérieur, la constitution de l’an m attestait les changemens raisonnables qui s’opéraient dans les idées et les théories ; mais elle ne guérissait pas les plaies de l’anarchie, et le malaise, qui était partout. François de Pange était pressé par Mme de Beaumont de donner son opinion sur le gouvernement. Il jouissait enfin du repos à Passy, replié sur lui-même, sans se dissiper ni se répandre ; il écrivit à sa cousine cette lettre admirable, comme un testament politique. Elle fut insérée dans le Journal de Peltier[9].

« Je ne puis me résoudre à publier même une brochure. J’ai cru longtemps à cet empire despotique de la raison, dont parle Montesquieu ; mais chaque jour j’y crois moins, chaque jour mon découragement augmente. Pour qui écrirais-je ? Pour quelques hommes raisonnables et éclairés dont j’aimerais le suffrage ? Mais ce que je dirais de vrai, ils le savent, et ce qu’ils savent ne sert qu’à eux. Ce n’est pas la peine d’écrire pour une stérile approbation et le faible honneur d’avoir raison.

« C’est la masse du peuple qu’il faudrait éclairer ; mais cette masse s’agite et ne lit pas. Il faut la calmer avant de l’éclairer. C’est l’ouvrage du temps, et cet ouvrage s’avance. Ce qu’on appelle le peuple est rassasié de ces grands mouvemens, de ces grands spectacles qui ont produit de grands malheurs autour de lui, sans de grands avantages pour lui. Il sent enfin le besoin de repos et celui de l’ordre.

« Vous voulez qu’on éclaire, qu’on dirige l’opinion ; mais avant de la diriger, il faut la redresser. Ne voyez-vous pas que, semblable à l’aiguille de la boussole dans la tempête, elle est devenue folle, qu’elle est pervertie ou égarée sur les premières notions de la morale ou de la politique ? Qu’attendez-vous de l’opinion dans ce temps de délire, où l’esprit de faction a ôté le ridicule à l’absurde, l’horreur au meurtre, l’estime à la vertu ?

« Sera-ce pour les hommes de parti que j’écrirais ? La raison et l’esprit de parti sont des ennemis qu’aucun traité ne peut rapprocher, et l’esprit de parti parmi nous a pris un caractère qui le rend plus intraitable encore. Ce n’est pas seulement l’intolérance d’opinion et la jalousie du pouvoir qui le constituent comme partout ; il se joint à ces sentimens un intérêt personnel qui en irrite la violence.

« Des hommes que des passions féroces, ou un fanatisme insensé, ou simplement une coupable faiblesse, ont rendus complices des crimes qui ont désolé et déshonoré la France, repousseront toujours de toutes leurs forces et la raison qui les condamne et l’humanité qui les accuse.

« Ceux qui n’ont rien respecté voudraient qu’on respectât leurs écarts, leur ignorance, leurs crimes mêmes ; voilà d’où vient l’embarras de cette faction, la versatilité de ses plans, l’inquiétude de ses mouvemens. Mais c’est le danger où elle se trouve qui la rend plus dangereuse. Quel rôle voulez-vous que la raison joue au milieu de ce chaos ?

« Il n’y a de conduite utile en ce moment que celle qui saura opposer les intérêts aux intérêts, la finesse à la ruse, la prudence à l’intrigue, des demi-vérités aux erreurs ; mais cette conduite ne peut convenir qu’à l’homme public qui, placé au milieu des affaires, doit tendre à son but par les voies les plus sûres. Elle ne convient pas au philosophe, qui, en traitant des principes éternels de la morale et de la raison humaine, ne doit aucun ménagement aux passions, aux préjugés, à l’erreur.

« Aussi la philosophie, qui n’a pas conduit cette révolution, qu’elle avait préparée, ne la terminera pas non plus, mais elle apprendra peut-être à en profiter. »

Les jacobins, que François de Pange continuait à attaquer avec énergie, et qu’il jugeait avec cette fermeté de vues, tenaient encore entre leurs mains une autorité compromise et défaillante. Ils avaient fait contracter à la nation des habitudes serviles et tyranniques à la fois, et préparaient pour Bonaparte les hommes qui ont fondé sa puissance. L’esprit public était tellement impatient de les écarter des affaires qu’il allait déjà de ses vœux au-devant de l’illégalité. Cette lettre vigoureuse de François de Pange avait eu l’approbation enthousiaste de Mme de Beaumont ; Joubert aussi n’avait pas ménagé les éloges ; il l’avait signalée à Fontanes, et il relevait particulièrement les dernières lignes renfermant un aperçu nouveau et tout un jugement sur la révolution française.

La frêle santé de Fr. de Pange n’allait pas lui permettre d’édifier l’œuvre de philosophie sociale que ses amis attendaient de lui. Il voulait prendre pour épigraphe ce mot sévère, qu’il répétait à Joubert, un peu optimiste : Triste comme la vérité. Après quelques mois d’un bonheur longtemps attendu, mais du moins réalisé, le souffle lui échappait. Il mourait en septembre 1796. Nous devons à Mme de Beaumont de connaître les derniers traits de sa vie et de pouvoir apprécier l’étendue de cet esprit éminent. Il s’appliquait à tout ; il réunissait le goût de tous les arts à celui de toutes les sciences. Il était astronome et musicien, géomètre et homme politique ; mais ce qui l’avait surtout rendu digne de respect, c’était son caractère. Il faut laisser à la personne qui l’a le mieux connu le soin d’achever ce portrait. Si nous réunissions en un volume les quelques écrits et les lettres. de la femme ardente et triste, passionnée et grave que nous essayons de faire revivre, les deux pages consacrées par elle au compagnon de sa jeunesse, au premier éducateur de son jugement et de son intelligence, seraient en tête du recueil. Les voici :

« Vous me demandez quelques traits qui puissent donner une idée du caractère de celui que nous pleurons ; mais la beauté même de ce caractère rend votre demande presque impossible à satisfaire. Sa vie entière est le seul trait qui puisse le caractériser. Un homme dont une qualité surpasse éminemment toutes les autres, qui, par exemple, est plus courageux, que ne l’est le commun des hommes, ou plus généreux, ou plus humain, mais qui d’ailleurs n’a rien d’extraordinaire, cet homme brille par sa qualité dominante que le reste de son caractère ne donnait pas le droit d’attendre ; mais lorsque tout est à l’unisson, quand les qualités du cœur et celles de l’esprit sont nettement ordonnées, que leur accord règle tous les mouvemens de l’âme et de la pensée, on n’est plus frappé que de cet accord parce qu’il est rare ; mais ses effets n’étonnent pas, parce qu’ils sont prévus.

« Quel homme, je ne dirai pas de ses amis, mais de sa connaissance, a été surpris de son désintéressement lorsqu’il perdit une somme considérable, la portion la plus solide de sa fortune, et sur laquelle il avait dû compter si sûrement ? A peine en parla-t-il et personne ne s’en étonna. De sa part, le contraire aurait étonné. On en peut dire autant de ce qui lui arriva le 15 vendémiaire dernier. Vous avez su qu’il courut alors de grands dangers en prenant la défense d’un homme qu’il ne connaissait pas, mais qu’il voyait maltraité. Il fut menacé, frappé et traîné en prison ; sans doute il devait être un peu ému : à peine sorti de prison, il m’écrivit et la première moitié de sa lettre contenait des réponses à des commissions que je lui avais données. Ce ne fut qu’à la fin qu’il me raconta son aventure, avec une simplicité surprenante dans tout autre, mais que j’étais sûre de trouver en lui. Ce n’était pas la première fois qu’il s’exposait ainsi ; il aurait couru les mêmes dangers le lendemain. Son cœur le plaçait toujours dans le parti de l’opprimé, quel qu’il fût, et le péril était un aiguillon de plus.

« Cependant, malgré ce besoin de secourir et cette vive sensibilité, personne mieux que lui n’a su employer chacune de ses facultés morales à son véritable usage. Né avec une âme brûlante, il éprouvait très vivement ces sensations de plaisir ou de peine qui portent presque toujours de la partialité dans les jugemens. Son extrême amour pour la justice le préservait de cette faiblesse, si ordinaire qu’on pourrait la croire inséparable de l’humanité.

« Mais si la justice avait sur lui cet empire, elle n’empêchait pas l’action de toutes les émotions fortes et précipitées que produit une révolution sur des organes faibles. Obligé de se cacher pendant le règne de la terreur, il apprit successivement dans sa retraite, souvent sans préparation, la mort de ses plus intimes amis. Les regrets qu’il leur donnait, l’indignation que lui inspirait l’injustice, ses craintes continuelles sur le sort de ceux qui lui restaient, déchiraient un cœur qui ne pouvait sentir médiocrement.

« Sa santé s’altéra. Le 9 thermidor, en lui rendant l’espérance de jours plus calmes, parut lui rendre aussi les moyens d’en jouir. Une émotion de bonheur arrêta pour quelques instans l’effet de tant d’émotions douloureuses. Mais cet effet avait été trop violent : sa perte devait être ajoutée à tant de pertes, les combler toutes, et ne laisser à ses amis, c’est-à-dire à tous ceux qui l’ont connu, que le regret d’avoir vu disparaître si promptement un homme fait pour éclairer, pour servir et honorer son pays par ses vertus et ses talens, et à qui le temps seul a manqué pour réaliser ces grandes espérances.

« Quand le dépérissement de ses forces le contraignit de s’occuper de sa santé, il disait : « Il ne faut pas mourir ; je sens que je ne suis pas né pour ne rien laisser après moi. » Il avait parfaitement la conscience de ses facultés intellectuelles et pas du tout celle des facultés de son cœur ; il savait bien qu’il avait plus d’esprit, une tête plus fortement organisée que le commun des hommes ; mais il ne savait pas, ou du moins, il ne s’était jamais dit qu’il fût meilleur, plus généreux, qu’il sût mieux aimer qu’un autre. »

Ces lignes, qui portent la marque du XVIIIe siècle, par la science de l’observation morale, sont bien aussi l’œuvre d’une âme grande et digne de sentir tout le bonheur de Mme de Sérilly. Nous sera-t-il permis de croire que Pauline ne se fût pas remariée, comme sa cousine, dix mois après son deuil, qu’elle n’eût pas épousé le marquis de Montesquiou-Fezensac, pour redevenir une troisième fois veuve en 1798 ?

Mme de Beaumont avait adressé à Mme de Staël cette oraison funèbre d’un de ces jeunes hommes qui se sentaient tous quelque chose là ! C’est-que Mme de Staël considérait Fr. de Pange comme le plus énergiquement, le plus spirituellement honnête de cette élite qui avait appelé la constituante ; et elle se plaignait à Rœderer qu’il n’eût pas dans son journal honoré cette noble mémoire ; aussi dès qu’elle eut reçu la notice de Mme de Beaumont, s’empressa-t-elle de la faire insérer dans le Journal de Peltier sous ce titre : François de Pange, par une femme de ses amies[10].


III

La Suède ayant reconnu la république, l’ambassadeur était rentré à Paris et avait rouvert sa maison. C’était un spectacle étonnant que celui de la société bigarrée de 1795 ; Mme de Staël l’a très exactement décrite dans ses Considérations. Comme la vie, à ses-yeux, consistait à causer, elle trouvait moyen, à défaut d’autres auditeurs, de déployer les richesses de son imagination, même devant les conventionnels, de qui son cœur sollicitait, sans relâche le retour de quelques émigrés.

Mme de Beaumont fut heureuse de la retrouver : « J’ai été bien touchée de la revoir après deux années d’absence et des siècles de malheur. Quand elle ne serait pas aussi remarquable qu’elle l’est par son esprit, il faudrait encore l’adorer pour sa bonté, pour son âme si élevée, si noble, si capable de tout ce qui est grand et généreux[11]. » Telles sont les premières impressions qu’elle confie à Joubert, et, comme le nom de Mme Roland était alors dans toutes les bouches, Mme de Beaumont, quoique bien meurtrie, rapproche dans un parallèle Mme de Staël de celle qu’elle appelle la Providence du 10 août : « Elle est ce que Mme Roland se croit, mais elle ne songe point à en tirer vanité ; elle croit tout le monde aussi bon et aussi généreux qu’elle. Combien cette simplicité est aimable et ajoute encore à son mérite ! Tandis que l’orgueil de Mme Roland m’a presque rendue injuste, j’ai besoin de me rappeler sans cesse qu’elle est tombée sous le glaive pour lui pardonner. Elle m’a rappelé des intrigues qui ont réveillé en moi bien des ressentimens. J’espère cependant que je rends justice à son caractère, et je suis sûre de sentir toute la beauté de sa mort, »

Pendant ces années du directoire, où la sensibilité ardente de Mme de Staël se donna carrière, où elle vécut vraiment son roman de Delphine avant de l’écrire, nulle femme ne l’admira autant que Mme de Beaumont. Ce salon, où se heurtait le monde le plus disparate, membres du gouvernement, nobles rentrés, journalistes essayant de reprendre la plume, diplomates en quête de renseignemens, ne pouvait longtemps plaire à Pauline. Elle préférait voir dans l’intimité celle qui était d’abord à ses yeux la fille de Necker, du collègue de M. de Montmorin ; elle l’écoutait mieux, lui trouvait infiniment plus d’esprit dans les causeries à deux que dans le monde ; elle recevait la communication de ses écrits. Lorsque fut décrétée la constitution de l’an ni, dans sa brochure intitulée Réflexions sur la paix intérieure, Mme de Staël avait commencé à aborder son noble rôle de modérateur, de défenseur des idées libérales, s’efforçant de ne pas les rendre solidaires des crimes commis en leur nom. Necker était soupçonné d’avoir inspiré sa fille. « Son père, répondait Mme de Beaumont à Joubert, est trop fâché qu’elle se fasse imprimer pour l’aider ; l’ouvrage est bien entièrement d’elle ; sa beauté et ses défauts lui appartiennent. »

Mme Necker d’ailleurs venait de mourir, et Mme de Staël avait communiqué à son amie une lettre de Coppet d’une sensibilité profonde, où la douleur inguérissable absorbait tout l’homme. Ce regret qu’avait son père de la voir entrer dans la carrière des lettres, elle le partagea un instant. Après les premiers pas qu’elle fit dans l’espoir d’atteindre à la réputation, premiers pas habituellement pleins de charmes, elle eut ce sentiment de la solitude dans laquelle une femme est placée par la renommée. On veut rentrer ensuite dans l’association commune. Il n’est plus temps ; il n’est plus possible de retrouver l’accueil bienveillant qu’obtiendrait l’être ignoré. C’était cet effroi qu’à ses débuts dans la publicité elle confiait à Mme de Beaumont la dissuadant d’écrire ; mais bientôt le souffle de la gloire poussait Mme de Staël, et l’enivrement du succès faisait taire les premiers scrupules. Jusqu’en 1798, Joubert put craindre que son influence personnelle fût contre-balancée. Il était alors admirateur sans restriction du génie de Mme de Staël. De toutes les femmes qui avaient imprimé, il n’aimait qu’elle et Mme de Sévigné. Il avait toutefois contre elle quelque méfiance. Il lui savait mauvais gré de dégoûter Mme de Beaumont de la campagne. Il n’eût pas voulu qu’elle fréquentât ces esprits remuans : « Ils ont pour tête un tourbillon qui court après tous les nuages. Ils veulent brider tous les vents, dont ils ne sont que le jouet. Leur tournoiement vous a gâtée, mais vous vous raccommoderez. »

En mai 1797, dans un court voyage qu’elle faisait en Suisse, Mme de Staël ayant donné rendez-vous à Mme de Beaumont sur la route, à Sens ou à Villeneuve, Joubert avait néanmoins offert la chambre verte, celle que Pauline occupait dans ses rares séjours. « Je serai, je crois, assez fort, ajoutait-il, pour ne pas céder au désir de la voir et pour fuir le danger de l’entendre. » Mme de Staël souriait quand on lui parlait de la peur qu’avait Joubert d’être séduit par sa conversation. Elle ne l’y exposa pas, et ne put réaliser son projet de visite. Mme de Beaumont n’eût pas accepté d’ailleurs l’offre de Joubert. Rien de plus aimable que cette affectueuse querelle occasionnée par la dangereuse sirène qui pouvait descendre dans la silencieuse maison de Villeneuve. « Non assurément, je ne ferai point entrer ce tourbillon dans la paisible chambre verte ; vous ne seriez pas maître de ne pas la voir, quand même vous auriez le courage de résister à la tentation. Elle m’a déjà entendue parler de vous ; il faudrait lui en parler encore, et, malgré mon désir d’assurer votre tranquillité, ce ne pourrait, être de manière à éteindre son insatiable curiosité. Vous seriez attiré, troublé, et cette pauvre chambre verte ne serait plus un lieu de recueillement. L’Écu ou le Chaperon rouge seront le lieu de l’entrevue. » Comme Mme de Staël eût été fière en lisant cette correspondance échangée à propos d’un arrêt entre deux relais de poste ! et comme toute cette simplicité, tout ce naturel ont disparu !

Dans ses premiers retours à Paris, Mme de Beaumont, entraînée par ses goûts d’esprit et subjuguée parfois par une verve éblouissante, dut subir, malgré elle-même, l’ascendant que le talent impose aux plus rebelles. N’y avait-il pas, d’ailleurs, entre ces deux intelligences supérieures des peines et des besoins communs ? Quand elle était seule, Mme de Staël ne pensait-elle pas que le sort d’une femme est fini quand elle n’a pas épousé celui qu’elle aime, et que la société ne lui a permis qu’un bonheur : l’amour dans le mariage ? Quand le lot est tiré et qu’elle a perdu, tout est dit. Qu’on relise Delphine, les lettres II et VII de la seconde partie, et l’on y trouvera les accens d’une confession. N’y avait-il pas encore d’autres sujets plus délicats, qui, dans les conversations, revenaient souvent sur les lèvres éloquentes de Mme de Staël ? Le divorce inspire, on le sait, la lettre célèbre de M. de Lébensée dans le roman qui nous montre les pensées secrètes, les opinions vraies du milieu social où se rencontraient Mme de Beaumont et ses amis. Il est impossible de ne pas croire qu’avant de prendre une résolution qui n’était pas, théoriquement du moins, de l’opinion de Joubert, Mme de Beaumont n’ait pas entretenu Mme de Staël de son projet. Elle reconnaissait tous les inconvéniens du divorce, mais elle disait que c’était aux moralistes et à l’opinion de condamner ceux dont les motifs ne paraissaient pas dignes d’excuse. Elle ajoutait qu’au milieu d’une société civilisée qui avait introduit les mariages par convenance, les mariages dans un âge où l’on n’a nulle idée de l’avenir, la loi, en interdisant le divorce, n’était sévère que pour les victimes. Un seul obstacle arrêtait le raisonnement quand la conversation devenait plus personnelle : la foi catholique consacrait l’indissolubilité du mariage.

Mme de Staël, profondément spiritualiste, élevée par un père et une mère protestans convaincus, ne pouvait voir sans répugnance l’insouciance et la légèreté qu’on affectait pour les idées religieuses ; s’il n’était pas donné à son esprit de se convaincre sur un tel sujet par des raisonnemens positifs, la sensibilité lui apprenait tout ce qu’il importait de savoir. Sa puissance d’aimer lui faisait sentir la source immortelle de vie. Elle n’avait pas moins horreur du néant que du crime, et la même conscience repoussait loin d’elle tous les deux. Est-ce que Delphine n’écrivait pas à Léonce : « Je douterais de votre amour pour moi si je ne pouvais réussir à vous donner au moins du respect pour ces grandes questions qui ont intéressé tant d’esprits éclairés et calmé tant d’âmes souffrantes ? »

Mme de Beaumont avait été aussi religieusement élevée qu’en pouvait l’être dans la haute société du XVIIIe siècle. Une seconde éducation lui avait été ensuite apportée par ses lectures, par les jeunes et distingués amis qui l’entouraient. Les forfaits de la révolution, le triomphe des ennemis implacables de sa famille, les malheurs sans nombre qui l’accablèrent amenèrent une troisième éducation. Elle douta quelque temps, selon ses expressions, de la justice divine et de la Providence[12]. S’il fallait un témoignage indiscutable du trouble de ses croyances religieuses, nous le trouverions en 1798 dans la lettre d’une pauvre servante attachée pendant de longues années à la maison Montmorin, Mlle Michelet. Nous apprenons aussi par elle l’état des affaires de Mme de Beaumont. Un partage et un règlement de comptes avaient eu lieu entre Mlles de La Luzerne, qui habitaient Versailles, et leur tante. Les domaines de Bretagne, à Jouan, avaient été aliénés. Le château de Theil n’allait plus être la propriété de l’amie de Joubert. Elle avait vendu ses bois ; mais ses acquéreurs avaient fait faillite ; elle avait eu à soutenir des procès qu’elle venait de perdre. Cette lettre nous apporte ces précieux renseignemens avant même de nous prouver, sous une forme touchante, combien la domesticité d’autrefois faisait partie de la famille et s’élevait par elle[13].


« Versailles, 6 pluviôse.

« Madame, vous avez grande raison d’être persuadée que la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire a dû nous affliger. J’avais entendu dire qu’après l’arrangement de vos affaires, Theil pourrait vous demeurer. Nous en avions une très grande joie, ainsi que d’avoir appris que vous aviez gagné le procès de vos bois. Est-il bien possible que cela ne soit point ? Nous en sommes pénétrés. Je vous plains, madame, sous tous les rapports, votre cœur sensible sera déchiré de voir des malheureux autour de vous sans pouvoir leur faire le bien qu’ils méritent. Je suis bien sûre que votre bonne volonté adoucira leurs peines ; mais ils ne se consoleront pas, s’il faut, madame, qu’ils se séparent de vous.

« J’espère, madame, que vous ne perdrez rien avec les personnes qui viennent de faire faillite. Je le désire encore plus pour vous, madame, que pour moi, qui ai aussi une petite somme sur laquelle je fondais tout mon espoir. Ces messieurs m’en veulent de ce que je n’ai pas voulu accepter remboursement, il y a trois ans. Il était bien dur d’avoir du papier pour du numéraire. Toute ma petite fortune a disparu. Ce qui me reste en abondance, ce sont des douleurs. Je suis presque tout à fait impotente ; je marche avec peine dans ma chambre. Vous êtes, madame, beaucoup plus jeune que moi ; mais vous avez autant vécu pour le malheur.

« Si j’osais vous engager à tourner vos regards vers notre Père commun, j’ose croire que vous supporteriez toutes vos peines avec résignation.

« Ah ! si vous aviez encore le bonheur d’avoir l’asile de Jouan, je suis persuadée, madame, que vous feriez vos délices d’y passer vos jours. Qu’avez-vous éprouvé sur cette terre de douleurs ? Bien peu de vraie satisfaction, avec beaucoup de dégoûts et d’ennuis. Oh ! madame, que je serais heureuse, avant de mourir, de vous voir sainte, oui, sainte, si vous le voulez ! Vous en avez tous les moyens. Je vais prier le bon Dieu pour qu’il vous en fasse la grâce. Je savais la mort de M. de Montesquiou. Hélas ! depuis la révolution, il vous a fallu faire beaucoup de sacrifices de ce genre.

« Vous avez eu raison, madame, de penser que dès que nous saurions mesdemoiselles vos nièces à Versailles, nous serions très empressées de les voir.

« Je ne sais, madame, si je dois être surprise de la friponnerie que vous me mandez avoir éprouvée. Hélas ! il faut pardonner. La révolution a bouleversé toutes les têtes et anéanti la bonne foi.

« Me permettez-vous, madame, d’embrasser tous nos bons amis ? Faites-nous donner quelquefois de vos nouvelles, madame ; il y a trois ans que je n’ai eu le bonheur de vous voir. Le temps m’a paru bien long. »

Avec sa respectueuse familiarité, avec son abnégation religieuse, Mlle Michelet nous fait voir clair dans la conscience de Mme de Beaumont, et cette lettre d’une femme de chambre n’est pas déplacée au milieu de ces âmes tourmentées et frémissantes encore du choc de la tempête qui avait tout renversé. Il nous semble aussi que lorsqu’elle prit la résolution de demander le divorce, la femme du comte de Beaumont n’avait pas été arrêtée par des hésitations de croyances.


IV

Quelque attrayant pour l’intelligence que fût le salon de Mme de Staël, Mme de Beaumont n’y avait pas puisé la paix du cœur. Nous la revoyons en été à Theil, mais dans quel accablement ! Elle faisait pitié. Elle avait avec humeur regagné la solitude ; elle s’occupait avec dégoût, se promenait sans plaisir, rêvait sans agrément et ne pouvait trouver une pensée consolante. A la tristesse de ses lettres, on l’eût accusée de lire les Nuits d’Young, et cependant elle relisait son Tristram Shandy, mais sans fruit[14]. Elle appelait Joubert pour venir rendre quelque charme à sa demeure désenchantée, et Joubert la suppliait à mains jointes d’avoir le repos en amour, en estime, en vénération. Il demandait qu’elle ne lui fît grâce d’aucun détail quand elle lui parlait de son régime, car « de tous les journaux, il n’en était point qui pût autant l’intéresser que celui de son pot-au-feu. » Il voulait même qu’elle vînt en automne hardiment vendanger à Villeneuve, avec ses migraines, avec ses airs maussades. La chambre verte avait été balayée trois fois pour la recevoir. « Mme Joubert a peur que vous ne soyez mal ; je lui dis, moi, que vous vous trouviez bien chez Dominique Paquereau, et je me moque de ses craintes. »

Ce noble esprit comprenait toutes les délicatesses ; il parlait le langage le plus féminin et le plus attendri. Comme Mme de Sévigné à sa fille, « votre régime, disait-il à Mme de Beaumont, me fait un bien infini rien que d’y penser. » Il eût désiré qu’elle ne se fatiguât plus à courir la poste et les auberges. Elle repartait cependant pour Paris, et, à peine arrivée, éclatait le coup d’état du 18 fructidor.

Elle l’apprit par Mme de Staël. La veille du jour funeste, elle avait été prévenue ; un de ses amis lui avait même fait trouver un asile dans une chambre dont la vue donnait sur le pont Louis XVI ; elle passa la nuit à regarder les préparatifs et vit la liberté s’enfuir avec l’aube. Mme de Beaumont put craindre que cette violation de la justice l’atteignît encore. « Tout le monde était dans l’incertitude, se préparant à faire son paquet, et courbé sous le joug de la déportation, comme autrefois sous le joug de la guillotine[15]. » Elle attendait sa destinée avec fermeté ; elle se croyait invulnérable. N’ayant plus aucune illusion, elle était assez bien préparée pour tous les voyages (c’était son mot), et le voyage dont on ne revient pas n’était pas celui qu’elle eût fait avec le moins de plaisir. Si elle échappa aux nouvelles proscriptions, le plus ancien ami de Joubert, et déjà le sien, ne fut pas épargné. Fontanes put néanmoins gagner l’Angleterre par l’Allemagne. Mme de Staël avait été arrêtée à Versoix, sur les frontières de la Suisse, près de Coppet, où elle se rendait. Elle était accusée d’attachement pour les proscrits. Barras la défendit avec chaleur, et elle obtint la permission de retourner en France quelques jours après. Mais un nuage avait passé sur l’amitié de deux femmes faites pour s’estimer et se comprendre. Rappelée de Bourgogne par la mort de M. de Montesquiou, Mme de Beaumont était un peu moins abattue, moins pressée de se jeter dans le tourbillon. Elle feuilletait ses livres préférés ; sa pensée aimante était plus complètement avec ses amis disparus. Elle ne savait pourquoi leur souvenir avait quelque chose de plus doux, de plus tendre, de plus aimable. Elle vivait pour ainsi dire avec eux, et tous les rêves d’Ossian lui paraissaient réels. Elle avait relu d’anciennes lettres de Joubert qui lui recommandait l’amour du repos et de la solitude ; elle commençait à sentir le mérite de cette existence nouvelle ; elle végétait un peu, acceptant même les visites d’un insupportable voisin, M. Tron ; enfin, elle se donnait pour règle de se promener avec l’honnête, mais ennuyeux M. Perron. N’allons pas cependant la croire trop changée ; la Correspondance de Voltaire et la Jérusalem délivrée étaient sur sa table, et Joubert avec sa causerie toujours féconde, avec son amitié toujours vigilante, n’était pas loin. Sans doute, cette trop grande vivacité, cette mauvaise tête, n’étaient pas calmées au gré de son ami ; il y avait cependant du mieux, lorsqu’en pleine jouissance du soleil et de la belle lumière de Theil, elle fut invitée en mai 1798 au château d’Ormesson, où se trouvait Mme de Staël.

La curieuse lettre de Mme de Beaumont à Joubert dénote tout un changement et consacre cette fois définitivement l’ascendant qu’il avait su prendre. « Je veux vous écrire, dit-elle, tandis que je ressemble encore à la personne pour qui vous avez une bienveillance si aimable ; c’est celle-là dont je désire que vous conserviez le souvenir, en vous demandant pour l’autre intérêt et indulgence[16]. » Elle explique qu’elle ne se plaît pas dans le monde et qu’elle en redoute l’influence. Elle y éprouve une sécheresse de cœur, tandis qu’elle a éprouvé jadis un état plus doux ; et la charmante femme, intérieurement froissée, déclare qu’elle est prête quelquefois à douter des instans de bien-être dont elle a joui ; elle les placerait peut-être au rang des chimères qui avaient abusé sa vie, si le souvenir de Joubert ne s’y mêlait. Arrive alors cet aveu qui est toute la lettre : « Je ne conviens pas à la société dans laquelle je vis, mon esprit s’y use sans fruit pour moi, sans jouissance pour les autres. Celle qui la dirige a pris une route qui n’est pas celle du bonheur. Son esprit a pris une impulsion qui ne lui est pas naturelle. Il n’y a plus que son cœur de noble et de généreux ; il l’est à un degré éminent. » Quelle était la cause de ce refroidissement et de ce jugement sévère ? C’était Benjamin Constant.

Dès qu’elle l’avait vu, Mme de Beaumont avait ressenti pour lui une antipathie qui se changea en véritable aversion. Son entourage intime l’avait partagée. Joubert écrivait à Mme de Pange : « Quiconque chante pouilles à Benjamin Constant semble prendre une peine et se donner un soin dont j’étais chargé ; je me sens soulagé d’autant. Je crois donc vous de voir de la reconnaissance, à Mme de Beaumont et à vous : à elle de tout le mal qu’elle m’en dit, et à vous, madame, de celui que vous en pensez. » — Suit alors une diatribe dans laquelle les injures ne sont pas ménagées. Joubert, si réservé d’habitude, ne se contraint plus. Il le qualifie de vrai Suisse à prétentions, exprimant avec importance et une sorte de perfection travaillée des pensées extrêmement communes ; il lui dénie toute bonne foi, ses erreurs sortent du cœur, et sont fabriquées de toutes pièces par son ambition. On pouvait penser que Joubert reviendrait à un jugement plus adouci. Deux mois après cette explosion de colère, il s’adresse en ces termes à Mme de Beaumont : « Il n’y a que Benjamin Constant qui ne m’amuse pas. J’en ai parlé tout de travers. J’en ai dit, non pas trop de mal, mais d’autre mal que celui qu’il fallait en dire. J’en suis fâché, car si je le battais jamais, je voudrais que le coup portât et l’ajustât comme un habit. » Mme de Beaumont n’était pas plus bienveillante sur son compte. « Je ne sais, répondait-elle à Joubert, si c’est une manière de vous calmer que de vous assurer que Benjamin Constant est autant haï que possible. Lui-même ne peut parvenir à s’aimer. » Elle raconte que, malgré la gravité des circonstances, au lendemain de fructidor, elle avait eu avec lui une plaisante scène, lui avouant tout franchement sa haine pour sa personne et ses opinions et son mépris pour ses moyens. Elle ne s’arrêtera pas dans ses invectives et, en décembre 1799, elle écrit encore- : « Votre ami Benjamin fait ce qu’il peut pour ne pas être oublié ; malheureusement, comme les animaux venimeux, il n’appelle l’attention qu’en blessant ; c’est sa seule existence. Toutes les sensations douces sont nulles pour lui ; il lui faut pourtant des sensations pour l’arracher à l’ennui. » — Enfin nous attendions le mot décisif, le mot qu’elle avait depuis longtemps sur les lèvres ; il lui échappe : « Je me désole de voir le sort d’une femme que j’aime lié à celui de cet homme vraiment haïssable. » Ne nous étonnons plus qu’un souffle ait terni cette amitié, qui ne fut pas complète. L’âme fougueuse de Mme de Staël pardonna, mais n’oublia pas. Bien qu’elle fût supérieure à Benjamin Constant par l’énergie des sentimens et par l’élévation morale, il y avait entre eux une communauté de principes et d’idées qui aide à comprendre leur longue liaison. Faut-il rappeler avec Sismondi que Benjamin Constant seul avait la puissance de mettre en jeu tout son esprit, de le faire grandir par la lutte, d’éveiller une profondeur d’âme et dépensées qui ne se sont jamais montrées dans tout leur éclat que vis-à-vis de lui, de même aussi qu’il n’a jamais été lui-même qu’à Coppet ? Une femme, aussi éminente qu’elle soit, sait toujours plus que gré à l’homme qui peut à ce point mettre en évidence ses facultés[17].

Ni l’un ni l’autre n’avaient souffert de la Révolution ; aussi, lorsqu’ils voulurent ramener au pouvoir les constitutionnels et, malgré les jacobins, prendre la tête de ce parti libéral si difficile à constituer en France, ils s’aperçurent qu’ils n’étaient pas suivis. Le premier pamphlet de Benjamin Constant, de la Force du gouvernement actuel de la France et de la Nécessité de s’y rallier, témoignait d’une singulière ignorance de notre pays. Vouloir l’habituer au jeu des institutions représentatives quand les conventionnels avec la constitution de l’an III étaient encore au pouvoir, vouloir éviter, par la pratique de la liberté, les recours violens dont périssent tôt ou tard les gouvernemens qui les emploient, c’était une grave inexpérience. Il y a des pentes que l’on ne remonte pas quand on les a une fois descendues.

Une conversation du général Mathieu Dumas avec Treilhard explique pourquoi le parti du directoire ne put s’entendre avec les constitutionnels[18].

« TREILHARD. — Vous êtes de fort honnêtes gens, fort capables, et je crois que vous voulez sincèrement soutenir le gouvernement, mais nous, conventionnels, nous ne pouvons vous laisser faire. Il n’y a rien de commun entre nous.

« — Quelle garantie vous faut-il donc ?

« — Une seule, après quoi nous ferons-tout ce que vous voudrez. Donnez-nous cette garantie et nous vous suivrons aveuglément.

« — Et laquelle ?

« — Montez à la tribune ; déclarez que, si vous aviez été membre de la Convention, vous auriez, comme nous, voté la mort de Louis XVI.

« — Vous exigez l’impossible, ce que à notre place vous ne feriez pas. Vous sacrifiez la France à de vaines terreurs.

« — Non, la partie entre nous n’est pas égale ; nos têtes sont en jeu. »

Benjamin Constant n’en continuait pas moins à défendre la république menacée par l’arbitraire des républicains, plus encore que par les attaques des royalistes. Il se faisait nommer secrétaire du cercle constitutionnel, en opposition avec le cercle de Clichy, et publiait son second pamphlet contre les réactions politiques. Joubert, auquel Mme de Beaumont prêtait les productions nouvelles, trouvait le choix des expressions et des tournures mauvais ou déplacé, et le choix des opinions encore plus insoutenable. A ses yeux d’ailleurs, le monde, en ce temps-là, était livré au hasard. Ceux qui prétendaient l’arrêter en jetant à ces vagues le gravier et le sable fin des petites combinaisons étaient ignorans de toutes choses. Il leur préférait de bien loin celui qui, sans prétention, s’amuse à ses heures perdues à faire des ronds dans un puits.

Mme de Beaumont était plus libérale, elle eût acclamé la charte. Mais la république n’étant à ses yeux que le régime du sang, toute tentative faite pour la consolider lui paraissait ou une folie ou une chimère. Elle ne voyait de républicain que les statues et les bustes de l’ancienne Rome qu’envoyait d’Italie le général Bonaparte. Elle ne s’associait pourtant à aucune des entreprises royalistes ; elle n’osait même pas espérer ; mais elle ne pouvait s’expliquer cette flamme qui animait l’admirable Mme de Staël contre les gouvernemens militaires ; et elle était loin de voir avec la même appréhension la nation, fatiguée, en arriver à ce degré de crise où l’on croit trouver de la sécurité dans le pouvoir d’un seul. Elle faisait remonter à Benjamin Constant la responsabilité de l’attitude de la fille de Necker, tandis qu’au contraire, elle était son Egérie. Lorsqu’en floréal an VII parut la brochure de Boulay (de la Meurthe), qui reconnaissait légitime toute mesure conforme à l’intérêt et au salut du peuple, c’était encore Mme de Staël qui, proclamant la souveraineté de la justice en politique, inspirait les Suites de la contre-révolution de 1660, en Angleterre, le meilleur des pamphlets de Benjamin Constant et celui que Mme de Beaumont lisait de préférence[19].

Elle assistait à un spectacle étrange ; une sorte de consomption sénile rongeait le directoire. La France, si redoutable par ses armées, semblait à l’intérieur affaissée sur elle-même. S’il est un document utile à consulter sur cette fin de la révolution, c’est le Bulletin des lois. Jamais on n’avait tant légiféré, et jamais les lois n’avaient autant parlé dans le vide. On en était arrivé par exemple, le 17 thermidor an VI, à interdire le travail et l’ouverture des boutiques le jour des décades ou de certaines fêtes civiques, comme celle de la Jeunesse ou des Vieillards, ou de la Souveraineté du peuple. On obéissait, mais le mépris gagnait, en même temps que les ressorts s’usaient. Pendant qu’elle se détachait de sa forme de gouvernement, la nation restait au contraire plus passionnément attachée à la révolution elle-même, aux résultats qu’elle avait produits. La haine de l’ancien régime s’était tellement enracinée dans les cœurs, qu’elle tenait lieu de toute autre conviction. Pourvu qu’on pût garantir d’un retour en arrière la masse des acquéreurs de biens nationaux et ceux qui les avaient vendus, les nouveaux fonctionnaires et les officiers qui avaient conquis leurs grades, on se souciait peu des libertés publiques. « Il est difficile, disait Mme de Beaumont, de rendre l’état où nous sommes… Le gouvernement n’a pas un agent qu’il ne soit disposé à briser au moindre soupçon, et il n’est pas un de ces agens qui ne sache combien son existence est précaire. C’est pour eux que la terreur existe ; méfians et soupçonnés, envieux et enviés, ils éprouvent tous les sentimens désagréables qu’ils inspirent, et je doute qu’ils en soient dédommagés par l’exercice d’un pouvoir aussi peu assuré[20]. »

Ni jacobins, ni émigrés, tel était le cri public ; on était mûr pour un chef militaire ; on l’appelait. On fut servi à souhait. Depuis la triomphante campagne d’Italie, héroïque et jeune comme un chant d’Homère, un nom passait de bouche en bouche[21]. Fiévée, retiré en province, à Buzancy, chez M. de Puységur, raconte que, pendant l’expédition d’Egypte, une seule observation le rappelait à la politique. Tout paysan qu’il rencontrait, dans les vignes, dans les champs, l’abordait pour lui demander si l’on avait des nouvelles du général Bonaparte, et pourquoi il ne revenait pas en France. Le 18 brumaire était fait. La nation, loin de s’effaroucher de l’autorité que Bonaparte s’arrogeait, semblait s’irriter de ce qu’il ne s’en arrogeât pas davantage. Tant il est vrai que, pour nous délivrer d’un joug quand il nous pèse, nous ne nous insurgeons pas toujours ; nous attendons que le danger vienne soit du dedans, soit du dehors[22] ; alors nous retirons au gouvernement notre assistance, et il s’écroule parce qu’il n’est pas soutenu.

Jamais ce côté du caractère national n’a été mieux pénétré que par Benjamin Constant ; il devait cependant bénéficier de la constitution de l’an VIII. Il était appelé au tribunat avec Riouffe, dont Mme de Beaumont avait lu le nom avec bonheur. Elle suivait en effet avec passion les événemens ; mais ils avaient été traversés par des douleurs nouvelles. Elle ne les comptait plus. Sa cousine, Mme de Montesquiou, la veuve de Fr. de Pange, celle qu’elle appelait sa pauvre grande, était morte en 1799, près d’elle, à Paris. Toutes les deux avaient pu, quelques mois auparavant, sauver Mme Suard. Frappé comme Fontanes, et prévenu que la Suisse, où il était caché, n’était pas un asile, Suard cherchait un autre refuge en Allemagne. Sa femme rentra en France pour y recueillir quelque argent. Ses appartement avaient été mis sous les scellés. Ses anciens serviteurs tremblaient de la reconnaître. Elle ne savait où aller. Les deux cousines coururent au-devant d’elle, la logèrent, firent toutes les démarches, et Mme Suard put entrer dans sa maison et emporter ce qu’elle était venue chercher. Sans doute, Mme de Montesquiou et Mme de Beaumont eussent continué de vivre ensemble, lorsque la mort les sépara[23]. Les consolations philosophiques ne pouvaient plus suffire. La seule survivante du passé était partie. Il ne restait plus d’autre ami à Pauline que Joubert, rien que lui.


IV

Sa vie fut entièrement modifiée ; elle quitta Theil pour toujours ; elle le quittait avec regret. Elle y avait vécu avec beaucoup de douceur une existence souvent fort rude ; sa santé y avait été passable, son isolement absolu. Ses affaires qui traînaient en longueur la retenaient désormais à Paris. Les formalités nécessaires pour obtenir le divorce étaient minutieuses. « Ma destinée future, écrivait-elle, est un peu plus triste que jamais[24]. » Joubert lui demandait de venir se reposer à Villeneuve, et bien qu’il ne fût pas riche, il avait mis à sa disposition, avec son dévoûment paternel, son peu de fortune. « Si vous avez besoin d’argent, pardonnez tant de brusquerie, mon frère en a à votre service. Pour mon compte, je n’en ai pas besoin. »

Ce fut dans cette année 1800 qu’elle conquit son indépendance. Joubert ne put dissimuler son contentement. Il était allé embrasser sa vieille mère à Montignac, et la nouvelle du gain du procès intenté par Mme de Beaumont vint l’y surprendre en même temps que les événemens extraordinaires qui s’accomplissaient.

Il les voyait avec plaisir, et son opinion représente bien l’état d’esprit de la classe moyenne. Cette opinion avait même affermi ou déterminé celle de son amie sur beaucoup de points. Seule héritière d’un nom vénéré parmi les royalistes, depuis que la guillotine avait pris soin d’effacer les nuances, très aristocrate de toute sa personne, Mme de Beaumont redoutait les gouvernemens populaires. Comme Bonaparte donnait de l’espoir à tous les partis, et qu’il laissait même, au début, croire qu’il rétablirait les Bourbons, elle n’acceptait pas les réticences que la clairvoyante Mme de Staël mettait à son enthousiasme. La fille de Necker était seule à se préoccuper de cette constitution consulaire, dans laquelle Sieyès avait très artistement anéanti les élections démocratiques. Mme de Beaumont et Joubert prenaient au contraire un intérêt très vif au choix de ces personnages officiels, bien rétribués, divisés en trois corps et Lettre du 2 lévrier 1800. nommés les uns par les autres. Joubert, mécontent des associés que Bonaparte avait acceptés, avait craint de ne sortir du règne des avocats que pour retomber sous celui de la librairie. Il était, à l’origine du consulat, persuadé qu’avec une pareille cohue d’avis et de talens divers, on allait changer d’époque sans changer de destinée. Il allait bientôt revenir de cette première impression pour se livrer à une complète admiration ; car lui aussi, comme la France, fut ensorcelé par le premier consul. « Cet homme n’est point parvenu, il est arrivé ; qu’il demeure maître longtemps ! Il l’est certes, et il sait l’être. Nous avions grand besoin de lui. » — Mme de Beaumont le jugeait un peu différemment. Par sa passion pour les savans, Bonaparte lui donnait l’idée d’un Louis XIV parvenu. Elle exceptait pourtant de la critique le conseil d’état, composé presque en entier d’hommes qui joignaient la théorie à la pratique.

Quant au tribunat, où Sieyès avait fait entrer quelques héritiers de la gironde, il était voué à une épuration certaine. La France de jour en jour reportait sur Bonaparte tout le sentiment national. Les patriotes courageux qui avaient pris au sérieux la constitution de l’an VIII et qui défendaient la liberté mourante avaient même alors contre eux le jugement des esprits éclairés, tant on était épuisé et peureux. Mme de Beaumont, dans une lettre du 2 février 1800 fait allusion à la séance du tribunat où le signal de l’opposition fut donné par Benjamin Constant. La scène est curieuse.

Le gouvernement, le premier nivôse an VIII, avait renvoyé aux tribunat un projet concernant la formation des lois. Trois jours seulement étaient donnés aux tribuns pour examiner toutes les dispositions, discuter et nommer les orateurs qui les soutiendraient devant le corps législatif. Benjamin Constant, dans un discours spirituel, attaqua cette proposition, qui rendait impossible tout examen approfondi. Mme de Staël devait, ce soir-là, réunir chez elle plusieurs personnes dont la conversation lui plaisait, mais qui tenaient toutes au régime nouveau. Elle reçut dix billets d’excuse à cinq heures. Elle supporta assez bien le premier et le second, mais à mesure que ces billets se succédaient, elle commença à se troubler. Vainement elle en appelait à sa conscience, elle ne trouvait pas un appui. Fouché le lendemain la faisait mander et lui disait que le premier consul la soupçonnait d’avoir excité Benjamin Constant ; elle se défendit sans pouvoir convaincre le ministre de la police. Un mois après, Benjamin Constant essayait encore de sauver la plus précieuse prérogative du tribunat, le droit de pétition. Il ne réussissait pas davantage. Ce n’était plus vers ces rêveurs obstinés à qui nous devons pourtant l’humanité, qu’étaient tournées les oreilles, elles s’emplissaient du retentissement du canon de Marengo, 25 prairial an VIII. Mme de Beaumont, éblouie elle-même, fulmine contre « M. Benjamin, novateur perpétuel, ennemi de tout ordre, de toute modération, et qu’on devrait bannir de tout état policé. Il a pensé être renvoyé en Suisse et avec lui Mme de Staël. Ils ont été quittes à peu près pour la peur ; elle est cependant obligée de rester à Saint-Ouen… Voilà ce qu’ils ont retiré de l’impatience enfantine de jouer à l’opposition sans bien savoir, comme dit Rioufle, ce que veut dire opposition. » — Riouffe en parlait à son aise : il allait être nommé préfet de la Côte-d’Or, puis de la Meurthe. Quant à Mme de Staël, elle n’en était pas seulement quitte pour la peur : elle devait errer pendant dix années sans foyer, fuyant la proscription de royaume en royaume. Mme de Beaumont, si elle eût vécu, se fût mise du côté de la persécutée et elle eût cherché à serrer les mains de Delphine exilée, malheureuse et désespérée.

Nous avons hâte d’entrer dans le petit salon bleu de la rue Neuve-du-Luxembourg. Il est à la veille de s’ouvrir. Joubert va se fixer à Paris la majeure partie de l’année. Fontanes est rentré d’Angleterre. Il a été rayé de la liste des déportés. Il est devenu l’ami de Lucien et de Mme Bacciochi. Il a été choisi par Bonaparte pour prononcer l’éloge de Washington, en attendant qu’il soit nommé membre du corps législatif. Rien ne manque à son influence ; mais avant de voir introduire auprès de Mme de Beaumont celui qui devait être tant aimé et prendre toute la place, nous ne pouvons passer sous silence un de ces incidens dont l’existence d’une femme d’une grâce attirante est semée, souvent malgré elle.

Quelle que soit la force ou l’étendue de son esprit, le visage d’une jeune femme est toujours un obstacle ou une raison dans l’histoire de sa vie. Dans le salon de Mme de Staël, Mme de Beaumont avait rencontré un homme dont l’ensemble des qualités et des défauts formait un composé piquant et bien près d’être attachant[25]. Il se nommait Adrien de Lezay. Son père avait été député de la Franche-Comté à l’assemblée constituante. Ancien officier au régiment du roi, Adrien (comme l’appelait tout court Mme de Staël) s’était retiré à Goettingue pendant la terreur et était rentré immédiatement après le 9 thermidor. Il avait épousé la veuve du marquis de Briqueville, tué à Quiberon. Chose assez bizarre, c’était aussi un maladif, comme Fr. de Pange : il en avait la vigueur d’intelligence, sans posséder au même degré la grandeur du caractère et cette élévation d’âme qui arrachait à Mme de Staël cet aveu qu’il était le modèle de tout ce qu’il fallait être dans l’amitié, l’étude et les affaires. Adrien de Lezay, au contraire, avait dans l’esprit quelque chose de tourmenté et de romanesque qui ne déplaisait pas à des raffinés. Il aimait à pascaliser, suivant sa propre expression[26]. Joignez à cela de la bonhomie et de la naïveté, mais plutôt dans la tête que dans le cœur, et vous vous expliquerez le goût qu’avaient pour lui Necker et sa fille, et l’intérêt que lui porta Mme de Beaumont.

Malgré un ouvrage de jeunesse intitulé les Ruines, et un opuscule Sur la nécessité où est le gouvernement de se rallier à l’opinion publique, son nom n’était pas sorti d’un cercle restreint. Le tact politique lui faisait défaut. Mme de Staël, le 1er août 1796, écrivait de Coppet à Rœderer : « Il faut que je vous blâme d’avoir publié le morceau d’Adrien. Il est certainement très bien fait, très spirituel et très raisonnable, mais le commencement surtout est souverainement impolitique. Nous sommes ici trois personnes d’opinion différente : mon père, Benjamin et moi, nous avons tous les trois sauté d’effroi au début d’Adrien. » En 1797, il prit sa revanche. Au moment où Benjamin Constant publiait les Réactions politiques, Lezay fit imprimer dans le journal de Rœderer des réflexions sur les causes de la révolution et ses résultats. Mme de Beaumont appela aussitôt sur cette publication l’attention de Joubert : « Connaissez-vous le nouvel ouvrage d’Adrien de Lezay ? Je ne l’ai point encore lu, je crains bien que le pressentiment de ce pauvre jeune homme ne soit justifié. Il est fort malheureux et fort malade. » Son pamphlet fit sensation. C’était le premier essai d’un système emprunté et adopté depuis par plus d’un historien. Il excusait la terreur au nom de l’inexorable nécessité. « Ceux qui fondèrent la république en France ne savaient pas ce qu’ils fondaient. C’étaient, pour la plupart, des hommes perdus de crimes qui sentaient que, dans une démocratie, ce sont les plus factieux que la foule écoute le plus volontiers… La violence a fait un peuple neuf… Rome fut fondée par des brigands et Rome devint la maîtresse du monde. » Cette courte citation suffit pour faire apprécier la thèse. C’est cette idée que nous retrouverons souvent dans la bouche et sous la plume de plus d’un politicien et qui est ainsi formulée : Il fallait le despotisme de la convention pour préparer les voies à une constitution libre.

Benjamin Constant, dans quelques pages éloquentes, réfuta victorieusement une doctrine fausse en elle-même, dangereuse dans ses conséquences. Il prouva que la terreur n’avait pas été nécessaire au salut de la république ; qu’au contraire la terreur avait créé la plupart des obstacles dont on lui attribue le renversement ; que ceux qu’elle n’a pas créés auraient été surmontés d’une manière plus facile et plus durable par un régime juste et légitime ; en un mot, que la terreur n’avait fait que du mal, et que c’était elle qui avait légué au directoire les dangers qui le menaçaient de toutes parts[27]. Il faut séparer, dans l’histoire de l’époque révolutionnaire, ce qui appartient au gouvernement, les mesures qu’il avait le droit de prendre, d’avec les crimes qu’il a commis et qu’il n’avait pas le droit de commettre. Loin d’avoir constitué un esprit public, la terreur a rendu le peuple indifférent à la liberté et lui a inspiré l’admiration de la force.

Telle était, dès 1798, l’opinion des libéraux. Adrien de Lezay, qui n’était pas un jacobin, avait espéré apaiser les passions soulevées. Il ne réussit pas. La valeur de l’écrivain n’en fut pas diminuée. Ses contemporains le rangeaient comme publiciste au nombre de ceux qui remuent des idées et qui laissent à penser encore plus qu’ils ne disent. La loi de fructidor an V l’obligea de sortir de France parce qu’il n’était pas rayé de la liste des émigrés. Il se rendit en Suisse ; Rœderer assure qu’il s’y fit aimer du parti français. Il composa et publia un projet de constitution pour la république helvétique. Mme de Staël, infatigable de dévoûment, lui fut utile dans son exil. Quand le 18 brumaire arriva, le premier consul accorda à Adrien de Lezay ce qu’on appelait, en style de police, une surveillance. De retour à Paris, une méprise des agens de la sûreté le fit conduire au Temple ; ses papiers furent saisis ; mais il fut rendu à la liberté par l’intervention directe de Joséphine, dont il était l’allié par les Beauharnais. Il reprit ses visites dans le salon de Mme de Staël, dont l’hostilité contre Bonaparte commençait à poindre, et dont il avait reçu ce billet : « Je ne voudrais rien faire que votre noble caractère pût désapprouver, mon cher Adrien ; et le désir de conserver votre estime me servirait de guide si mes propres lumières me manquaient. » Il reprit surtout ses assiduités chez Mme de Beaumont.

Les plus longues apparences d’oubli (elle l’avouait) ne l’avaient jamais désintéressée de cet homme très remarquable. « Il parle dignement de votre héros, de Bonaparte, écrivait-elle à Joubert : il le fait admirer. C’est une autre manière de voir que Fontanes, mais c’est le même résultat : grandeur et justesse. » Jusque-là, elle ne s’était expliqué les visites quotidiennes de Lezay que par son désœuvrement ; mais il fallut bien se rendre à l’évidence. « Je vous dirai quelque jour la cause de ses assiduités : elle est vraiment plaisante. » — C’est en ces termes qu’elle confiait à son véritable ami son secret. On ne nous l’a pas répété, mais ne nous sera-t-il pas permis de le deviner ? Adrien de Lezay avait trente ans, le même âge que Mme de Beaumont. Il était difficile, la voyant tous les jours, de ne pas être conquis par sa conversation, par l’éclat de ses regards noyés et tendres, par la sveltesse de sa taille.

Pauline était au-dessus de la coquetterie par son dédain des passions vulgaires, par son indicible tristesse et par sa résolution énergique de ne donner qu’une fois cette activité fiévreuse qui la dévorait et qui usait sa frêle enveloppe. Le moment était bien mal choisi en vérité, pour frapper à la porte de ce cœur qui venait de se livrer sans défense. O fantaisie inexplicable du destin ! Adrien de Lezay, après la démission de Chateaubriand, le remplaça comme ministre plénipotentiaire au Valais, avec mission de préparer l’annexion à la France, et en 1814, lorsque Chateaubriand était désigné pour accompagner le duc de Berry en Alsace, quel était le préfet animé soudainement de la ferveur royaliste qui, après avoir administré depuis 1806 Strasbourg au nom de l’empereur, était tué par ses chevaux emportés au bruit de la mousqueterie, au-devant d’un fils de France, comme on disait alors ? Quel était-il ? Le comte Adrien de Lezay.


V

Jusqu’à l’année 1800, Mme de Beaumont était modestement logée à Paris dans un hôtel garni, rue Saint-Honoré, tout près de la famille Joubert. Lorsque ses affaires furent réglées, son divorce prononcé, et qu’elle eut quitté définitivement la Bourgogne, un de ses amis nouveaux, M. Pasquier, lui céda l’appartement qu’il occupait rue Neuve-du-Luxembourg. Les fenêtres donnaient sur les jardins du ministère de la justice. C’est là que, pendant deux années, se réunissait presque tous les soirs la société la plus choisie, les débris de ce monde incomparable de l’aristocratie française, Mme de Duras, Mme de Pastoret, Mme de Lévis, Mme de Vintimille, à côté des esprits les plus éminens de la génération du consulat. M. Pasquier, après le 9 thermidor, était sorti de prison, et s’était réfugié avec sa femme dans le village de Croissy ; ses ressources étaient modiques ; ses biens étaient séquestrés. Peu à peu, il sortit de sa retraite et connut quelques personnes du voisinage, attendant comme lui les [28] événemens. Parmi ses voisins se trouvait un homme qui devint bien vite le meilleur, le plus attaché de ses amis ; il s’appelait Julien. Il était fils d’un banquier de la chaussée d’Antin, mêlé sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI aux plus importantes affaires. Héritier d’une immense fortune, M. Julien avait pu en sauver une partie et traverser sans trop d’épreuves la révolution ; il habitait à Rueil une somptueuse demeure, dont le parc touchait à celui de la Malmaison[29]. Il tenait bon état, convive joyeux, quoique d’une famille où l’on se tuait, intelligemment secondé par sa sœur, une petite personne très spirituelle, qu’une difformité de la taille avait condamnée au célibat ; il aimait à donner à dîner. Mme et M. Pasquier devinrent les habitués de la maison de Rueil, et souvent on faisait ensemble des excursions à Paris[30].

Un jour, M. Julien proposa à M. Pasquier, qui accepta avec empressement, de le conduire chez la comtesse de Beaumont. Pendant les années 1789 et 1790, le fils du banquier avait été mis en rapport avec Montmorin, dont la situation, nous le savons, était gênée. Quand sa fille, seule à se débattre pour sauver quelques épaves de sa fortune, vint à Paris, M. Julien accourut lui offrir obligeamment ses bons offices. Elle lui en avait gardé une amicale gratitude. Présenté par le cher Julien, M. Pasquier avait été reçu de la manière la plus aimable. Il devint l’un des causeurs habituels du salon de la Rue-Neuve-du-Luxembourg. Joubert y avait introduit Fontanes, et par lui, Molé, Guéneau de Mussy, en attendant Chênedollé et Bonald. Les relations affectueuses d’autrefois avec Mme Hocquart, avec Mme de Krüdner, s’étaient aussi renouées. Mme de Staël et sa cousine, Mme Necker de Saussure, apparaissaient entre deux voyages en Suisse, à de rares intervalles. Benjamin Constant avait tout gâté.

De toutes les grandes dames que Mme de Beaumont retrouva, la plus intéressante, la plus dévouée, comme la plus utile à consulter pour les choses morales, était Mme de Vintimille, de la maison de Lévis. Joubert devait s’attacher aussitôt à elle. Il avait même conservé dans sa mémoire deux dates, le 6 mai 1802, jour où il la vit pour la première fois, et le 22 juillet, jour où il s’était promené avec elle dans une certaine allée des Tuileries, qu’il trouvait toujours embaumée de son souvenir. C’était cette promenade qui lui rendit sacré le jour de Saint-Médard. C’était aussi ce qui lui fit tant aimer les tubéreuses, dont il avait donné ce jour-là un bouquet à Mme de Vintimille. Elle, du moins, vécut de longues années et elle pouvait en 1817 recevoir ce billet adorable, comme on n’en écrit plus : « Vous étiez plus jeune, il y a vingt ans, lorsque je marchais à vos côtés, à pareil jour, à pareille heure, en parcourant certaine allée que je vois presque de mon lit, et où, à mon très grand regret, je ne puis aller célébrer cet anniversaire. Mais vous n’étiez pas plus aimable. Votre présence et votre souvenir font également mes délices. Continuez à vous faire adorer et aimez-moi toujours un peu. Les tubéreuses ne sont pas encore en fleur cette année. J’avais pris toutes les précautions possibles pour en avoir à mon réveil, mais on n’a pas pu en trouver. J’ai souscrit pour les premières… Souvenez-vous qu’il est de mon essence de penser à vous avec délices et de vous être éternellement attaché[31]. »

Nous nous plaisons, dans ces deux dernières années de sa vie, de 1801 à 1803, à voir, au milieu de son cercle brillant, Mme de Beaumont appuyée sur la parfaite raison, sur l’heureuse humeur de Mme de Vintimille. L’amitié inaltérable que Joubert lui voua, après la mort de celle qui les avait rapprochés, était comme un legs commémoratif de ces soirées pleines de jeunesse et consacrées à l’admiration.

Toutes les questions étaient agitées dans ce petit cénacle, à peine éclairé d’une lampe et dont Saint-Germain et sa femme, les témoins des anciennes splendeurs de l’hôtel Montmorin, étaient les serviteurs discrets et sûrs. On n’y discourait pas seulement sur les productions littéraires ; l’exposition de peinture, aussi bien que les événemens du jour étaient prétexte à une causerie animée. L’art dramatique, qui a toujours passionné l’ancienne société, intéressait autant la nouvelle. Il n’y a rien d’exagéré à dire que le moindre incident se produisant au Théâtre-Français prenait l’importance d’une affaire d’état. Talma était alors arrivé à la plus grande hauteur de l’art du tragédien. M. Julien avait une loge à la Comédie-Française, il la prêtait à Mme de Beaumont. Plusieurs de ses amis étaient des habitués du foyer des acteurs. On se lança donc chez elle, avec frénésie, dans l’engouement d’enthousiasme qui marqua les débuts d’une jeune actrice qui venait de débuter par ordre dans le rôle de Phèdre, Mlle Duchesnois. Cet engouement devint presque du délire, et quand le journaliste Geoffroy osa formuler des critiques et prendre parti pour une autre idole, Mlle George, dans tout l’éclat alors de la jeunesse et de la beauté, ce furent des cris d’anathème partis de toutes les bouches. Nous retrouvons les échos de cette bataille, aujourd’hui oubliée, « dans une lettre écrite à ce moment par Mme de Beaumont à M. Pasquier[32]. « Je vous dois des excuses, monsieur, d’avoir autant tardé à vous répondre. Mes excuses ne sont malheureusement que trop bonnes. Presque tout mon temps a été consacré à des affaires ou à des adieux. Il ne reste plus que M. Julien et moi de la société dans laquelle vous vous plaisiez, cet hiver. Et nous répétons sans cesse à cet appartement si fier autrefois de ceux qui le visitaient :


Déplorable Sion, qu’as-tu fait de ta gloire ?


Il va être bientôt abandonné ; dans peu de jours, je pars pour les eaux. J’ignore l’effet qu’elles me feront celles auront à mes yeux une vertu très puissante si elles me tirent de l’état où je suis. C’est la foi qui sauve. Il faut donc tâcher d’en avoir. Je tâche. M. Joubert n’est parti qu’il y a trois jours ; il était dans une assez bonne veine de santé.

« J’ai enfin déjeuné avec Mlle Duchesnois. J’en ai été enchantée à la lettre. Il m’est impossible de pardonner à ceux qui l’a trouvaient bête. Elle est simple, naïve et distraite ; mais si vous trouver moyen d’attirer son attention, vous voyez tout de suite ses yeux s’animer, son visage s’embellir. Alors elle parle bien, et, en peu de mots, elle entend très bien tout ce qu’on sait lui faire comprendre. Il ne s’agit que de trouver la corde sensible.

« Elle est très digne avec les hommes, très respectueuse avec les femmes. Cette conduite n’est certainement pas celle d’une bête. Je n’espère plus la voir jouer avant mon départ et m’étais longtemps flattée d’Ariane. Jugez quelle contrariété !

« J’espère que le redoutable Geoffroy ne viendra pas me persécuter jusqu’au Mont-d’Or ; j’y trouverai assez d’ennuyeux et d’importuns sans lui. Vous ne connaissez pas, monsieur, toutes les mâchoires auvergnates. Si Samson en eût rencontré une, il eut fait une bien autre besogne. Jamais plus on n’aurait parlé des Philistins. Pourvu que je ne sois pas forcée de vivre en société, c’est tout ce que je désire. Après la société que je quitte, il n’y a de bon que la solitude, parce que c’est une manière de la retrouver.

« Adieu, monsieur, recevez l’assurance de mon tendre attachement. Je me trouverai bien heureuse si jamais nous sommes encore tous réunis.

« M. B. (MONTMORIN-BEAUMONT). »


On voit quelle variété de goûts, quel besoin de se passionner pour toutes les manifestations du talent possédait cette âme de flamme. Comme on pressent l’attrait irrésistible qui émanait de toute sa personne et la vie que, dans sa débilité, elle savait cependant communiquer au monde distingué et peu nombreux qui l’entourait ! On ne pouvait se passer d’elle.

Si la politique n’occupait pas le premier plan dans les conversations, elle n’en était cependant pas exclue. La longue guerre de la révolution finissait dans la gloire, et la reconnaissance pour le général auquel l’opinion attribuait la paix d’Amiens touchait au fanatisme. Joubert, durant cette éclatante période du consulat, ne tarissait pas d’éloges. Ce n’était plus le même homme qui, sous la restauration, avait horreur de la politique, à ce point qu’il disait : « La politique ôte la moitié de l’esprit, la moitié du droit sens, les trois quarts et demi de la bonté, et certainement le repos et le bonheur tout entiers. » Fontanes n’était pas le moins entraîné. Il partageait ses admirations entre Bonaparte et un jeune Breton, à peu près inconnu, dont il parlait comme d’un écrivain de génie. Il ne tarissait pas sur leur amitié à Londres après fructidor, sur leurs longues promenades et leurs rêveries. Il racontait qu’attardés souvent dans la campagne, ils regagnaient leur demeure guidés par les incertaines lueurs qui leur traçaient à peine la route à travers la fumée du charbon rougissant autour de chaque réverbère. Fontanes s’attendrissait encore au souvenir de la lecture faite, devant son ami et lui, des Mémoires manuscrits de Cléry, le valet de chambre de Louis XVI, et il excitait autant de curiosité qu’il éveillait de sympathies autour de son compagnon d’exil. Il l’appelait à Paris pour achever l’impression d’un beau livre que seul il connaissait. Aussi quelle ne fut pas l’émotion de Mme de Beaumont lorsque Fontanes lui annonça que cet ami était débarqué à Calais, dans les premiers jours de mai 1800, qu’il était allé le chercher au fond d’une petite chambre, louée par Mme Lindsay et Auguste de Lamoignon, dans une auberge aux Ternes ; qu’il l’avait mené chez lui, et l’avait ensuite conduit chez Joubert ! Elle allait donc aussi le connaître. Peu de jours après, Fontanes présentait en effet René de Chateaubriand à Pauline de Beaumont.

C’en était fait, elle avait cessé de s’appartenir.


A. BARDOUX.

  1. Voyez la Revue du 15 juin, du 15 juillet et du 15 août.
  2. M. le duc d’Audiffret-Pasquier a bien voulu permettre à M. Louis Favre d’explorer pour nous les précieux papiers du chancelier.
  3. Lettre du 1er octobre 1797.
  4. Correspondance de Joubert.
  5. Lettre du 26 avril 1795.
  6. Lettre de mai 1797.
  7. Lettre du 15 mai 1797.
  8. Lettre du 30 mars 1804.
  9. Paris pendant l’année 1796, t, IX.
  10. Œuvres de Roederer, t. IV et V, et Paris en 1796.
  11. Lettre à Joubert.
  12. Mémoires d’outre-tombe.
  13. Nous devons communication de cette lettre, dont une partie a été publiée, à la bienveillance de la famille de Raynal.
  14. Lettres, août 1797.
  15. Lettres du 1er octobre 1797, avril 1798.
  16. Lettre du 12 mai 1798.
  17. Journal de Sismondi, p. 153.
  18. Souvenirs de Mathieu Dumas, tome III, p. 76.
  19. Lettre du 12 mai 1796.
  20. Lettre, décembre 1799.
  21. Correspondance de Fiévée, introduction, p. 60.
  22. Benjamin Constant, Mélanges, p. 77, et Mémoires sur les cent jours.
  23. Mémoires historiques sur Suard, par Garat.
  24. Lettre du 20 avril 1799.
  25. Rœderer, tomes IV et VIII.
  26. Lettre de Mme de Beaumont à Joubert (12 mai 1798).
  27. De la Politique constitutionnelle, édition Laboulaye.
  28. Paris pendant 1796, n° 78.
  29. Mémoires d’outre-tombe, t. III.
  30. Nous devons ces précieux renseignemens à M. Louis Favre.
  31. Correspondance de Joubert, 22 juillet 1817.
  32. Nous devons communication de cette lettre inédite à la bienveillance de M. le doc d’Audiffret-Pasquier.