Pauline de Montmorin, comtesse de Beaumont/05

Pauline de Montmorin, comtesse de Beaumont
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 276-311).
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PAULINE DE MONTMORIN
COMTESSE DE BEAUMONT

V.[1]
LA COMTESSE PAULINE DE BEAUMONT ET CHATEAUBRIAND.


I.

Chateaubriand avait trente-deux ans; un portrait de lui, — portrait antérieur à celui de Girodet, — le représente à cet âge tel que ses premiers amis l’ont connu : la tête et le front superbes, les épaules hautes, le corps disproportionné, le regard profond et, quand il le voulait, au dire du comte Molé, le sourire irrésistible. Il était encore l’étrange enfant élevé dans les bois de Bretagne, par un père implacable, par une sœur exaltée jusqu’à la souffrance. Tout avait contribué à développer dans le jeune homme une imagination précoce et sans limite: les savanes américaines, les luttes terribles de la révolution, le dénûment de l’exil, — tout, jusqu’à son étrange mariage, qu’il avait oublié depuis dix ans. Incapable d’équilibre, avec un don aussi démesuré, il avait obéi à la voix de Lucile, un jour qu’en automne, lui parlant avec ravissement de la solitude, au bruit des feuilles sèches qu’ils foulaient sous leurs pas, elle lui avait dit : « Tu devrais peindre tout cela. » Ce mot avait été pour lui une révélation ; il s’était senti naître à l’existence pour laquelle il était fait. La pauvreté dans les greniers de Londres, son roman avec Charlotte n’avaient été qu’un aiguillon de plus. L’Essai sur les révolutions était sorti de ses lectures hâtives et mal dirigées ; mais dans cette tête ardente et fumeuse encore s’étaient créés Atala et René.

Il serait téméraire et puéril, après Sainte-Beuve, d’essayer d’entreprendre sur Chateaubriand une étude nouvelle. Non-seulement la moisson est faite, mais les gerbes sont liées. Si cependant le grand critique n’a rien laissé à glaner dans le champ de ses observations, malgré une pointe de mauvaise humeur et presque de jalousie vis-à-vis de l’illustre écrivain, l’objet de tant d’adorations; s’il a curieusement fouillé et comme disséqué sa nature morale, prenant parfois un malin plaisir à étaler ses contradictions et ses misères ; s’il ne s’est pas toujours souvenu du mot de Bacon, qu’il faut se garder d’enlever les défauts des pierres précieuses dans la crainte de nuire à la valeur de l’ensemble; il ne connaissait pas les lettres de Mme de Beaumont.

Plusieurs hommes d’ailleurs ont existé dans Chateaubriand. Les premières années du retour de l’émigration ont été celles où il s’est plus franchement montré ce qu’il était; c’est la période où il s’est révélé aimable et bon garçon, n’étant pas toujours pris au sérieux par ses amis dans les incidens de sa vie tourmentée, mais d’une rare sûreté de commerce et d’une modestie qui alors s’ignorait. « Je serais fort aise, écrivait Joubert au comte Molé, que vous voyiez Chateaubriand ici à Villeneuve, pour juger de quelle incomparable bonté, de quelle parfaite innocence, de quelle simplicité de vie et de mœurs et, au milieu de tout cela, de quelle inépuisable gaîté, de quelle paix, de quel bonheur il est capable quand il n’est soumis qu’aux influences des saisons et remué que par lui-même. Sa vie est pour moi un spectacle, un sujet de contemplation ; elle m’offre vraiment un modèle, et je vous assure qu’il ne s’en doute pas; s’il voulait bien faire, il ne ferait pas si bien[2]. » C’est le moment où, stimulé et conseillé par des amis dont le jugement était aussi éclairé que leur cœur était ambitieux de sa gloire, il atteignait la perfection du talent et donnait à son style cette ampleur et cette harmonie qui produisaient à l’oreille des effets semblables à ceux de la musique et des beaux vers. M. Molé et lui se voyaient beaucoup en ce temps-là, courant les champs ensemble, et, quand ils dînaient chez Joubert, y soutenant toujours le même avis contre tous les convives et demandant du même plat, à ce point que leur hôte ne se souvenait point d’avoir observé en sa vie une plus parfaite uniformité de cœurs, d’esprits et d’appétits. C’était un autre Chateaubriand que voyait Mme de Beaumont. Il lui rendait visite tous les jours et habituellement deux fois par jour. Seul avec elle, le besoin de plaire lui donnait une tout autre physionomie. Le soir, quand la petite société choisie était réunie et qu’il lisait à haute voix les pages inédites, brûlantes d’Atala ou de René, quand la conversation avec Joubert et Fontanes prenait des ailes, la séduction se complétait; mais, dans la journée, la causerie intime était de la confidence. Tout entre eux semblait un contraste, jusqu’à leur enfance et leur éducation, l’un ayant vécu dans la solitude et avec la nature, et, au lieu d’y calmer les passions, n’ayant fait que les attiser; l’autre étant allé de bonne heure chercher dans le beau monde raffiné et lettré l’oubli des peines domestiques. Ils possédaient cependant en commun une incurable mélancolie; mais, chez René, qui usait jusqu’à la satiété les désirs dans son cerveau avant de les réaliser, la mélancolie provenait du désaccord entre une intelligence puissante et hautaine, un cœur toujours avide et jeune et une imagination grandiose et désabusée; chez l’autre, la mélancolie avait pris naissance dans des infortunes sans nom, dans la conscience de l’injustice du sort, et dans les pressentimens d’une fin prochaine. Ce n’est pas à Joubert, c’est à Mme de Beaumont que Chateaubriand racontait son adolescence, tour à tour bruyante et joyeuse, silencieuse et triste, ses timidités et ses contraintes devant son père, les consolations que lui apportait la plus jeune de ses sœurs, celle qu’on lui avait livrée comme un jouet, qu’il nommait : ma Lucile, et dont il a gravé l’image avec son air malheureux, ses robes trop courtes, un collier de fer garni de velours brun au cou et une toque d’étoffe noire, rattachant ses cheveux retroussés sur le haut de la tête. Quelqu’éminens que fussent les causeurs de ces soirées, Mme de Beaumont était mieux préparée qu’eux à comprendre René entrant « avec ravissement dans le mois des tempêtes et prêtant l’oreille au sourd mugissement de l’automne. »

Ce langage nouveau des passions, langage si différent de celui des héros de roman du XVIIIe siècle, quelle secousse il donna à une jeune femme neuve encore à de pareilles émotions ! Son esprit, développé par une éducation recherchée et par les études les plus variées, était ouvert à toute tentative de rénovation littéraire. Elle devina quelle sève Chateaubriand apportait dans les lettres desséchées par trop d’analyse et d’esprit. C’était l’école romantique qui commençait. Mme de Beaumont fut la première à la saluer. En louant avec enthousiasme des pages pleines encore des senteurs des bruyères sauvages, elle n’abdiquait pourtant ni sa liberté d’appréciation ni son sens critique; si elle était fascinée, elle n’était pas sans préoccupation du public, peu préparé à ces hardiesses. Il est bien difficile, quand on admire ainsi, qu’on n’aime pas un peu. Elle admira beaucoup et elle aima davantage ; son dévouement fut à la hauteur de son cœur. Elle est désormais tout entière à la gloire, au bonheur de celui qui vient d’entrer si brusquement dans sa vie et qui, du premier jour, l’a accaparée. Ce n’est pas elle qui aurait mis la main devant la flamme pour empêcher le souffle de la passion de l’éteindre vite ; elle eût voulu maintenant être mieux portante ; elle le disait, elle l’espérait, tant elle voulait être heureuse des succès d’un autre. Dans un billet insignifiant à Fontanes (août 1800), nous trouvons ce mot : « Il me semble que ma santé est maintenant moins mauvaise. »

De mai 1800 à mai 1801, elle ne quitte presque plus Paris ; elle ne fait même pas au Mont-d’Or une saison qu’elle y avait projetée. Chateaubriand lui avait présenté sa sœur ; Lucile se prit d’un vif attachement pour Mme  de Beaumont. Autant elle était violente, impérieuse, déraisonnable vis-à-vis de Mme  de Chateaubriand, autant elle avait accepté la pitié tendre de Pauline[3]. Belle et étrange, veuve du vieux comte de Caud, elle se croyait en butte à des ennemis cachés ; elle donnait à Mme  de Beaumont de fausses adresses pour lui écrire ; elle examinait les cachets, cherchait à découvrir s’ils n’avaient pas été rompus ; elle errait de domicile en domicile. Ce n’était pas impunément que son âme, surexcitée à seize ans par la solitude, avait tant aimé les rêves ; elle ne s’en était jamais guérie. Tandis que son frère y avait trouvé le génie et était parti à temps pour le pays de Céluta et de Chactas, tandis qu’il s’était retrempé dans les souffrances de l’émigration et qu’il avait enfanté la plus originale de ses œuvres, elle Lucile, s’était consumée : elle avait pris l’expression fixe de ses maux quand il la retrouva après huit ans d’absence. En contemplant cette sœur, dévorée par la sensibilité, en apercevant sa jeunesse derrière les yeux un peu égarés de Lucile, que pensa-t-il ? Que pensa-t-elle en se voyant idéalisée sous les traits d’Amélie ? Si la meilleure partie du talent se compose de souvenirs, quelle trace laissèrent dans son esprit malade certaines pages de René ? Mme  de Beaumont le sut peut-être, en versant des consolations dans cette pauvre âme. C’était entre elles deux à qui souffrirait le plus. « Quand je songe, dit le poète dans ses Mémoires, que j’ai vécu dans la société de ces anges infortunés, je m’étonne de valoir si peu. »

Joubert, de retour à Villeneuve, avait repris son existence de paix et d’études. Necker publiait son livre : Dernières Vues de politique et de finances ; il affirmait que le crédit de la France ne pourrait exister sans une constitution libre. Il posait en maxime qu’il n’y a point de système représentatif sans élection directe du peuple et que rien n’autorisait à dévier de ce principe. En restant dans le domaine des théories, l’ouvrage n’eût peut-être pas donné prise à l’irritation de Bonaparte; mais Necker, après avoir prouvé qu’il n’y avait pas de république sous le gouvernement consulaire, en concluait aisément que l’intention du premier consul était d’arriver à la royauté. Il développait avec une force extrême la difficulté d’établir une monarchie tempérée sans avoir recours pour une chambre haute aux survivans des anciennes familles aristocratiques, Lebrun lui écrivit une lettre arrogante et déclara que Mme de Staël serait responsable des idées de son père. Joubert avait apporté le livre de Paris ; mais, avant de l’ouvrir, il avait passé dix jours à lire Condillac, le cher abbé de Mme de Beaumont, et son esprit en était tout raidi et desséché ; un Massillon sur lequel il avait mis la main l’avait heureusement détendu. Avec Necker, il se sentit tout rempâté. Mais comme il en parle bientôt avec finesse[4]! « Tant pis pour ceux qui ne sauront pas trouver dans ce gros livre de l’utilité et se borneront à en rire ! Il y a de grands profits à y faire pour sa vie et son esprit. » La lettre de Joubert à Mme de Beaumont se terminait en la priant de le rappeler au souvenir de ses jeunes et aimables compagnons de solitude.

C’est qu’en effet la société de la rue Neuve-du-Luxembourg était vite devenue, sous les regards vifs et doux de Pauline, une réunion ou la liberté de l’esprit était exempte de prétentions et d’envie. Tout y excitait l’intérêt, y éveillait la curiosité; le passé et l’avenir s’y donnaient la main sans que les amours-propres opposés vinssent à se heurter. La femme qui animait la conversation lui donnait un liant qui ne portait atteinte ni à l’originalité des idées ni à la soudaineté des impressions. Sismondi, quand il vint à Paris, dix ans après, et qu’il se trouva en présence des anciennes habituées de ce salon, Mme de Vintimille, Mme de Pastoret, Mme de Lévis, recueillit leurs souvenirs; elles en parlaient comme d’un festin continuel de l’esprit, et l’écho de ces fêtes enivrait l’ami de Mme d’Albany et lui tournait la tête. Chateaubriand s’y compléta; son style, qui cherchait avant tout la noblesse de la ligne et qui rencontrait souvent l’effort, fondit ces riches couleurs ; il devint, pour emprunter l’image de Joubert, semblable à ce fameux métal qui, dans l’incendie de Corinthe, s’était formé du mélange de tous les autres métaux.

Mme de Beaumont apportait dans son adoration les soucis de la femme aimante et le désintéressement de la faiblesse. Quand elle passait, enveloppée d’un châle blanc, toute mignonne, avec l’élégance de son allure, et toute éclairée dans sa pâleur par l’éclat de ses yeux, on eût déjà suivi avec sympathie cette ombre qui glissait; mais lorsqu’elle dirigeait la causerie, qu’elle faisait un véritable usage de ses qualités, de la richesse de ses pensées, de l’excellence de son jugement, on s’expliquait le fécond encouragement que reçut Chateaubriand de ses louanges. Elle fut plus sensible que personne à ces effets merveilleux que l’enchanteur tirait de l’alliance des mots. Ses nerfs mêmes étaient atteints, lorsqu’avec le sens parfait qu’elle avait du beau langage, elle entendait René lire : « Le désert déroulait maintenant ses solitudes démesurées; » ou bien certaines phrases d’Atala comme celles-ci : « Sans lui répondre, je pris sa main dans ma main, et je forçai cette biche altérée d’errer avec moi dans la forêt. La nuit était délicieuse, et l’on respirait la faible odeur d’ambre qu’exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins des fleuves. La lune brillait au milieu d’un azur sans tache, et sa lumière gris de perte descendait sur la cime indéterminée des bois. » — Ou bien encore : « Les femmes témoignaient pour ma jeunesse une pitié tendre et une curiosité aimable; elles me questionnaient sur ma mère et sur les premiers jours de ma vie; elles voulaient savoir si l’on suspendait mon berceau de mousse aux branches fleuries des érables, si les brises m’y balançaient auprès du nid des petits oiseaux. C’étaient ensuite mille autres questions sur l’état de mon cœur; elles me demandaient si j’avais vu une biche blanche dans mes songes et si les arbres de la vallée secrète m’avaient conseillé d’aimer. » C’était en écoutant ces phrases pleines de nombre et ces sous harmonieux que Mme de Beaumont disait tout bas à Mme de Vintimille un mot tendre et que nous avons déjà cité. Mais nous-même ne nous attardons pas à ces douceurs du chant; on se laisserait bercer par lui.

Ce talent si neuf allait se produire en dehors du cercle choisi où il se fortifiait. L’Essai sur les révolutions était ignoré ou oublié, mais on commençait dans le monde des lettres à parler d’un ouvrage sur les beautés de la religion chrétienne. Fontanes, qui rédigeait le Mercure, l’avait annoncé avec éloge. Une lettre sur la seconde édition da livre de Mme de Staël : de la Littérature dans ses rapports avec les institutions sociales, mit brusquement Chateaubriand en évidence. Fontanes avait critiqué avec politesse, mais sans ménagement, l’œuvre quand elle avait paru. Dans la préface de la seconde édition, Mme de Staël lui avait répondu. Chateaubriand crut devoir venir au secours de son ami, et dans le Mercure

[5] du premier nivôse an IX, il publia ses observations. Nous n’en parlerions pas si la fille de Necker n’était venue porter à Mme de Beaumont ses plaintes et ses amertumes.

Fontanes avait ainsi terminé son second article (Mercure, messidor an VIII) : « Ce qui explique les irrégularités qu’on a relevées dans les ouvrages de Mme de Staël, c’est qu’en écrivant elle croyait converser encore. Ceux qui l’écoutent ne cessent de l’applaudir. Je ne l’entendais pas quand je l’ai critiquée. Si j’avais eu cet avantage, mon jugement eût été moins sévère, et j’aurais été plus heureux. » Fontanes n’avait pas voulu continuer lui-même la polémique ; il avait excité des colères et s’était attiré de vives représailles. Chateaubriand entra donc dans la mêlée. Nous citerons le début et la fin de cette lettre peu connue aujourd’hui et qui eut tant d’éclat. On se rappellera que la théorie de la perfectibilité servait de trame aux développemens du livre de Mme de Staël. « J’attendais avec impatience, mon cher ami, la seconde édition du livre de Mme de Staël. Comme elle avait promis de répondre à votre critique, j’étais curieux de savoir ce qu’une femme aussi spirituelle dirait pour la défense de la perfectibilité. Aussitôt que l’ouvrage m’est parvenu, je me suis hâté de lire la défense et les notes, mais j’ai vu qu’on n’avait résolu aucune de vos objections... Si j’avais l’honneur de connaître Mme de Staël, voici ce que j’oserais lui dire : Vous êtes sans doute une femme supérieure; votre tête est forte et votre imagination pleine de charmes, témoin ce que vous dites d’Herminie déguisée en guerrière. Votre expression a souvent de l’éclat et de l’élévation. Mais, malgré tous ces avantages, votre ouvrage est bien loin d’être ce qu’il aurait pu devenir. Le style en est monotone, sans mouvement, et trop mêlé d’expressions métaphoriques. Le sophisme des idées repousse, l’érudition ne satisfait pas, et le cœur surtout est trop sacrifié à la pensée. D’où proviennent les défauts? De votre philosophie. C’est la partie éloquente qui manque essentiellement à votre ouvrage. Or il n’y a pas d’éloquence sans religion... Voilà comment je parlerais à Mme de Staël sous le rapport de la gloire. Quand je viendrais à l’article du bonheur, pour rendre mes sermons moins ennuyeux, je varierais ma manière. J’emprunterais cette langue des forêts qui m’est permise en ma qualité de sauvage; je dirais à ma néophyte : Vous paraissez n’être pas heureuse : vous vous plaignez souvent de manquer de cœurs qui vous entendent. Sachez qu’il y a de certaines âmes qui cherchent en vain dans la nature les âmes auxquelles elles sont faites pour s’unir et qui sont condamnées par le grand Esprit à une sorte de veuvage éternel. Si c’est là votre mal, la religion peut seule vous guérir. Le mot philosophie, dans le langage de l’Europe, me semble correspondre au mot solitude dans l’idiome des sauvages. Comment la philosophie remplira-t-elle le vide de vos jours? Comble-t-on le désert avec le désert? » Le Journal des Débats, par la plume de Geoffroy, signala les vues neuves que révélait cette lettre, l’instruction profonde qu’elle supposait, et surtout une imagination qui savait agrandir les objets et les peindre avec force. Il regrettait cependant que les idées ne fussent pas toujours nettes, et que le style fût quelquefois voisin de l’exagération.

De quelque politesse que fussent enveloppées les critiques de Chateaubriand, elles n’en avaient pas moins percé le cœur de Mme de Staël. Elle était à la veille d’être persécutée. Était-il chevaleresque d’écrire qu’elle avait l’air de ne point aimer le gouvernement actuel? n’était-ce pas appeler encore sur elle l’attention d’une police soupçonneuse ? Mais le cœur impétueux de Mme de Staël était sans rancune. Sait-on comment elle se vengea? Elle employa ses amis à obtenir la radiation de Chateaubriand de la liste des émigrés. Il alla la remercier, et peu de jours après, lorsque parut Atala, il exprima dans la préface ses excuses en des termes un peu précieux, où il opposait son obscurité, le peu de gravité des blessures, à l’existence brillante de Mme de Staël. Il fut plus heureux lorsqu’il rendit hommage à ses qualités morales et à sa bonté, dans un compte-rendu qui parut dans le Mercure, le 18 nivôse an IX, sur la Législation primitive de M. de Bonald. Mme de Beaumont avait cicatrisé les plaies et avait été assez habile pour effacer les froissemens de l’orgueil.


II.

Son affection avait, bientôt après, un sérieux sujet d’alarmes. Chateaubriand venait de prendre le parti de détacher Atala du Génie du christianisme et de livrer à la publicité cette singulière pièce justificative des beautés de la religion chrétienne. Mme de Beaumont était toute craintive. Cette forme de poème donnée volontairement au récit, ce procédé littéraire si contraire à l’esprit du XVIIIe siècle, la préoccupaient. Partagerait-on l’enchantement qui s’était emparé d’elle, dès le prologue, lorsque les immenses paysages se déroulent avec le cours du Meschacebé? Ces cris d’un cœur malade, les comprendrait-on comme elle les sentait? Le tableau pathétique des derniers instans d’Atala, la sincérité de la passion, feraient-ils accepter la faiblesse de l’invention romanesque? Admirerait-on comme elles le méritaient ces funérailles d’une perfection accomplie, cette veillée funèbre où la lune, « après avoir répandu dans les bois son grand secret de mélancolie, vient comme une blanche vestale pleurer sur le cercueil d’une compagne ? » La description du convoi où Chactas, après avoir chargé le corps sur ses épaules, descend avec l’ermite de rochers en rochers, « la vieillesse et la mort ralentissant également leurs pas, tandis que les éperviers crient sur la montagne et que les martres rentrent dans le creux des ormes, » ces traits qui mettent à l’idéal le sceau même de la réalité[6], arracheraient-ils des larmes comme dans le petit salon où le charmeur avait lu son manuscrit pour la première fois ?

Mme de Beaumont portait au succès du livre toute l’anxiété d’une âme éprise et toute l’ardeur d’une nature souffrante. Elle communiquait ses craintes à Joubert, qui l’aimait à ce point qu’il aima même Chateaubriand ; elle eût voulu que la critique désarmât ses colères ou ses railleries, et Joubert la rassurait : « Je ne partage point vos craintes, car ce qui est beau ne peut manquer de plaire ; et il y a dans cet ouvrage une Vénus céleste pour les uns, terrestre pour les autres, mais se faisant sentir à tous. Ce livre n’est pas un livre comme un autre… Il y a un charme, un talisman qui tient aux doigts de l’ouvrier. Il l’aura mis partout parce qu’il a tout manié, et partout où sera ce charme, cette empreinte, ce caractère, là aussi sera un plaisir dont l’esprit sera satisfait. Je voudrais avoir le temps de vous expliquer tout cela, et de vous le faire sentir, pour chasser vos poltronneries ; mais je n’ai qu’un moment à vous donner aujourd’hui et je ne veux pas différer de vous dire combien vous êtes peu raisonnable dans vos défiances. Le livre est fait et, par conséquent, le moment critique est passé. Il résistera parce qu’il est de l’enchanteur. » C’est par ce jugement ferme, au-dessus de son temps, que Joubert nous appartient, à nous plus ou moins enfans de cette école qu’on a appelée (on ne sait pourquoi) romantique et qui n’est que le renouvellement de la beauté. L’homme d’esprit, plus connaisseur du cœur féminin qu’il ne le semblerait, montre un coin de douce malice dans cette lettre adressée à la hâte à un cœur tout palpitant, et dont l’angoisse va grandir à mesure que le jour de la publication approche : « S’il y a laissé des gaucheries, ajoute-t-il, c’est à vous que je m’en prendrai ; mais vous m’avez paru si rassurée sur ce point, que je n’ai aucune inquiétude… Encore une quinzaine et je pourrai vous gronder et vous regarder tout à mon aise. Portez-vous mieux, je vous en prie. » Quelques « gaucheries, » qui disparurent dans la seconde édition, avaient pourtant échappé. Nous rappellerons, comme exemple, le nez aquilin du père Aubry et sa longue barbe, « qui avaient quelque chose de sublime dans leur quiétude et d’aspirant à la tombe par leur direction naturelle vers la terre. » Quant à la situation délicate d’Atala et de Chactas dans les savanes, objet des mordantes plaisanteries de l’abbé Morellet et de Marie-Joseph Chénier, elle n’était pas une gaucherie, c’était la donnée même du drame; elle ne pouvait être modifiée sans que l’œuvre perdît son caractère. Vraie ou fausse, la situation était sauvée par les larmes. Joubert l’avait bien compris.

Atala parut en avril 1801. Les prédictions de l’amitié se réalisèrent. Le succès dépassa toutes les espérances; l’étrangeté de l’ouvrage ne fit qu’ajouter à la surprise de la foule. L’auteur devint à la mode ; son nom passa la frontière, et quatorze traductions, — trois en anglais, sept en italien, deux en allemand, deux en espagnol, — rendirent populaire une œuvre qui rompait de toutes façons avec une littérature fade et vieillie, si nous en exceptons Bernardin de Saint-Pierre et Mme de Staël.

Tandis que les intelligences sans préjugés se désaltéraient avec avidité à cette source fraîche qui venait de jaillir d’une terre épuisée, Mme de Beaumont n’écoutait pas sans tristesse les protestations ironiques et violentes du parti philosophique contre les applaudissemens qui accueillaient Atala. Fontanes, dans le Mercure'' du 16 germinal an IX, avait annoncé le livre d’une façon touchante : « L’auteur est le même dont on a déjà parlé, plus d’une fois, en annonçant son grand travail sur les beautés morales et poétiques du christianisme. Celui qui écrit l’aime depuis douze ans, et il l’a retrouvé d’une manière inattendue, après une longue séparation, dans des jours d’exil et de malheur; mais il ne croit pas que les illusions de l’amitié se mêlent à ses jugemens. » Dussault, dans le Journal des Débats (27 germinal an IX), faisant un parallèle entre Paul et Virginie et Atala, attribuait à l’un plus de douceur, de sagesse, de retenue ; à l’autre, plus de force, d’impétuosité et de hardiesse. Enfin, Geoffroy lui-même, que Mme de Beaumont redoutait, Geoffroy dont elle disait : « Êtes-vous bien sûr qu’en ruant il montre quatre fers de bon aloi, et n’y aurait-il pas quelque bout d’une corne tout usée? » Geoffroy parlait d’Atala comme d’une fiction vraiment originale, dont les détails, aussi neufs qu’imprévus, avaient agrandi le domaine de la haute poésie et enrichi notre langue poétique. Il appelait Chateaubriand l’Homère des forêts et des déserts, pour s’être servi le plus heureusement des formes antiques.

Qui eût pensé que la voix discordante de l’abbé Morellet, bien avant celle de Marie Chénier, se fût élevée, après trente ans de silence, au milieu de ce concert d’éloges? L’abbé était bien connu de Mme de Beaumont ; il avait été le secrétaire du père des Trudaine et avait fréquenté l’hôtel Montmorin. Cette ancienne école spirituelle, sans imagination, et ne sentant pas la supériorité, essayait de barrer la route; les barrières furent renversées. La Harpe, depuis quelques années brouillé avec les philosophes, préparait une réponse. Le Journal des Débats l’annonça : elle ne vint pas ; mais un plaisant, imitateur de Candide, s’avisa de ressusciter Atala en deux volumes et de la faire voyager. Fontanes avait souri de cette facétie ; pourquoi n’en donnerions-nous pas une analyse? Mme Ferval disait donc un jour : « Que je serais heureuse d’avoir Atala pour amie ! Quel plaisir de cultiver cette nature sauvage et de la rendre digne de la société ! » Et voilà tout aussitôt que l’on annonce dans son salon Mlle Atala. L’ange qui l’avait ressuscitée, avec Chactas et le père Aubry, leur avait ordonné d’aller dans la ville du vice, S’étant embarqués pour satisfaire à l’ordre céleste, ils avaient été séparés par une tempête, et la malheureuse Atala jetée dans une île déserte. Elle se rend à Bordeaux, puis à Paris. Nous ne la suivrons pas dans ses courses diverses ; elle visite Chateaubriand et assiste au bal des étrangers. Enfin, elle rencontre un beau matin le père Aubry, qui disait la messe dans l’église des Carmes. Chactas y était aussi; après la messe, ils s’embrassent dans la sacristie.

Si Chateaubriand et la société qui l’entourait n’attachaient aucune importance à ces travestissemens burlesques de choses quelquefois sublimes, les sœurs et les femmes qui aiment ne pardonnaient pas : Lucile et Pauline n’avaient pas ri. « La plaisanterie est plus étrange qu’offensante ; mais on cherche à imiter le style de notre ami, et cela me blesse. Le bon esprit de M. Joubert s’accommode mieux de toutes ces petites attaques que moi, qui justifie si bien la première partie de ma devise : « Un souffle m’agite. » C’est en ces termes que Mme de Beaumont donnait son avis à Chênedollé. La postérité a pensé comme Joubert et a ratifié les paroles de Fontanes. Lorsque Boileau avait publié une pièce de vers, il demandait à ses amis : « En a-t-on parlé? » Il croyait que ce n’est pas la critique, mais le silence, qui tue les livres. Si Boileau avait raison, le succès d’Atala fut complet : les suffrages des lettrés, les grossières plaisanteries de quelques-uns, lui avaient assuré une place définitive.

Après avoir publié des observations sur la littérature anglaise, particulièrement sur Young et Shakspeare, observations que lui avait suggérées Mme de Beaumont, Chateaubriand jugea que les circonstances étaient favorables au Génie du christianisme. Il pensait qu’une apologétique telle qu’il la concevait était celle que demandait l’époque et la seule qu’elle pût accepter; qu’on pouvait parler de la beauté de la religion chrétienne à ceux qui ne voulaient pas encore entendre parler de ses dogmes[7].

Il a raconté bien avant ses Mémoires, dans une curieuse préface, que ses sentimens religieux n’avaient pas toujours été ce qu’ils étaient : « Je pourrais en rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je fréquentais; mais j’aime mieux me condamner. Je dirai seulement les moyens dont la Providence s’est servie pour me rappeler à mes devoirs. » Sa mère, jetée à soixante-douze ans dans les cachots, avait vu périr une partie de ses enfans. Elle expirait sur un grabat où ses malheurs l’avaient reléguée. Elle avait chargé, en mourant, une de ses filles, Mme de Farcy, de rappeler son frère à la religion dans laquelle il avait été élevé. Sa sœur lui manda le dernier vœu de leur mère. Quand cette lettre lui parvint à Londres, Mme de Farcy elle-même n’existait plus ; elle était morte des suites de son emprisonnement, « Ces deux voix sorties du tombeau m’ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles : ma conversion est sortie du cœur; j’ai pleuré et j’ai cru. » Tel était l’état d’esprit dans lequel il se trouvait en Angleterre lorsqu’il composa le Génie du christianisme ; il avait livré à l’impression le premier volume. Mais Fontanes et Joubert le déterminèrent, rentré de l’émigration, à refondre le sujet en entier; c’était aussi l’opinion de Mme de Beaumont. Si elle était trop française pour être mystique, elle était trop intelligente pour ne pas comprendre l’importance sociale d’un pareil ouvrage. Son changement de position, plus de bonheur, et le spectacle de la société française renaissante, avaient d’ailleurs fait naître chez Chateaubriand des idées nouvelles. Enfin (et le mot est de lui) on ne peut écrire avec mesure que dans sa patrie.

Il était en veine de travail ; les événemens conspiraient pour donner de l’actualité à son ouvrage. Les astres étaient favorables. Mais il fallait près de Paris un coin paisible, loin des importuns ; il fallait le silence et la fidélité de l’ombre. Alors l’inspiration, après la lecture des livres essentiels à consulter, reviendrait vite. Cette solitude, Mme de Beaumont la trouva, et elle la partagea avec René.


III.

Elle loua à Savigny, pour sept mois, une maison appartenant à M. Pigeau. Cette maison a passé ensuite entre les mains de M. Roret, l’éditeur des Manuels. Située à l’entrée du village du côté de Paris, près d’un vieux chemin, elle était adossée à un coteau de vignes et avait en face le parc de Savigny, terminé par un rideau de bois et traversé par la petite rivière de l’Orge. Sur la gauche s’étendait la plaine de Viry jusqu’aux fontaines de Juvisy. La joie que Mme de Beaumont éprouva d’aller s’enfermer dans cette retraite n’avait d’égale que la crainte qu’elle avait eue de ne pas réaliser ce rêve : « J’entendrai le son de sa voix chaque matin, disait-elle à Mme de Vintimille, et je le verrai travailler. » Son enthousiasme n’avait pas plus de bornes que sa tendresse[8].

Quel départ jeune et plein d’entrain ! Jamais Chateaubriand n’avait été plus gai, plus enfant. C’étaient deux écoliers qui s’évadaient. Ils redoutaient, à leur arrivée, la figure du propriétaire sur le seuil de la porte. Heureusement il était absent. Tous ces petits détails, Pauline les a racontés à Joubert. M. Pigeau accourt enfin. Il vient faire signer l’état de lieux : deux poules et deux coqs sont à ajouter. Sept lignes, composées de soixante-douze mots, sont à retrancher et à parapher ! Alors un fou rire commence, et il durait encore quand la lettre partait pour Villeneuve. Le soir même, après le départ du propriétaire, non moins stupéfait d’avoir de si étranges locataires, ils font une promenade aux fontaines de Juvisy par un chemin court et charmant. Comme elle raconte gentiment cette équipée à son indulgent et véritable ami : « À dix heures, toute la maison était couchée et profondément endormie. » Le lendemain matin, le Sauvage (c’est ainsi qu’elle désigne Chateaubriand) lui lit la première partie du premier volume en lui indiquant les changemens qu’il devait faire : « En vérité, je lui souhaite des critiques plus froids et plus éclairés que moi ; car je ne suis pas sortie du ravissement et suis beaucoup moins sévère que lui. Cela est détestable. » — Non, ce n’était pas détestable ; c’était ce ravissement qui plaisait au Sauvage ; c’était ce ravissement qui lui faisait écrire ses plus éloquentes pages ; c’était la voix divine dont tout poète a besoin. Les sept mois passés à Savigny (de mai à décembre 1801) furent pour Mme de Beaumont la félicité de sa vie. Elle s’occupait avec plaisir des soins du ménage et priait l’excellente Mme Joubert d’acheter pour elle de menus ustensiles, même des cuillers à thé. Le matin, elle déjeunait avec lui, il se retirait ensuite à son travail ; elle lui copiait les citations qu’il lui indiquait ; elle écrivait à côté de lui, sur la même table. Le soir, ils allaient à la découverte de quelque promenade nouvelle. Tout autour de Savigny, ils trouvaient des vallées ombreuses et des sentiers verts. Au retour de la promenade, ils s’asseyaient auprès d’un bassin d’eau vive, placé au milieu d’un gazon, dans le potager. C’était dans ces soirées qu’elle lui disait sa vie, son malheureux mariage, le ministère de son père, ses angoisses de tous les jours et cette arrivée des bourreaux à Passy-sur-Yonne ; mais comme elle préférait se taire et écouter René, parlant de son enfance, expliquant son inexplicable cœur, racontant son émigration, ses voyages[9] : « Je n’ai jamais si bien peint qu’alors les déserts du Nouveau-Monde. » La nuit, quand les fenêtres du salon champêtre étaient ouvertes, Mme de Beaumont remarquait au ciel diverses constellations en lui disant qu’il se rappellerait un jour qu’elle lui avait appris à les connaître. « Depuis que je l’ai perdue non loin de son tombeau, à Rome, j’ai plusieurs fois, au milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles qu’elle m’avait nommées. Je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine. Le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre. » Plus tard, trop tôt encore, après avoir été séparé de cette noble femme, il est allé lire le Dernier des Abencerages au château de Fervaques, l’épisode de Velléda sous les ombrages de Méreville ou dans les jardins d’Ussé : retrouvait-il alors le signe que Pauline lui avait laissé dans le bleu du ciel pour se souvenir d’elle?

Jamais il n’eut une telle fièvre de composition que dans la maison de Savigny ; il en perdait le sommeil, le boire et le manger. De temps à autre, de rares amis venaient troubler la paix de la solitude. Joubert, sa femme et leur jeune enfant, visitèrent les deux ermites. C’étaient les visages les plus bienveillans, ceux que Mme de Beaumont voyait avec le plus de plaisir. On menait les amis aux promenades préférées dans les environs, ou bien dans la soirée on écoutait causer Chateaubriand : « Le fils de Joubert se roulait sur la pelouse, deux chiens de garde et une chatte jouaient ; Joubert rêvait en se promenant à l’écart dans une allée. » Certes, si Pauline avait pu dire au temps : Tout beau ! elle l’eût arrêté dans son cours à ces heures fortunées. Lucile vint ensuite, « comme une âme en peine, s’asseoir une semaine au foyer de Savigny. » Ses vapeurs noires, qu’à dix-huit ans elle pouvait déjà difficilement dissiper, ne la quittaient plus. Il y avait presque de l’humanité à être aimable avec elle. Ayant toujours peur d’être à charge, un mot, une nuance, tout lui semblait sérieux, et elle retournait aussitôt à son existence délaissée. Depuis qu’elle avait perdu sans retour l’espoir de vivre aux côtés de ce frère dont la présence lui était si douce, elle lui demandait du moins, dans le peu de momens passés ensemble, de remplir sa mémoire de souvenirs agréables qui prolongeassent loin de lui son existence. Mme de Beaumont eût voulu enlever l’effroi de l’avenir à cette infortunée qui mêlait sa peine inconnue aux souffrances ordinaires de l’espèce humaine. C’était Mme de Beaumont qui avait invité à Savigny cette pauvre effarouchée de la vie, mourant de ce mal dont René guérissait en écrivant. Toutes les deux s’occupaient uniquement et sans jalousie de ce grand ennuyé, qui avait la prétention de donner dans un jour plus que d’autres dans de longues années.

Joubert l’avait tout à fait conquis par le sentiment large et franc de son talent. En envoyant, le 1er août, à Savigny une traduction italienne d’Atala, il recommandait à Mme de Beaumont de veiller à ce que Chateaubriand fût comme écrivain plus original que jamais et à ce qu’il se montrât constamment ce que Dieu l’avait fait : « L’accent personnel plaît toujours ; il n’y a que l’accent d’imitation qui déplaise. » Il joignait à l’appui de ses recommandations un feuilleton de Geoffroy dans le Journal des Débats sur l’annonce du Génie du christianisme, feuilleton qui contenait des réserves. Les rudesses de la critique plongeaient par-ci, par-là. Chateaubriand dans un véritable état d’abattement. Pour faire accepter Geoffroy et ses ruades, Joubert envoyait quelques lignes remarquables du traité sur le Divorce, où Bonald en passant rendait justice à son ami. Il fallait toutes ces précautions pour le relever et ne pas affaiblir sa verve. Bonald gagna dès ce jour ses droits d’entrée dans le salon de la rue Neuve-du-Luxembourg.

Chateaubriand avait en ce moment dans l’imagination de Joubert un redoutable rival. Ce n’était rien moins que Kant. Deux des lettres adressées à Savigny ne parlent que de l’auteur de la Raison pure. Joubert était alors à Paris, la tête pleine d’un article que Fontanes préparait, et le préparant lui-même pour mieux exercer ses critiques. L’un des premiers, il juge avec justesse « ce terrible Kant qui doit changer le monde, ce Kant qui tourne tant de têtes, qui occupait tant la mienne et qui a fait rêver la vôtre, » celle de Mme de Beaumont. Oui, Mme de Beaumont n’était pas indifférente, même à Kant; elle ne l’était pas, parce que Joubert s’était attaché avec la passion qu’il mettait en toutes choses à comprendre celui qu’il surnommait un Mont-Athos taillé en philosophe. Comme dans sa réponse, elle apprécie finement Fontanes : « Trop tourbillon pour lire Kant, et, au contraire, de plus en plus disposé à prendre les hautes fonctions pour lesquelles il est fait! » Il n’y eut jamais, du reste, de sérieuses sympathies entre lui et Mme de Beaumont. Elle disait à Joubert : «Votre ami Fontanes, votre poète, » elle ne disait pas : « Notre ami. » Quand il vint à Savigny et que le Sauvage lui eut arraché des vers et ses vers les plus beaux, elle eut avec lui une aimable querelle. Il prétendait qu’aucune femme n’aimait la poésie ; elle fut un moment effrayée de cette condamnation ; « mais je me suis rassurée en me rappelant l’impression que ces vers m’avaient faite et me font encore. Est-ce une preuve de ne pas aimer, que de n’aimer que ce qui est excellent? » Elle songeait aussitôt à André Chénier, dont elle avait conservé les plus admirables fragmens. Son oreille avait été façonnée par leur mélodie, sa mémoire était encore tout ensoleillée par leur lumière. Elle fit partager à Chateaubriand son antipathie pour les poèmes didactiques et froids des Berchoux et des Esménard, et son enthousiasme pour les amoureuses idylles antiques dont quelques extraits prirent place dans les notes du Génie du christianisme.

Il ne faudrait pas croire que ce ne fussent qu’allées et venues à Savigny ; les visiteurs n’étaient pas assez nombreux pour en troubler le calme. Une ou deux absences dans les manoirs du voisinage qui commençaient à se rouvrir, au Marais, appartenant à Mme de La Briche, belle-mère du comte Molé, n’empêchaient pas Chateaubriand d’être tout à son œuvre. Il avait la merveilleuse faculté de pouvoir travailler dix ou douze heures de suite; Mme de Beaumont veillait pour lui éviter tout ennui. C’est à peine si elle allait à Paris fin août savoir des nouvelles du fils de Joubert, qui avait eu un peu de fièvre, visiter l’exposition de peinture, chercher quelques livres, particulièrement les Salons de Diderot, pour lesquels elle reprit ses anciennes admirations, acheter les nouveautés et surtout recevoir de Joubert, à la veille de son départ pour Villeneuve, ses bons et gros baisers qui en valaient bien la peine par l’invariable affection dont ils étaient le naïf et respectueux témoignage.

Elle revenait vite se remettre sous le joug désiré, après avoir définitivement réussi à calmer Mme de Staël et à justifier Chateaubriand dans cette interminable querelle des lettres du Mercure. « Laissons maintenant, écrivait-elle, les tracasseries de ce monde qu’il ne faudrait voir qu’en perspective, seulement du rivage et comme les tempêtes, pour s’applaudir d’être à l’abri.» Ils restèrent à Savigny jusqu’en décembre. La lassitude ne venait pas. « Nous menions une vie si douce que nous formions le projet enchanteur de la continuer. » Le Génie du christianisme s’achevait; mais il fallait consulter les documens. La nomenclature des ouvrages que Chateaubriand voulait dévorer était longue. C’étaient l’Histoire ecclésiastique de Fleury, l’Histoire du Paraguay, par le père Charlevoix, l’Histoire de la Nouvelle-France, les Lettres édifiantes, les Missions du Levant, l’Histoire des moines, Montfaucon, d’Héricourt, etc. C’est à Joubert que Mme de Beaumont s’adresse ; il fournit tous les renseignemens, indique les noms des libraires, le prix des volumes ; il envoie même son frère Armand aux deux solitaires pour leur donner des éclaircissemens plus positifs ; mais ces in-folio le faisaient trembler ; il aurait voulu qu’ils restassent dans la chambre, et que Chateaubriand n’en transportât rien dans ses conceptions. Joubert ne se le figurait pas écrivant une œuvre d’érudition et de théologie. « Dites-lui, — c’est à Pauline qu’il adresse ses conseils pleins de bon sens, — dites-lui qu’il en fait trop, que le public se souciera fort peu de ses citations et beaucoup de ses pensées ; que c’est plus de son génie que de son savoir qu’on est curieux, que c’est de la beauté et non de la vérité qu’on cherchera dans son ouvrage ; que son esprit seul et non pas sa doctrine en pourra faire la fortune ; qu’enfin il compte sur Chateaubriand pour faire aimer le christianisme, et non pas sur le christianisme pour faire aimer Chateaubriand. Il ne ressemble pas aux autres prosateurs ; qu’il fasse son métier, qu’il nous enchante! Il rompt trop souvent les cercles tracés par sa magie; il y laisse entrer des voix qui n’ont rien de surhumain et qui ne sont bonnes qu’à mettre en fuite les prestiges. » Le triomphe du sentiment religieux, nous n’en pouvons douter, était le vrai but des efforts de Chateaubriand; mais Joubert croyait qu’il devait se borner à réaccoutumer la nation à regarder le christianisme avec quelque faveur, à respirer avec quelque plaisir l’encens qu’il offre, à entendre ses cantiques avec quelque approbation. C’était là sa tâche ; le reste appartenait à la religion. Si la poésie et la philosophie pouvaient à la fois lui ramener l’homme, elle s’en réemparerait bientôt à l’aide de ses séductions et de ses puissances. Le difficile était de réveiller le désir de revenir dans ses temples : c’était ce que Chateaubriand pouvait faire.

Mme de Beaumont, à qui Joubert donnait la mission d’éclairer son compagnon de solitude, lui avait lu cette lettre en entier. Il en avait été satisfait, mais il n’entendait pas en profiter. Il s’était écrié vingt fois pendant la lecture : « C’est le meilleur, le plus aimable, le plus étonnant des hommes ! Oui, je le reconnais bien. Il craint toujours que je ne cite trop. » Puis il s’était mis à rire. Les livres étaient arrivés, et il avait fait des Lettres édifiantes et des écrits des missionnaires un usage merveilleux. Il avait même su tirer parti du fatras sec et aride de l’Histoire des moines. Mme de Beaumont s’y était mortellement ennuyée. Elle trouvait une sorte de miracle dans la manière de travailler de Chateaubriand, dans ce don de rassembler des traits épars. Après avoir écrit certaines pages, il les lisait à son amie ; il la faisait parfois fondre en larmes et il pleurait lui-même sans se douter que son talent fût pour quelque chose dans l’effet qu’il produisait. « Au milieu de mon ravissement, répondait-elle à Joubert, il faut que je vous avoue la crainte dont je suis tourmentée et qui ne me laisse pas un moment de repos. Il veut que son ouvrage paraisse au mois de février au plus tard, et d’après ce qu’il a encore à faire et surtout à refaire, s’il paraît aussitôt, je suis entièrement convaincue que ce ne peut être qu’avec de grandes imperfections et très faciles à effacer, en se donnant plus de temps. Mais la moindre note sur ce ton le jette dans un abattement qui approche du désespoir, de sorte que j’ose à peine m’avouer à moi-même toute ma crainte. »

Heureux l’écrivain, heureux l’artiste qui peut ainsi inspirer à une femme éminente et intimidée de pareilles sollicitudes ! Mais il faut achever de citer cette lettre si instructive sur l’élaboration du Génie du christianisme. Mme de Beaumont n’a qu’à y gagner.

« Mon seul espoir[10] est qu’en lui montrant ces imperfections, il se sentira, de sa propre impulsion, forcé de les faire disparaître ; mais l’impatience de finir ne lui fera-t-elle pas illusion ? Je n’ai jamais mieux senti que dans cette occasion le malheur de n’avoir pas un goût plus ferme, plus sûr, plus exercé, et de manquer de cette conviction et de cette force qui entraînent. » Puis elle revient sur cette recommandation de Joubert : « Il faut cacher son savoir;» et, avec la perspicacité de son esprit délicat, elle met le doigt sur un des principaux défauts du livre : « Il a réellement retranché beaucoup de citations; mais il en a beaucoup ajouté. Ce qui m’effraie surtout, c’est la légèreté avec laquelle il énonce certains jugemens qui demanderaient, pour ne pas effaroucher, à être présentés avec une adresse et un art infinis. A cela il n’y a plus de remède. Ce qui me rend timide dans mes observations, c’est qu’il est réellement important pour lui que son ouvrage paraisse promptement. Sans cela, j’aurais bien plus de courage, et je ne serais effrayée que de son extrême docilité. »

Cette docilité, Chateaubriand l’eut toujours; même dans tout l’éclat de sa gloire, quand il écrivait aux Débats, Berlin l’aîné, sans le consulter et sans avoir à redouter des reproches, raturait, corrigeait ses articles. Mais pourquoi donc cette hâte? Pourquoi ce désespoir à l’idée d’un retard dans la publication de son livre?

Le concordat était promulgué, et les cultes chrétiens rétablis dans toute l’étendue de la république française. Un Te Deum solennel avait été chanté à Notre-Dame. Bonaparte, en grand appareil, revêtu de l’habit rouge des consuls, entouré de ses généraux et commandant du regard la soumission, — suivant la parole de M. Thiers, — était allé assister à la cérémonie. Il avait trouvé un rapporteur comme Portails pour rendre sa pensée politique avec la formule gouvernementale la plus achevée, Dans le parti libéral, l’opinion se bornait à désirer qu’on cessât toute persécution à l’égard des prêtres et qu’on abolit le serment civique; l’école de Mme de Staël se fût contentée de la tolérance loyale et absolue[11]; mais le premier consul n’avait pas souci seulement des sentimens religieux, la police des cultes le préoccupait à un plus haut degré. Il avait fort approuvé ces paroles de son éminent conseiller d’état : « La multitude est plus frappée de ce qu’on lui ordonne que de ce qu’on lui prouve; » et il faisait contracter un mariage de raison entre la révolution et l’ancienne France représentée par le catholicisme. Chateaubriand avait le tact de l’à-propos. Il sentait qu’après l’orage qui avait emporté non-seulement le culte, mais encore le sens des choses chrétiennes, la foule promettait un succès à celui qui se présenterait pour satisfaire le besoin de croire. À côté des rapports de Portails, il fallait, pour les imaginations désaccoutumées des impressions religieuses, un peintre, un poète épris des beautés extérieures et morales du christianisme, plus qu’un théologien. Et voilà pourquoi « il travaillait comme un nègre[12], »

Joubert le poussait aussi. « Achevez, vous corrigerez à la fin. » C’est la conclusion de sa très belle lettre du 1er septembre; et comme, dans un précédent billet, Pauline tout heureuse, ce qui n’était pas son habitude, lui parlait gaîment du degré de renommée où était arrivé un gras animal dont les grillades opimes lui étaient promises, Joubert, charmé par son enjoûment, lui répond sur le même ton. « Dans peu de jours, il ne sera bon qu’à être tué. Mais il est amoureux de vos dents blanches et ne veut être mangé que par vous. Venez, que nous puissions vous offrir le mets d’Eumée, les festins du divin porcher... Je souhaite qu’il vous soit resté quelque pointe de cet effroyable appétit. » Ces gaîtés bourguignonnes lui servaient de transition pour gronder sa jeune amie, qui lisait, malgré ses défenses, les journaux hostiles à Chateaubriand et qui s’en émouvait : « Vous voulez dévorer et l’on vous a mordue; vous savez bien? Le Journal de Paris, je suis fâché que vous l’ayez su, et que vous l’ayez senti. Cela n’en valait pas la peine. Vous devriez ne lire aucun journal, tant que vous serez en travail. Pour Dieu, fermez à tous ces vents folliculaires les fenêtres de votre tête, ou ils souffleront votre chandelle. Elle se rallumera d’elle-même avec le temps, il est vrai, mais ce sera du temps perdu et du bon ouvrage de moins, »

Ils travaillèrent si bien qu’à la fin novembre le Génie du christianisme était achevé. L’épisode de René fut retouché. S’il n’avait pas de date, nous y trouverions dans deux phrases les traces du séjour à Savigny. On se rappelle que Mme de Beaumont avait un frère, jeune officier de marine, qui s’était noyé à l’île de France. Dans la lettre d’Amélie qui commence par ces mots : « Le ciel m’est témoin, mon frère, que je donnerais mille fois ma vie... » Chateaubriand a glissé le souvenir du jeune Montmorin : « Quel besoin de vous entretenir de l’incertitude et du peu de valeur de la vie? Vous vous rappelez le jeune M.., qui fit naufrage à l’île de France? Quand vous reçûtes sa dernière lettre, quelques mois après sa mort, sa dépouille terrestre n’existait même plus. » Il est un autre point que nous n’avons pas voulu toucher encore, et que nous ne pouvons cependant, en historien fidèle, plus longtemps négliger. Chateaubriand était marié depuis dix ans, et depuis dix ans il n’avait pas revu celle qui portait son nom. Les douleurs et les misères avaient passé sur la tête de l’émigré sans qu’il y eût eu de rapprochement. En novembre 1801, il écrivait à Mme de Chateaubriand; de la réponse dépendait un voyage qu’il devait faire avec Mme de Beaumont à Villeneuve. Deux chapitres réservés dans le Génie du christianisme sur deux sujets qu’elle connaissait peut-être mieux que lui, devaient être écrits sous les yeux de Joubert : l’un sur La Bruyère, l’autre sur les solitaires de Port-Royal. La délicate tendresse de Mme de Beaumont pouvait s’alarmer de la probabilité d’un voyage en Bretagne. Chateaubriand sollicitait déjà un poste diplomatique, et une réconciliation paraissait nécessaire. Mme de Beaumont était en outre dans ce moment en proie à une autre inquiétude. Une de ses nièces, la fille aînée de Mme de La Luzerne, était gravement malade à Versailles. Son rêve de passer quelques semaines avec Chateaubriand en Bourgogne, de lui montrer les lieux qu’elle avait habités, Theil, Passy-sur-Yonne, la chaumière de Dominique Paquereau, ce rêve, « dont elle se berçait depuis trois mois, elle n’y renonçait qu’avec désespoir. La contrariété et l’inquiétude l’étranglaient. » Elle n’hésita pas cependant. Chateaubriand l’ayant interrogée, elle lui conseilla de suivre les voies communes. Mme de Chateaubriand vint en janvier 1802 à Paris; elle n’y resta que quelques jours et ne vécut auprès de son mari qu’à partir de 1804, après son retour d’Italie et sa démission d’envoyé plénipotentiaire au Valais. Nous lisons dans René, qui fut définitivement achevé en octobre 1801 : « Pressé par les deux vieillards, il retourna chez son épouse, mais sans y trouver le bonheur. »


IV.

C’est ainsi que se termina le séjour à Savigny. Mme de Beaumont revint rue Neuve-du-Luxembourg plus souffrante, mais non pas guérie de son affection. La petite société se retrouva groupée autour d’elle pendant l’hiver. Les lettres de Joubert nous manquent pendant toute l’année 1802; mais de nouveaux amis nous renseignent, et d’abord Chênedollé. Rentré de Suisse en 1799, après avoir rompu avec Rivarol, il avait visité Coppet et pu comparer entre elles les deux plus brillantes conversations du siècle; il s’était lié un instant avec Adrien de Lézay pendant qu’il composait sa constitution helvétique; enfin, fixé à Paris, grâce encore à l’appui de Mme de Staël, qui le fit rayer de la liste des émigrés par l’intermédiaire de Talleyrand, il avait été présenté à son compatriote Chateaubriand et avait subi, comme tant d’autres, sa fascination. Pendant deux ans, il le vit tous les jours, et voulut s’unir à lui par des liens plus étroits en épousant Lucile. Un autre aimable et honnête esprit, plus apprêté peut-être, mais droit et sûr, avait mérité d’être introduit dans le cénacle : c’était Guéneau de Mussy. Tout ce monde distingué, ayant le même goût pour les lettres, dédaigneux des vulgarités, aimant les hauteurs, simple et ne ressemblant à personne, s’était attribué des surnoms dans l’intimité. Chateaubriand était l’illustre Corbeau, Chênedollé le Corbeau de Vire, Guéneau le petit Corbeau, Fontanes le Sanglier d’Érymanthe, Mme de Staël le Léviathan, Mme Vintimille Mauvais-Cœur, et enfin, la charmeresse entre toutes, Mme de Beaumont, était surnommée l’Hirondelle.

Ce fut le Génie du christianisme qui occupa les premiers mois de 1802. Chateaubriand avait communiqué les premières feuilles à Lucien Bonaparte, et dans sa préface, il faisait directement appel au premier consul: « Tout homme, dût-il perdre sa réputation d’écrivain, est obligé en conscience de joindre sa force, toute petite qu’elle est, à celle de cet homme puissant qui nous a retirés de l’abîme. » Et après avoir cité les paroles de l’Écriture à Cyrus : « Allez, montez sur la montagne sainte de Jérusalem, rebâtissez le temple de Jéhovah! » Chateaubriand ajoute ces paroles : «A cet ordre du libérateur, tous les Juifs, et jusqu’au moindre d’entre eux, doivent rassembler les matériaux pour hâter la reconstruction de l’édifice. Obscur Israélite, j’apporte aujourd’hui mon grain de sable. »

Le livre parut au moment désiré. Fontanes, depuis longtemps, l’avait sonné dans le Mercure. Il avait particulièrement insisté sur la nouveauté de l’épisode de René et sur l’élévation plus continue du style. Quand le Génie du christianisme fut enfin publié, il le salua par deux articles larges, vigoureux, dignes du sujet. Le premier débute ainsi : « Cet ouvrage, longtemps attendu et commencé dans des jours d’oppression et de douleur, paraît quand tous les maux se réparent et quand les persécutions finissent. » Voici la conclusion du second : « Il ne m’appartient pas de marquer le rang de cet ouvrage; mais des hommes dont je respecte l’autorité pensent que le Génie du christianisme est une production d’un caractère original que des beautés feront vivre, un monument à jamais honorable pour a main qui l’éleva et pour le commencement du XIXe siècle, qui l’a vu naître. »

Au surplus, les qualités du livre furent justement marquées dès son apparition. Nous n’exceptons de cette équité que le jugement des sectaires, et il y en a toujours. S’il est vrai qu’on en nota le défaut principal, à savoir : l’embarras du peintre aux prises avec le théologien, de telle sorte qu’on ne savait pas s’il s’agissait de la vérité du christianisme ou seulement de sa beauté, on rendit unanimement hommage et tout d’abord à la magie du style et à la richesse de l’imagination. Il fallut plus de temps pour s’apercevoir qu’une esthétique nouvelle était sortie de cette œuvre, que la poésie et la critique avaient été renouvelées, comme il fallut aussi les désastres de l’empire et l’ébranlement subi par les cerveaux pour donner à l’épisode de René son véritable caractère et mettre à la mode ce tempérament de jeune blasé qui n’avait joui de rien, de jeune désespéré qui pleurait des illusions qu’il n’avait pas eues.

Nous ne parlerions pas des combats qui se livrèrent autour du nom de Chateaubriand et qui le portèrent du premier bond sur le bouclier, si nous n’avions pas retrouvé, chez la pauvre Hirondelle de la rue Neuve-du-Luxembourg, les contrecoups de l’émotion pro- duite par les articles de Ginguené dans la Décade philosophique[13]. Ce n’était pas cette fois l’auteur qui était mis en cause, c’était l’homme. Ginguené était Breton; il avait connu Mme de Farcy, une des sœurs de Chateaubriand; il l’avait connu lui-même, alors qu’il s’essayait dans l’Almanach des Muses. On ne put dissimuler ces attaques personnelles à Mme de Beaumont ; elle en fut sérieusement malade. Nous croyons intéressant de reproduire une partie de cette longue critique :

« Je pouvais être suspect dans l’examen qu’on attendait de moi : l’auteur est mon compatriote. J’ai eu des liaisons d’amitié avec une partie de sa famille et avec lui-même ; je l’ai vu naître en quelque sorte à la société et aux lettres ; même depuis son retour et malgré le bruit qui annonçait déjà son livre, je l’ai revu avec l’intérêt dû à ses malheurs, à ses qualités estimables et à nos anciennes relations. On savait tout cela, mais on connaissait mon impartialité et mon indépendance. Je me suis prêté le mieux que j’ai pu à la séduction, et certes, ce n’est pas ma faute si je n’ai pas été séduit. » Ginguené se demande alors si l’ouvrage est un livre dogmatique, ou une poétique, ou un traité de philosophie morale, et, arrivant à discuter les origines du Génie du christianisme, il commente la préface où se trouve ce mot : J’ai pleuré et j’ai cru, et il dit : « L’auteur s’est-il bien rendu compte de ce que c’est que croire? Quel rapport y a-t-il entre les croyances d’un dogme et des larmes? Quelle solidité peut-il y avoir dans une conversion ainsi opérée et que, par conséquent, d’autres larmes pouvaient détruire? Bien plus, quels étaient donc ces égaremens dont le souvenir troubla les derniers jours de sa malheureuse mère? Étaient-ce ces déclarations et ces sophismes dont il s’accuse et qu’elle avait peu entendus? A quels dogmes étaient inhérens les principes de morale qu’il avait paru oublier? En lisant la lettre de son aimable sœur, dont il apprit bientôt la mort et qu’il n’a pas été seul à pleurer, quels dogmes sentit-il reprendre pour lui toute leur évidence et quelle liaison nécessaire avaient-ils avec les sentimens moraux qui reprirent en même temps sur lui tout leur empire? Je serais fâché qu’il lui fût désagréable d’être ainsi pressé de questions; mais enfin, quand on se donne pour le régénérateur de la religion et des mœurs, quand on porte aussi loin qu’il le fait une intolérance dont peut-être il ne s’est pas rendu compte, mais qui n’en existe pas moins dans son livre et dans sa doctrine, il faut commencer par scruter à fond, pour me servir de son langage, et ses reins et son cœur. » Étonnons-nous maintenant que Chateaubriand, dans ses Mémoires, ait parlé en termes sanglans de Ginguené!

Sauf un mot spirituel à Adrien de Montmorency sur le chapitre de la Virginité, Mme de Staël fut bienveillante; mais Benjamin Constant, dans une lettre à Fauriel, fut très dur. Il allait jusqu’à prétendre que le style était du galimatias double et que, dans les plus beaux passages, il y avait un mélange de mauvais goût annonçant l’absence de la sensibilité comme de la bonne foi. Décidément, l’instinct de Mme de Beaumont ne l’avait pas trompée; il y avait antipathie de race entre elle et l’ami de Mme de Staël. En revanche, un journaliste qui devait être pour Chateaubriand, dans ses mêlées politiques de la restauration, ce qu’avaient été Fontanes et Joubert dans ses débuts littéraires sous le consulat, écrivit dans le Journal des Débats, à propos du Génie du christianisme, un de ses premiers articles. Cet inconnu était M. Louis Berlin : « Cet ouvrage contient une pensée vraie et grande qui en fait la force et qui est cachée sous la pompe des images comme une forte poutre destinée à soutenir l’édifice, que l’artiste a taillée en colonne pour l’orner. Cette pensée est que le christianisme a mis le beau idéal dans les arts, parce qu’il a mis le beau moral dans la société.[14] > Telle était la donnée du jeune réfracteur en chef. Il sortait à peine de la prison du Temple, où il avait été jeté pour un complot imaginaire, et il devait jouir bien peu de temps de sa liberté. Chateaubriand le rencontra en Italie en 1803, le remercia, et leurs cœurs se lièrent pour toute la vie.

En quelques jours, la première édition était épuisée; la seconde était très corrigée et précédée d’une courte dédicace à Bonaparte. La marche du monde s’accomplissait; l’homme du destin, qui prenait le haut bout dans la race humaine, avait pensé à Chateaubriand. La phrase de sa dédicace : «Les peuples vous regardent, » avent fait plus d’impression qu’une entrevue, avait été plus puissante que la protection de Mme Bacciochi et de Lucien. Il s’agissait de la place de premier secrétaire de l’ambassade de Rome. L’ambassadeur était l’oncle du premier consul, le cardinal Fesch. Chateaubriand hésitait. L’abbé Émery, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, vint, au nom du clergé, le conjurer d’accepter. Il prétend, dans ses Mémoires, qu’il aurait peut-être reculé si la pensée que le climat serait favorable à Mme de Beaumont n’était venue mettre un terme à ses scrupules.

Elle suivait ces négociations avec anxiété; ses lettres à Chênedollé en portent témoignage ; elle ne pensait pas à elle. De plus en plus détachée et fidèle, à mesure qu’elle descendait les marches du tombeau, elle écrivait le 7 fructidor 1802 : « Notre ami veut attendre la décision d’une nouvelle espérance pour vous répondre. Si elle se réalisait, il n’y aurait pas la moindre apparence de fiction dans la lettre déterminante qu’il doit vous écrire ; mais ne nous flattons point. S’il était vrai qu’espérer, c’est jouir, nous serions bien heureux, car nous espérons beaucoup. A la vérité, nous changeons souvent de vues, de projets et d’espérances; ils ont le bon esprit de se trouver bien de cette vie, cependant bien fatigante; je les en félicite; mais l’Hirondelle est toujours le plus noir des corbeaux, sans en excepter celui de Vire. Cet aimable Corbeau, quoique absent, est toujours parmi nous, nous en parlons sans cesse, nous cherchons toutes les manières de le rappeler de son exil, de ne plus le laisser s’envoler. Il entre dans tous nos projet de voyage, de retraite ou de repos. »

Elle avait bien vite, on le voit, accepté pour siens les amis de Chateaubriand; elle avait requis leur plume dans la bataille et tous l’avaient donnée. Guéneau de Mussy, au Mercure ; Chênedollé, aussi au Mercure et au Journal des Débats ; Bonald, au Publiciste[15]. Mais Chênedollé avait un degré de plus dans l’amitié de Pauline, parce qu’il avait une place à part dans le cœur de René. Il espéra un moment le faire entrer avec lui dans la carrière diplomatique; le mariage avec Lucile dépendait de ce projet. Elle était à Paris, chez Mme de Beaumont, attendant un résultat. Chateaubriand avait écrit au père de Chênedollé pour le déterminer à consentir à quelques sacrifices d’argent et n’avait pas réussi. Lui-même était en ce temps-là peu décidé à partir; il recherchait quelques distractions et acceptait des invitations dans les châteaux qu’on rouvrait. Pendant une visite à la campagne, chez Mme de Vintimille, vendémiaire 1802, Mme de Beaumont continuait d’instruire Chênedollé de tous les incidens de la petite société : « Notre ami n’est sûr de rien. Sa destinée est plus incertaine que jamais, tout est dans le vague et tristement dans le vague ; cependant, à son retour de la campagne, il vous écrira la lettre déterminante, si nécessaire pour vous tirer de cet abîme d’ennui et pour vous ramener au milieu de nous. S’il eût été sûr que vous voulussiez la lettre, quel que fût l’état des choses, il l’aurait écrite; vous l’aurez incessamment. La correction de l’ouvrage (seconde édition du Génie du christianisme) est entièrement finie ; l’article de Fontanes a paru et surpasse nos espérances... Le petit Corbeau (Queneau de Mussy) est parti pour la Bourgogne; l’autre Corbeau (Chateaubriand) est à la campagne avec Mauvais-Cœur (Mme de Vintimille). »

Dans cet intervalle, Delphine était publiée. En présence d’attaques injustes et parfois grossières, Mme de Beaumont prit énergiquement la défense de Mme de Staël. On ne saurait croire sans les avoir lues de quelles injures Michaud, et plus particulièrement Fontanes, avaient salué l’apparition de ce beau livre. Aucune mesure n’avait été gardée. Traiter ainsi une femme de génie ! on ne se l’expliquerait point, si l’on n’apercevait pas derrière le futur grand-maître de l’Université le courtisan, celui qui ne pardonnait pas à la fille de Necker de rester l’apôtre convaincu des libertés constitutionnelles et le défenseur éloquent des idées anglaises en face du despotisme grandissant. Aucune excuse ne peut faire oublier des violences de langage et des outrages comme ceux-ci : « Delphine est si bavarde qu’elle parle toujours la première et la dernière. Parler est pour elle le bonheur suprême. Autrefois on appelait des commères ces femmes insupportables qui veulent toujours dominer la conversation ; mais depuis que nos mœurs se sont perfectionnées, on trouve bien qu’une femme se fasse orateur dans un salon, et plus elle manque aux bienséances, aux devoirs de son sexe, plus on lui applaudit. Telle est Delphine. Ce caractère existe, et Mme de Staël a pu le peindre, mais elle a eu tort de croire qu’un caractère pareil inspirerait de l’intérêt. Elle parle de l’amour comme une bacchante, de Dieu comme un quaker, de la mort comme un grenadier, et de la morale comme un sophiste. Pas de fraîcheur dans ses pensées, pas de jeunesse dans ses sentimens, point de naturel dans ses paroles; tout est exaltation ou dissertation. Lorsque Léonce est condamné à mort et qu’un quart d’heure avant d’être fusillé, il dort la tête appuyée sur les genoux de Delphine, elle parle de la beauté et du visage enchanteur de son amant. Si la décence n’arrêtait notre plume, nous couvririons d’un mépris ineffaçable ces êtres dégradés dont les passions ne peuvent être amorties par l’image de la mort. Quelle dégradation ! Et des femmes croient faire honneur à leur sensibilité en vantant un pareil ouvrage ! Qu’elles y prennent garde : trop souvent en jugeant une fiction, on révèle son propre secret. L’ouvrage par le style ressemble assez à une traduction d’allemand en français. Mme de Staël a livré le secret des trois caractères nés de la philosophie du XVIIIe siècle : le premier qui se compose d’égoïsme et d’exaltation, le second de commérages et de prétentions morales et politiques, le troisième de niaiserie et d’instruction. »

On est heureux du moins d’entendre la protestation de Mme de Beaumont dans une lettre à Chênedollé : elle était impatiente de lire Delphine ; est-ce qu’elle n’y retrouvait pas une partie de sa jeunesse? est-ce qu’elle n’y entendait pas l’écho de ses premières conversations? Elle emporta le roman à Luciennes; pendant l’absence de Chateaubriand elle était allée voir Mme Hocquart, qui lui rappelait les plus tendres souvenirs, celui de son frère Calixte. Mais Luciennes n’eut pas de charme pour elle ; la vue que l’on découvrait du château et qui la ravissait autrefois ne l’intéresse plus. « La campagne est desséchée, et la société m’ennuie. » — « Il n’y a plus qu’une société pour moi ! La pauvre Hirondelle est dans une sorte d’engourdissement fort triste[16]. » Chateaubriand était encore absent ; il était allé à Lyon poursuivre une contrefaçon du Génie du christianisme. Il voulait ensuite se rendre en Bretagne pour expliquer à Mme de Chateaubriand son entrée dans la diplomatie. On n’en avait rien dit d’avance à Mme de Beaumont ; il prévint Chênedollé : «Ne manquez pas d’écrire rue Neuve-du-Luxembourg pendant mon absence, mais ne parlez pas de mon retour par la Bretagne. Ne dites pas que vous m’attendez et que je vais vous chercher. Tout cela ne doit être su qu’au moment où l’on nous verra tous les deux. Jusque-là je suis à Avignon, et je reviens en droite ligne à Paris. » Il fallait, en effet, ménager une santé de plus en plus frêle. Quelque grand que fût le courage de Mme de Beaumont, les émotions la brisaient, son parler devenait plus lent ; son caractère avait pris une sorte d’impatience qui tenait à la force de ses sentimens et au mal intérieur qui la rongeait.

Chateaubriand partit pour Rome au mois de mai 1803. La société de la rue Neuve-du-Luxembourg ne battit plus que d’une aile : le dieu n’y étant plus, le temple fut déserté. Ce n’était pas cependant le plus brillant causeur, à moins qu’il ne voulût séduire. La conversation la plus abondante, la plus littéraire, la plus pittoresque, la plus fertile en citations heureuses, était celle de Fontanes. Le comte Molé causait peu et n’avait que des jugemens ; Joubert, quand il n’était pas seul avec un interlocuteur, était distrait ; Pasquier était fin et contait à ravir ; Chênedollé avait spécialement gardé souvenance d’une discussion éloquente sur Montesquieu un soir que Mme de Beaumont avait lu tout haut le dialogue de Sylla et Eucrate. Celle qui savait animer ce salon de sa haute intelligence et de sa suprême distinction était maintenant abattue et à peine résignée. Guéneau de Mussy lui ayant apporté, peu après le départ de Chateaubriand, un article du Mercure qu’elle réclamait, la dépeint dans toute sa débilité[17] : « Figurez-vous un corbeau ou plutôt un butor qui aborde une hirondelle gracieuse et aérienne ; mais j’étais fort de ma conscience, j’avais l’article en poche, je me souciais fort peu d’être ridicule... J’ai donc fait de fort bonnes affaires chez Mme de Beaumont, et cependant, tout en changeant les illusions de terreur que j’apportais en sa présence en un véritable sentiment de reconnaissance pour ses bontés et ses manières engageantes, hélas ! je n’en ai joui qu’avec de tristes pressentimens. A mon avis, sa santé s’altère de plus en plus ; je crois les sources de la vie desséchées ; sa force n’est plus qu’irritation et son esprit plein de grâce ressemble à cette flamme légère, à cette vapeur brillante qui s’exhale d’un bûcher prêt à s’éteindre. Ce n’est pas sans une sorte d’effroi que j’envisage les fatigues du voyage qu’elle projette d’entreprendre au Mont-d’Or, d’où, je le conjecture, elle se rendra dans le département du Tibre. »

On lui avait fait prendre, en effet, la résolution de se soigner et de partir pour les eaux. Une sottise de Chateaubriand (le mot est d’elle) la retint encore quelques jours à Paris. Il s’était avisé, dès son arrivée à Rome, de faire visite à un prince sans états, au roi de Sardaigne, celui-là même qu’a représenté Joseph de Maistre à Saint-Pétersbourg. Heureusement que le cardinal Fesch était de moitié dans cette erreur diplomatique. Chateaubriand prie Mme de Beaumont d’intercéder auprès de Fontanes pour qu’il le défende en haut lieu contre les attaques de ses ennemis. Elle s’adresse en toute hâte, en effet, au président du corps législatif. Elle lui parle à la troisième personne[18].

« M. de Chateaubriand, qui ne veut point accabler M. de Fontanes de ses lettres, me charge de causer avec lui d’une sottise qu’ils viennent de faire, et de le prier de les aider à la réparer. Cette sottise consiste à avoir été faire une visite au pauvre roi de Sardaigne. Il ajoute : «Je suis tombé avec le cardinal, de sorte que le mal, qui après tout n’est pas un mal, est bien peu de chose. » Je ne sais pas si on en jugera ainsi ; je suis bien fâchée de partir sans avoir pu causer avec M. de Fontanes. J’espère que cette légèreté ne sera pas prise trop sérieusement, cependant je ne suis pas tranquille. M. de Chateaubriand a écrit à MM. de Talleyrand et d’Hauterive sur cette affaire. Comment l’auront-ils prise? Je demande pardon à M. de Fontanes. Je suis tellement excédée de fatigue que je ne puis relire ce griffonnage et qu’à peine j’ai la force de lui renouveler l’assurance de mes sentimens et de lui dire combien le souvenir des momens que j’ai passés avec lui me sera toujours cher. — MONTMORIN-BEAUMONT. »

L’affaire fut arrangée. Ce ne sera pas la seule faute que commettra Chateaubriand à Rome, mais c’est le seul appel qu’il fit à l’intervention de son amie. Les premières lettres qu’il lui écrivait étaient une sorte de délire des monumens et des déserts, « où la trace de la dernière charrue romaine n’a pas été effacée, des villes tout entières, vides d’habitans, des aigles planant sur toutes ces ruines ! Le pape a une figure admirable, pâle, triste, religieuse. Toutes les tribulations de l’église sont sur son front. « Pie VII l’avait reçu avec une bonté particulière, lui avait pris la main affectueusement, l’avait appelé son cher Chateaubriand, l’avait, fait asseoir près de lui et lui avait montré le Génie du christianisme ouvert sur sa table. Le grand artiste était tout entier à ses impressions, et il était prêt déjà pour sa célèbre lettre à Fontanes sur la campagne romaine.

C’était avec les plus pénibles efforts que Mme de Beaumont avait pu résumer cette correspondance à Joubert; elle n’avait presque plus assez de force pour dire à ce cœur droit et pur tout ce qu’elle sentait pour lui[19]. Elle ne partait pas, et Joubert la pressait ; elle était excédée au point d’attendre du repos de la diligence elle-même, et déjà elle en sentait le dégoût. Joubert n’entendait aucune explication ; il exigeait qu’elle partît au plus vite, et ne lui pardonnait même pas une dernière bonne fortune toute littéraire.

Elle avait conservé des relations amicales avec Mme de Krudner. Le salon de la rue Neuve-du-Luxembourg la voyait quelquefois; c’était même dans une soirée où se trouva Chênedollé que Mme de Krudner critiquait Werther; elle soutenait qu’il n’y avait pas de pensée, qu’il n’y avait que le mérite de la passion exprimée : « Comment! lui avait-il répondu, il n’y a point de pensée? mais c’est une pensée continue. » Après cette soirée, Mme de Beaumont était allée faire une visite d’adieux à l’ancienne amie de Suard. On était au printemps; Mme de Beaumont la trouva établie dans son jardin. Près d’elle était une femme au teint bruni par le soleil, aux lèvres épaisses, à l’air commun; un peu plus loin, un vieillard qui n’avait rien de bien distingué, si ce n’est une chevelure flottante. « La petite Krudner, une véritable rose, placée entre le vieillard et sa mère, lisait avec un son de voix enchanteur le fameux roman. » C’étaient Bernardin de Saint-Pierre et sa femme! Le livre était Paul et Virginie. Mme de Beaumont adressa au rival de Chateaubriand des louanges vraies et faites de bon cœur. Il les reçut fort simplement. « Je lui en sais gré, écrivait-elle; mais je ne sais pas jusqu’à quel point sa bonhomie est bonne ; je suis bien aise de l’avoir vu, mais je ne désire pas le revoir[20]. » Il n’était pas en effet et si bonhomme; il se voyait en présence de l’amie de l’auteur d’Atala et il venait de lui décocher ce trait plus malicieux qu’il n’en avait l’air : « La nature ne m’a donné qu’un tout petit pinceau, tandis que M. de Chateaubriand a une brosse. »

Tel fut le dernier incident de la vie mondaine de Mme de Beaumont. Elle n’a plus que quatre mois à vivre; nous n’avons plus qu’une lente agonie à raconter, avec quelques rayons d’un soleil d’automne. Le bonheur avait été court. Quand on a trouvé ce qu’on cherchait, on n’a pas même le temps de le dire. Elle quittait Paris le 28 juin, pour le Mont-d’Or. L’obligeant M. Jullien avait veillé sur son départ.


V.

Les fragmens du journal à qui elle confiait ses peines secrètes nous montrent à nu l’âme de Pauline, restée seule et obligée de se soigner, pages toutes frémissantes et qu’on ne touche qu’avec respect. « Depuis plusieurs années, ma santé dépérit d’une manière sensible : des symptômes que je croyais le signal du départ sont survenus, sans que je sois encore prête à partir. Les illusions redoublent avec les progrès de la maladie... Comme les autres, je me livrerais à l’espérance... à l’espérance ! Puis-je donc désirer de vivre? Ma vie passée a été une suite de malheurs; ma vie actuelle est pleine d’agitation et de troubles : le repos de l’âme m’a fuie pour jamais. »

« Ce 21 floréal, 10 mai, anniversaire de la mort de mon frère et de ma mère I


Je péris la dernière et la plus misérable !


Oh! pourquoi n’ai-je pas le courage de mourir? Cette maladie que j’avais presque la faiblesse de craindre s’est arrêtée, et peut-être suis-je condamnée à vivre longtemps. Il me semble cependant que je mourrais avec joie.


Mes jours ne valent pas qu’il m’en coûte un soupir !


Personne n’a plus que moi à se plaindre de la nature. En me refusant tout, elle m’adonne le sentiment de tout ce qui me manque... Je ressemble à un être déchu qui ne peut oublier ce qu’il a perdu et qui n’a pas la force de le regagner. Ce défaut absolu d’illusion et, par conséquent, d’entraînement fait mon malheur de mille manières. Je me juge comme un indifférent pourrait me juger et je vois mes amis tels qu’ils sont. Je n’ai de prix que par une extrême bonté qui n’a assez d’activité ni pour être appréciée, ni pour être véritablement utile, et dont l’impatience de mon caractère m’ôte tous les charmes. Elle me fait plus souffrir des maux d’autrui qu’elle ne me donne les moyens de les réparer. Cependant je lui dois le peu de jouissance véritable que j’ai eue dans ma vie. Je lui dois surtout de ne pas connaître l’envie, apanage si ordinaire de la médiocrité sentie. »

Quelle agitation! quels cris désespérés! Et dans ce désabusement, quel regret profond de l’insuffisance de la vie ! Sa correspondance nous met au courant des moindres péripéties de ce long et pénible voyage. Bien qu’elle fût à demi morte, n’ayant plus ni force ni volonté, son esprit d’observation ne l’abandonne pas tout le long de cette interminable route. Dès Fontainebleau, elle était tellement harassée qu’elle ne croyait pas pouvoir continuer. Les quintes de toux l’avaient reprise avec violence, et chaque passant, regardant ce pâle et doux visage, ces longs yeux creusés, s’écriait : « Madame est bien malade ! » — Elle en était impatientée. A peine au Mont-d’Or, elle est prise de désespoir ; les montagnes l’écrasent ; le sentiment de son isolement l’obsède. Elle n’a pas trouvé de lettre de Joubert. a Je suis comme le temps sombre et maussade; pas froide cependant. Ma tristesse même prouve pour moi. » Enfin, les lettres attendues se retrouvent, et elle reprend un peu d’entrain; elle donne à son plus fidèle ami les détails de son voyage, du traitement qu’elle suit, accusant son médecin et maudissant ses lenteurs. Lorsqu’elle se sentait de l’irritation, elle s’étendait sur son lit et comptait les solives du plancher. « Cette aptitude à l’imbécillité, écrit-elle à Joubert, serait assez triste ; elle n’a pas été assez forte pour me faire supporter votre silence sans murmure ; vous avez vu mon chagrin, et si vous saviez ce que c’est que de se trouver seule, malade au milieu d’indifférens et dans un pays perdu, vous me pardonneriez[21] ! » Il n’y a pas jusqu’à Mme Joubert à qui elle n’adresse ses plaintes sur un silence dont les courriers de la poste étaient seuls coupables ; et, sans vouloir y toucher, sa fine plume dessine en courant, malgré la souffrance, tantôt un portrait, celui de Mme Saint-Germain, sa dévouée femme de chambre, et tantôt un coin de paysage: « J’ai ces maudites montagnes sur le nez ou plutôt sur la poitrine; elles m’oppressent véritablement et je n’ai d’autre plaisir dans mes promenades solitaires qu’à les déranger, à les empiler, — enfin à me faire jour quelque part. La Dordogne va son train, s’échappant de partout ; elle court très vite pour fuir ce vilain pays. Elle est limpide et vive, mais elle est toute nue, sans rivage et sans arbres. »

Ces lettres rassuraient-elles Joubert? Il lui était encore impossible de croire que la vivacité qui animait son amie avec une force si constante ne tînt pas à un principe de vie parfaitement conservé. Il fallait surtout faire reposer l’âme. Elle avait tellement lassé et surmené l’enveloppe qui la couvrait ! Pour faire reprendre courage à Pauline[22], Joubert lui citait des moribonds qui étaient devenus des septuagénaires; il lui parlait d’un M. Chazal, ancien conseiller au parlement, vieillard spirituel et gai, qui prétendait que, pour vivre longtemps et se donner le temps de guérir, il fallait constamment se tenir en appétit; il lui parlait d’une vieille religieuse qui supportait ses quatre-vingts ans avec un verre d’eau rougie et un peu de café au fait pris le matin ; il lui parlait surtout de l’incurable fidélité avec laquelle elle était chérie dans un petit coin de terre, à Villeneuve; et c’était le meilleur argument pour l’engager à vivre couchée et à compter les solives souvent.

Le chagrin inondait son cœur. Elle ne disait pas à Joubert la douleur qui la dévorait; elle la confiait à son journal, quand elle était rentrée dans sa chambre d’auberge : « Mont-d’Or. — J’avais le projet d’entrer sur moi dans quelques détails, mais l’ennui me fait tomber la plume des mains. Tout ce que ma position a d’amer et de pénible se changerait en bonheur si j’étais sûre de cesser de vivre dans quelques mois. Quand j’aurais la force de mettre moi-même à mes chagrins le seul terme qu’ils puissent avoir, je ne l’emploierais pas. Ce serait aller contre mon but, donner la mesure de mes souffrances et laisser une blessure trop douloureuse dans l’âme que j’ai jugée digne de m’appuyer dans mes maux. Je me supplie en pleurant de prendre un parti aussi rigoureux qu’indispensable. Charlotte Corday prétend qu’il n’y a pas de dévoûment dont on ne retire plus de jouissance qu’il n’en a coûté de peine à s’y décider; mais elle allait mourir et je puis vivre encore longtemps. Que deviendrai-je? Où me cacher? Quel tombeau choisir? Comment empêcher l’espérance d’y pénétrer? Quelle puissance en murera la porte? M’éloigner en silence, me laisser oublier, m’ensevelir pour jamais, tel est le devoir qui m’est imposé et que j’espère avoir le courage d’accomplir. » Elle ne se sentait pas aimée par Chateaubriand, qu’elle avait jugé digne d’elle.

Il était cependant exact dans sa correspondance. Tantôt tristes, mécontentes, tantôt gaies et d’une inconcevable folie, tantôt pleines d’une admiration communicative pour les monumens de Rome, ses lettres étaient toujours originales. Joubert la réconfortait, et René la troublait. Inquiet, susceptible, prêt, à la moindre contrariété, à abandonner la carrière diplomatique, il donnait à Mme de Beaumont des angoisses que souvent il ne partageait pas. Dès son arrivée au Mont-d’Or, le 8 août, transmettant à Chênedollé une lettre de Chateaubriand, elle ne cachait pas son affliction de ses projets absolument déraisonnables, et elle laissait aller ces mots touchans par leur poétique faiblesse : « Je tousse moins, mais il me semble que c’est pour mourir sans bruit, tant je souffre d’ailleurs, tant je suis anéantie ! » Le secrétaire d’ambassade était en ce moment au plus mal avec son ambassadeur. Le cardinal Fesch haussait les épaules quand il apercevait sa signature. L’aventure de la visite au roi abdicataire de Sardaigne avait été exploitée ; on dénonçait de Rome à Paris les inconséquences de René. Il suppliait dans ses lettres Fontanes et Mme Bacciochi de l’arracher aux honneurs. Son imagination l’entraînant, il parlait de passer en Grèce, de s’enfermer trois mois avec les moines du mont Athos pour apprendre le grec, puis rentré à Paris, il s’ensevelirait dans quelque hutte, sur les coteaux de Marly. « J’aurais vu, continue-t-il, tout ce qu’un honnête homme peut à peu près désirer de voir, les déserts américains, les ruines de Rome et de la Grèce, le commencement des mœurs orientales ou asiatiques; j’aurais joui à peu près de tous les succès littéraires qu’un homme peut attendre pendant sa vie, et j’en connaîtrais la valeur. J’aurais connu un peu les divers états de la vie, les camps et la politique, la cour et la ville, le malheur et ce qu’on appelle la prospérité. Il ne me manquera rien pour être un sage[23]. » Et Mme de Beaumont, où est-elle dans tout ce développement oratoire? Son nom arrive pour achever la tirade : « Si je la perds, comme je le crains, je recevrai le dernier coup. »

Elle savait tout cela et restait néanmoins attachée. Si nous ne possédons pas les lettres que lui écrivait Chateaubriand, il a pris soin d’en reproduire des fragmens en changeant l’adresse. Il écrivait si peu à Villeneuve, du moins dans ce temps-là, que Joubert priait Mme de Beaumont de lui citer quelques mots de chacune des lettres qu’elle recevrait de Rome : « Je suis assuré que vous les choisirez toujours si bien, que sans vous fatiguer, ils pourront me suffire à me donner une idée du reste. » Et, en effet, avant de partir pour le Mont-d’Or, elle lui envoie un extrait; or, dans l’édition des œuvres complètes de Chateaubriand, cet extrait figure comme lettre adressée par lui à Joubert. C’est une erreur volontaire[24]. En arrivant le 23 juin à Rome, ce n’est pas à Villeneuve, mais à la femme qu’il avait laissée presque mourante qu’il se hâte de donner de ses nouvelles. « M’y voilà enfin, écrit-il, toute ma froideur s’est évanouie. Je suis accablé, persécuté par ce que j’ai vu; j’ai vu, je crois, ce que personne n’a vu, ce qu’aucun voyageur n’a peint : les sots! les âmes glacées! les barbares! Quand ils viennent ici, n’ont-ils pas traversé la Toscane, jardin anglais au milieu duquel il y a un temple, c’est-à-dire Florence? N’ont-ils pas passé en caravane, avec les aigles et les sangliers, les solitudes de cette seconde Italie appelée l’état romain? Pourquoi ces créatures voyagent-elles? Arrivé comme le soleil se couchait, j’ai trouvé toute la population allant se promener dans l’Arabie déserte, à la porte de Rome : quelle ville ! quels souvenirs! » Toutes ses notes sur l’Italie sont prises dans sa correspondance avec Mme de Beaumont. Lorsqu’elle vint s’éteindre dans la maison de la place d’Espagne, Chateaubriand reçut d’elle tous les papiers qui pouvaient tomber entre des mains étrangères; il restitua à Joubert ses propres lettres, qu’on a pu ainsi publier. Quant à la promenade dans Rome au clair de lune, elle avait été écrite pour Mme de Beaumont; elle y fait allusion : « Du haut de la Trinité-du-Mont, les clochers et les édifices lointains paraissent comme les ébauches effacées d’un peintre, ou comme des côtes inégales vues de la mer, du bord d’un vaisseau à l’ancre. Que se passait-il, il y a dix-huit siècles, à pareille heure et au même lieu ? »

Certes, cette poésie du passé, les descriptions de la villa Adriana, et des longues arcades festonnées de lierre, la peinture de ces silencieuses galeries ornées de chefs-d’œuvre et de la solitude de ces loges étudiées par tant d’artistes illustres, étaient faites pour ébranler l’imagination d’une femme instruite et bien douée ; elle espérait peut-être, malgré ses défaillances, que les souffles venus des montagnes de la Sabine et passant sur la Farnésine et le Colisée seraient tièdes à sa poitrine; la séduction lente et intime que Rome apporte aux âmes fortes et rêveuses, le sentiment de grandeur qu’elle laisse et qui fait que, lorsqu’on rentre dans la vie moderne, les regards ont quelque peine à s’habituer aux vulgarités, tout cela, qui l’eût plus senti, plus compris que Mme de Beaumont? Mais le suprême attrait était de rejoindre celui qu’elle entourait d’une sollicitude insatiable et d’une admiration continue. Le souvenir des intimités de Savigny était toujours présent.

Ce fut pourtant toute une lutte, dans sa société choisie, pour s’opposer à ce périlleux départ. Seule, Lucile la comprenait : « Mon frère m’a mandé (30 juillet) qu’il espérait vous voir en Italie... Je ne lui céderai pas le bonheur de vous aimer; je le partagerai avec lui toute ma vie. Mon Dieu! madame, que j’ai le cœur serré et abattu ! Vous ne savez pas combien vos lettres me sont salutaires, comme elles m’inspirent de dédain pour mes maux ! Souffrez que je vous recommande encore votre santé... Comment ne vous aimez-vous pas? Vous êtes si aimable et si chère à tous ! » Fontanes, surtout, fut extrêmement contrarié de ce voyage. Il se préoccupait peu de la santé de Mme de Beaumont ; il ne voyait que l’avenir de Chateaubriand et le parti que les envieux ou les jaloux pourraient tirer encore de la publicité donnée à une affection dont le monde ne connaissait pas le désintéressement et la hauteur. Déjà le sanglier d’Érymanthe avait grondé lors de la retraite à Savigny. Mme de Beaumont l’avait su, et, dédaignant toute explication personnelle, elle avait confié sa peine à Joubert. Ce fut bien pis lorsque Fontanes apprit sa résolution définitive : « Pour comble de ridicule, écrit-il à Guéneau de Mussy (5 octobre), Mme de Beaumont est en Italie et se rend à Rome. Je suis désolé. Je défends le mieux possible mon ami, mais que puis-je contre l’orage? » Pauline n’avait pas été ébranlée par les critiques ; Joubert, plus indulgent, plus tendre et aussi plus distingué de cœur, n’avait d’autres soucis que la fatigue et la longueur du chemin pour un être épuisé. Mais il sentait que le « vent du désert et le froid de l’isolement étaient encore plus funestes que tous les autres. « Il fallait se rendre enfin : « Conservez-moi votre amitié, lui répondit Mme de Beaumont, et soyez sûr qu’elle est peut-être le plus fort lien qui m’attache à la vie : Villeneuve et Rome renferment ce qui m’est le plus cher au monde[25]. »

Elle quitta le Mont-d’Or le 5 septembre et s’arrêta à Clermont-Ferrand. Elle s’y plut ; elle en aimait les toits plats, les points de vue, ce qui en faisait une ville singulière ; elle se sentait dans la province d’où les Montmorin étaient sortis. Elle avait retrouvé une excellente cousine, Mme de Vichy, qui s’était mise à l’adorer, et puis elle entendait enfin parler en Auvergne, mieux qu’ailleurs, de ses vieux parens, de sa mère, de son père, et la façon dont on lui en parlait lui donnait de vraies jouissances. Les premiers jours, elle put croire que les eaux étaient allées chercher la vie et la lui avaient apportée. Adoucissement trompeur et passager ! un refroidissement amenait bientôt une quinte de toux, et néanmoins elle partait pour Lyon[26]. Joubert lui écrivait le 14 septembre, c’était son avant-dernière lettre ; il la suppliait de ménager sa vivacité, il tournait de tous les côtés son imagination pour chercher quelques soulagemens à la malade. Il répétait, pour la centième fois, à celle dont l’ardeur allait gaspiller ses derniers jours, que la vie est un devoir, et qu’il faut attiser ce feu sacré, en s’y chauffant de son mieux, jusqu’à ce qu’on vienne nous dire : «C’est assez ! » Il était tenté de se fâcher, voyant à quel point Pauline était aimée de ses amis, et combien elle le croyait peu. Il attendait avec impatience et inquiétude sa dernière décision, le repos à Villeneuve ou le voyage à Rome. Ce ne fut pas la raison qui l’emporta. Ballanche, qui la reçut à Lyon, prévint Chateaubriand. Il lui mandait qu’un malheur immédiat n’était pas à craindre et que l’état de la malade paraissait s’améliorer.

Elle partit pour l’Italie, et le 1er  octobre, elle était à Milan. Elle s’efforça de rassurer Joubert lui affirmant qu’elle était arrivée en meilleur état qu’elle ne l’espérait, quoique extrêmement fatiguée. Son cœur était si triste[27] ! Chateaubriand n’avait pu venir jusqu’en Lombardie à sa rencontre ; mais il lui avait envoyé un compagnon sûr, respectueux et discret, M. Bertin l’aîné. Chassé de Paris en vertu d’un ordre arbitraire, relégué pendant quelque temps à l’île d’Elbe, M. Bertin avait obtenu à grand’peine la permission de voyager. Il séjournait à Florence lorsqu’il rencontra pour la première fois Chateaubriand aux funérailles d’Alfieri. Revenu à Rome avec lui, leur liaison était devenue promptement assez étroite pour que, retenu par le devoir officiel auprès du cardinal Fesch, il confiât à son nouvel ami la mission d’aller chercher à Milan la fille du comte de Montmorin.

Ce fut à Florence qu’il la rejoignit lui-même. Il fut terrifié à sa vue ; elle n’avait plus que la force de lui sourire. La voiture cheminait au pas. L’automne, en Italie, est la plus délicieuse des saisons. La nature se repose dans l’harmonie des couleurs et dans la douceur du ciel. Tout y apaise le regard. Pauline attachait moins ses yeux sur le beau pays qu’elle traversait que sur l’homme qu’elle aimait et admirait tant ! Ils avaient pris la route de Pérouse. « Que m’importait l’Italie ? J’en trouvais encore le climat trop rude, et si le vent soufflait un peu, les brises me semblaient des tempêtes. » Ainsi parlait en 1837, après plus de trente ans, René vieilli, écrivant ses Mémoires. Le cœur lui battait en remuant les cendres des tendresses de sa jeunesse. À Terni, Mme de Beaumont parla d’aller voir la cascade. « Ayant fait un effort pour s’appuyer sur mon bras, elle se rassit et me dit : Il faut laisser tomber les flots ! » C’étaient des paroles comme seule, dans sa mélancolie, elle savait les prononcer. Ils descendirent par la voie Appienne, entre cette allée de tombeaux en ruine, longeant cette campagne, dont « le silence était aussi vaste que le tumulte des hommes qui l’avaient foulée, » et contemplant cet horizon qui n’est comparable à aucun autre pour la beauté des lignes. Pauline ne pouvait que serrer la main à Chateaubriand lorsqu’elle l’entendait lui décrire les grandeurs des paysages à qui elle demandait le repos. C’est ainsi que, bouleversés par les plus fortes émotions, ils entrèrent dans la ville éternelle. Ceux qui ont vu Rome connaissent la place d’Espagne. Il y a quatre-vingts ans, dans la portion la plus rapprochée de la Trinité-du-Mont, et qui touche la rue Saint-Sébastien, existait une petite maison, avec un jardin d’orangers, s’étendant jusqu’au-dessous du Pincio, et une cour plantée d’un figuier. Ce fut dans cette retraite abritée que Chateaubriand installa son amie malade. C’est là qu’elle s’éteignit vingt jours à peine après avoir retrouvé celui qu’elle avait à tout prix voulu rejoindre.


A. BARDOUX.

  1. Voyez la Revue du 15 juin, du 15 juillet, du 15 août et du 15 septembre.
  2. Lettres de Joubert, 18 novembre 1804 et 12 juillet 1806.
  3. Mémoires d’outre-tombe, et lettre de Joubert à Chênedollé (15 juin 1803).
  4. Lettre du 1er décembre 1800.
  5. Lettre de Sismondi à Mme d’Albany (mars-juillet 1803).
  6. Vinet, Études sur la littérature française au XIXe siècle.
  7. Première édition du Génie du christianisme; Migneret, 1802.
  8. Lettre de Mme de Beaumont à Joubert (23 mal 1801).
  9. Mémoires d’outre-tombe.
  10. Lettre de Mme de Beaumont (septembre 1801).
  11. Considérations sur la révolution française, par Mme de Staël.
  12. Lettre de Mme de Beaumont du 18 septembre 1801.
  13. Décade philosophique (20 prairial, 10 et 20 messidor an X).
  14. Journal des Débats (6 prairial an X).
  15. Journal des Débats (5 messidor an X); Publiciste (14 floréal an X); Mercure, 4 thermidor et 3 ventôse an XI).
  16. Lettres de Mme de Beaumont (7 fructidor, 7 vendémiaire 1802).
  17. Lettre à Chênedollé (2 août 1803).
  18. C’est à l’obligeance de M. Marc-Monnier que nous devons communication de cette lettre inédite.
  19. Lettre de Mme de Beaumont (juin 1803).
  20. Lettre de Mme de Beaumont (juin 1803).
  21. Lettres de Mme de Beaumont des 20, 23 et 26 août 1803.
  22. Lettres de Joubert des 26 juillet et 23 août 1803.
  23. Lettre de Chateaubriand à Guéneau de Mussy (31 août 1803).
  24. Édition de 1832 chez Fume.
  25. Lettre de Mme de Beaumont du 4 septembre 1803.
  26. Lettres de Mme de Beaumont des 7 et 9 septembre 1803.
  27. Lettre de Mme de Beaumont du 1er  octobre 1803.