Paul Lacomblez, éditeur (2p. 149-156).


X


François avait obtenu une grosse commande de la Ville : cinquante Stanley-Falls, nouveau système, à placer dans diverses écoles de Bruxelles, notamment dans les établissements de demoiselles.

Cette fois il était lancé : bientôt après il devint le fournisseur du Gouvernement. Mais au milieu des sourires de la fortune, il ne retrouvait pas sa bonne humeur et gardait au fond de l’âme une incurable tristesse. Bien qu’il s’acharnât à sa besogne et se multipliât pour satisfaire aux ordres venus de toutes parts, il restait fidèle à son chagrin. Non, il ne pouvait oublier : non, sa peine ne voulait pas guérir et lentement elle entamait le corps robuste de ce grand garçon.

Alors que tout le monde avait applaudi à son acte de bravoure qui n’était peut-être, il se l’avouait à lui-même, qu’un acte de désespoir, il en voulait au hasard d’avoir lancé sur son chemin ce cheval maudit auquel était justement suspendu un homme qui ne lui pardonnerait jamais de l’avoir sauvé.

De fait, le major Platbrood ne l’avait pas remercié. Bien mieux, il osait prétendre maintenant que le plombier était accouru quand la bête, ralentissant son allure, allait s’arrêter, vaincue par lui. Cette version, il est vrai, ne trouvait créance auprès de personne.

Certes, la visite de Kaekebroeck, ses affectueuses félicitations avaient touché le jeune homme ; mais Joseph ne s’était pas expliqué sur les sentiments de Pauline… Alors que lui importait tout le reste ?

Enfin l’état de son vieux père s’était subitement aggravé et ajoutait encore à ses préoccupations. Il n’y avait pas à se le dissimuler, le père Cappellemans allait fort mal et le médecin n’augurait rien de bon. L’œdème gagnait lentement : les premières ponctions avaient soulagé l’hydropique, mais elles se faisaient de moins en moins efficaces. L’eau bientôt noierait le cœur : c’était une question de quelques semaines.

Jamais détresse plus grande n’avait étreint le pauvre François et il lui fallait une énergie peu commune pour diriger ses affaires.

Un soir qu’il s’en revenait du Ministère, où il installait en ce moment de nouveaux appareils, il rencontra le père Verhoegen qui lui apprit incidemment le prochain mariage de Mlle  Platbrood. La date en avait été avancée : c’était pour le quinze avril.

Et cette nouvelle ranima le souvenir de Pauline dans l’âme endolorie du jeune homme. Il murmura tristement :

— Je me suis pourtant laissé dire que Mlle  Platbrood n’était pas si contente d’épouser le fils Maskens…

— Oh, ça je ne sais pas ! repartit le père Verhoegen d’un air de doute. C’est vrai, elle ne savait pas le sentir, même qu’elle lui faisait des affronts en société et partout. Mais elle a changé à présent. Elle est aimable avec lui et l’autre jour, au dîner des fiançailles, j’ai vu qu’ils riaient ensemble. Les jeunes filles, ça c’est tout de même quelque chose ! Ça marierait n’importe qui pour être Madames…

François rentra anéanti, épuisé de désolation. Le cordier l’avait heurté sur une plaie vive…

Or, le lendemain, on jouait Werther au Théâtre Royal pour une nouvelle représentation de la Grande Harmonie. Toute la journée, François eut le désir fou de revoir une fois encore Mlle  Platbrood avant qu’il en fût fait à jamais. Et c’était chez lui comme un besoin de se torturer davantage, de pénétrer plus à fond dans la souffrance, d’éprouver cette volupté du désespoir que ceux-là seuls connaissent qui ont aimé et goûté aux lèvres de miel de la grande Déesse…

Mais le soir, vers neuf heures, il hésitait encore. Tout à coup il se décida, courut au théâtre.

Il entra dans la salle au milieu d’un entracte.

Pauline était là dans une première loge à côté de sa mère. Par extraordinaire ou plutôt par coquetterie, elle portait une jolie robe sombre qui ne faisait que mieux valoir son teint de blonde Madeleine. Jamais ses yeux si grands, si limpides et si bleus, n’avaient brillé d’un tel éclat. Elle avait son air de fraîche, de rayonnante santé et souriait de toutes ses dents blanches, tandis que le fils Maskens, penché sur elle, lui parlait dans les frisons fous de sa nuque.

Et au bord de son corsage échancré, sur le sein gauche, elle avait épinglé un merveilleux pavot rouge dont le cœur d’étamines, figuré par un solitaire de la plus belle eau — cadeau de noces, assurément — lançait des feux magnifiques qui perçaient François comme autant de poignards.

Soudain elle aperçut l’humble jeune homme dans le couloir des stalles : mais elle ne frémit pas, elle n’eut pas un seul battement de paupières ; à peine devint-elle un peu pâle. Puis ses yeux lumineux, bientôt détournés, sourirent de nouveau aux propos du fiancé…

Alors elle apparut à François si indifférente et lointaine, si détachée de lui, si inconnue presque, qu’un froid terrible s’insinua dans ses os. Il ne retrouvait plus la bonté de ses yeux bleus, cette expression languide et si douce de son regard d’autrefois. Elle était autre. Et sans colère ni rancune, il comprit que cette Pauline-là ne l’avait jamais vu, qu’elle ne l’avait jamais aimé. Et il se sentait grotesque, lui pauvre plombier, d’avoir aspiré à cette fleur de paradis !

Pourtant il se rappelait ; un instant il l’avait tenue entre ses bras : les baisers de Pauline avaient brûlé ses lèvres et le feu en couvait encore au fond de son cœur…

Cependant les rideaux s’ouvrirent. C’était le troisième acte.

Il vit Werther, et cet homme aux lèvres frémissantes, sublime dans sa douleur, le tira un moment hors de lui-même avec ses cris de passion et de désespoir.

Il s’exalta, auna son âme à la sienne, et comme lui il voulait mourir.

Soudain dans un silence de l’orchestre, une veule voix de femme sortit de la baignoire contre laquelle François était appuyé :

— Oeïe mon Dieu, moi je ne sais pas rester, ça est tout de même une pièce trop triste !

Cependant des nuages peints s’étaient abaissés sur la fuite de Charlotte. Alors François, saisi de vertige, se fraya passage parmi les habits noirs, bouscula tout le monde et se sauva comme un fou au milieu des protestations.

Maintenant il courait à travers les rues. Mais dans la nuit glacée, sous les étoiles scintillantes, il pensa tout à coup à son père moribond. Sa fièvre tomba, et l’âme détendue, il se mit à pleurer…