Paul Lacomblez, éditeur (2p. 139-148).


IX


Les premiers, Adolphine et Joseph étaient devenus les confidents de Pauline, et tout de suite ils avaient approuvé le choix de leur sœur ; en somme, François Cappellemans était bien le mari qu’il fallait à cette enfant très naïve, et elle serait parfaitement heureuse avec ce garçon un peu fruste, mais intelligent et très bon.

Aussi plaidèrent-ils avec chaleur la cause du plombier quand le moment fut venu. Mais, stupéfait d’apprendre qu’un jeune homme d’une si infime extraction et, pour comble, exerçant un métier si peu noble, osât aspirer à la main de sa fille et que celle-ci n’y vît aucun mal, M. Platbrood était entré dans une grosse colère contre son gendre qu’il accusait d’avoir encouragé Cappellemans. Il signifia tout net qu’on ne lui parlât jamais plus de cet ouvrier de malheur. Du reste il avait ses projets : Pauline n’épouserait qu’un jeune homme de son monde…

Joseph avait haussé les épaules et s’en était allé avec sa femme, bien résolus tous deux à soutenir Pauline si elle persistait dans sa tendresse.

Cependant M. Platbrood redoutait le blâme de son gendre, dont l’éducation soignée lui en imposait. De plus, il le savait d’esprit hardi et sans préjugés. Il comprit tout de suite que s’il n’avait d’autre grief contre François Cappellemans que son obscure naissance, il risquait fort d’être vivement combattu par l’entêté Joseph qui ne manquerait pas, à force d’épigrammes, de le déconsidérer dans l’admiration des bonnes gens, et prendrait un malin plaisir à divulguer partout l’humble parenté de son beau-père. Et il en frémissait d’avance, car tout le monde semblait avoir oublié à présent qu’il était le « fils de la petite boutique de fil » de la rue des Bateaux.

Donc sa joie fut grande quand M. Maskens, très renseigné sur la secrète inclination de Pauline, lui révéla un jour l’indignité de ce Cappellemans qui « avait un enfant d’une sale femme de l’impasse du Polonais ».

Cette histoire n’avait d’autre fondement qu’une bagarre, où le généreux François était intervenu en faveur d’une pauvre marchande d’oranges traquée par la police, ce qui lui avait valu cinq francs d’amende.

Triomphant, M. Platbrood s’était empressé de rapporter la nouvelle à son gendre en le faisant bon juge de sa résistance. Joseph demeura vivement étonné sinon incrédule, mais il n’en parut pas plus chaud pour cela à approuver le mariage de Pauline avec le fils Maskens dont il savait la réputation déplorable ; il se promit de lutter contre ce nouveau et tout aussi indigne prétendant. Toutefois la délivrance d’Adolphine étant proche, Kaekebroeck s’affranchit pour l’instant de toutes autres préoccupations. Mais quand l’enfant eut paru et que la jeune mère se fut relevée bien portante, Joseph s’inquiéta de sa pauvre belle-sœur et la réconforta de son mieux en l’assurant qu’elle n’épouserait pas le fils Maskens ou qu’il y perdrait son nom.

Un après-midi qu’il était allé prendre des nouvelles de Mme Mosselman et de ses florissants jumeaux, Pauline arriva rue du Boulet et se jeta en sanglotant dans les bras d’Adolphine en train de bercer sa petite fille.

— Eh bien, eh bien Polintje ! fit la grande sœur bouleversée, qu’est-ce qu’il y a maintenant ?

Et saisissant la tête de la jeune fille dans ses fortes mains, elle l’obligea à la regarder.

Alors Pauline conta en pleurant qu’elle venait de rencontrer François Cappellemans juste à deux pas de la maison. Et elle l’avait à peine « remis » tant le jeune homme était pâle et fiévreux : et il marchait en boitant, appuyé sur le bras d’un ouvrier…

— Ah, ça m’a fait un effet, n’est-ce pas ! Je sentais mon cœur devenir tout blanc…

Et elle ajouta avec tristesse :

— Sans doute qu’il s’est encore une fois battu dans l’impasse du Polonais ?

Certes, elle ne l’aimait plus, mais devant la souffrance du jeune homme, toute sa compassion de femme avait jailli en source vive et submergé pour un moment son irrémédiable mépris.

— Oui, répondit Adolphine rêveuse, on m’a aussi dit ça qu’il avait une si vilaine figure…

Puis d’un brusque élan, elle éclata :

— Eh bien, moi, je ne sais qu’à même pas croire tout ce qu’on raconte sur ce garçon. Et Joseph non plus, na ! Du reste on aura bientôt des renseignements…

En ce moment le poupon se mit à vagir dans son berceau :

— Och arm, s’attendrit la jeune femme, elle a faim. Ça, c’est une petite goulue !

Elle prit le bébé et se dégrafa en toute hâte. Et tandis que l’enfant, encore tout rouge et fripé, tétait avidement, ses petites mains agrippées au beau sein gonflé de vie, Adolphine s’enquit de son père et demanda si Alberke était sage chez sa bonne-maman…

Et quand Pauline l’eut rassurée :

— Eh bien, interrogea-t-elle, on ne sait toujours pas qui a arrêté le cheval de Papa ? Ça c’est une drôle d’histoire !

En effet le sauveteur de M. Platbrood restait inconnu. L’affaire faisait un bruit énorme dans le quartier et l’on glosait à perte de langue sur l’émouvant fait-divers du dimanche. Mais comme il n’y avait en somme aucune victime, on commençait à se moquer du glorieux major. M. Rampelbergh excitait les railleurs. C’est ainsi qu’il annonçait partout que Platbrood mènerait probablement le prochain paper-hunt de la garde civique.

Pendant ce temps, le major, très ému de cette burlesque aventure, se demandait s’il oserait jamais reparaître dans la rue. Surtout il ne décolérait pas contre ces stupides journaux qui, non contents d’avoir relaté l’accident, entretenaient à présent l’émotion du public par leurs entrefilets sur le mystérieux sauveteur.

— Pourtant, narguait le droguiste, je croyais que la presse ça était le plus grand levier des temps modernes, comme a dit Paul de Kock !

M. Platbrood ne voulait point admettre qu’on l’eût sauvé. Son cheval s’était sans doute arrêté tout seul. Mais il n’eût pas osé le jurer ; car dans l’effroi du moment, il était devenu aveugle. Il ne se rappelait à vrai dire que la terrible pétarade de l’automobile : après cela ç’avait été le vent, le vertige, la folie et il ne se souvenait de rien, non plus que s’il avait été déjà mort.

Cependant le nourrisson gorgé de lait s’était endormi et Adolphine le reposait doucement dans la barcelonnette, quand la porte de la rue se referma avec fracas, ébranlant toute la maison.

— Voilà Joseph, dit Adolphine en riant, ça est sa façon de clacher la porte ! Oeïe, je suis si fâchée pour ça !

On entendit des pas précipités dans l’escalier et soudain Kaekebroeck entra en coup de vent, selon son habitude.

— Eureka, eureka ! s’écria-t-il avec exaltation, en agitant un journal au-dessus de sa tête. On sait qui a arrêté le cheval ! Devinez un peu qui c’est ?

Et comme les deux femmes demeuraient interdites :

— Tenez, dit-il en leur jetant la feuille imprimée, c’est dans le Soir de 4 heures…

Et elles lurent :

« On connaît enfin le nom du jeune homme qui s’est bravement élancé à la tête du cheval de M. Platbrood dans la matinée de dimanche. C’est le fils du sympathique plombier de la rue Sainte-Catherine, M. François Cappellemans. Celui-ci a reçu quelques contusions, assez graves pour l’obliger à garder la chambre. Mais il va mieux et a pu faire une courte promenade aujourd’hui au bras d’un de ses ouvriers.

» Ajoutons que le Bourgmestre est allé lui rendre visite ce matin et l’a vivement félicité. »

— Mon Dieu, mon Dieu ! gémit Pauline en s’affalant dans un fauteuil.

— Non, mais ça c’est une bonne ! lança Adolphine toute radieuse, les bras m’en tombent !

— Eh bien je les ramasse ! dit gaiement Joseph.

Et saisissant sa femme à la taille, il l’attira vers lui et baisa ardemment sa belle gorge demi nue…