Paul Lacomblez, éditeur (2p. 157-164).


XI


C’était vrai que Mlle Platbrood regardait le fils Maskens avec moins de dureté. L’amour violent du jeune homme que les hauteurs de Pauline n’avaient point su décourager, était-il pour quelque chose dans cet adoucissement d’humeur ? Ou bien l’habitude de le voir tous les jours, l’inutilité d’une résistance quelconque aux desseins de son père, avaient-elles finalement persuadé la jeune fille et entamé son indifférence ?

Ni Monsieur ni Madame Platbrood ne cherchaient à résoudre ce problème sentimental, trop heureux de retrouver une fille gaie et bien portante, soumise à leurs volontés judicieuses.

Pauline consentait maintenant à parler à son fiancé, et parfois même elle lui accordait un sourire pour son dimanche. Par exemple, où elle se montrait encore intraitable malgré les instances de ses parents, c’était sur le chapitre des menues privautés permises entre futurs. Jamais elle n’avait accordé le moindre petit suffrage au jeune homme dont elle enflammait le sang par ses refus offensés. Aussi une rage sourde, née des tortures du désir, s’emparait parfois du fiancé et le ramenait à la brutalité de ses façons libertines.

Mais Pauline, devenue prudente, savait lui échapper avec adresse et il revenait auprès d’elle honteux et humilié, promettant d’être sage, de ne plus rien exiger avant l’heureux jour des noces.

Un instant, M. Platbrood avait grandement redouté que toute cette fanfare que l’on menait autour de François Cappellemans, ne réveillât le sot caprice de sa fille pour ce malencontreux plombier, sauveteur à ses moments perdus. Mais, chose bizarre, qui le surprenait peu d’ailleurs chez une femme, créature si souvent absurde et contradictoire, c’était justement à partir de l’exploit de ce bel amoureux que Pauline, domptant ses répugnances, s’était départie de ses rigueurs envers Achille Maskens.

Il ne trouva d’autre explication à cette attitude que celle qui contentait le mieux sa vanité, et c’était que Pauline refusait tout bonnement de croire aux prouesses du plombier et faisait large part aux mensonges des journaux. Il lui trouva pour une fois beaucoup de jugement.

Pourtant, désireux de profiter de ses dispositions excellentes, il avança le banquet de fiançailles, qui eut lieu en grande pompe à la fin de février, et fixa le mariage au 15 avril suivant.

Pauline, loin de contredire à cet arrangement, parut l’approuver sans réserve et tout fut ainsi pour le mieux.

Mais tandis que la bonne Mme Platbrood, anxieuse et pleurarde, recevait les félicitations de ses amies tout de suite emballées dans la description de leurs robes de noces, et pendant que le major courait la ville et la province, à la recherche d’un très vieux cheval qui eût encore belle apparence, et sur le dos duquel il se promettait de prendre une éclatante revanche, Pauline, sous prétexte de consulter Mme Kaekebroeck au sujet de son trousseau, s’évadait de la maison tous les après-midi et volait chez sa grande sœur.

Et là, dans un relâche de sa volonté, elle se reposait de toutes ses contraintes, se refaisait une provision de courage pour remplir à nouveau son rôle de gaîté insouciante en face de ses parents. Car c’était Joseph qui lui avait conseillé cette simulation héroïque de l’obéissance aux volontés paternelles : c’était Joseph, son accumulateur de force et d’énergie.

À vrai dire, Kaekebroeck ignorait encore où cette comédie les pourrait mener. À un éclat ? Il y répugnait sincèrement, sans le craindre cependant s’il devait être le seul moyen de sauver Pauline d’un mariage déplorable. D’ailleurs il comptait beaucoup sur l’indignité du fils Maskens.

À ce propos, il méditait depuis quelque temps certain projet d’enquête, et se confia à M. Rampelbergh dont les bonnes relations avec la police pouvaient être précieuses.

— Écoutez, lui dit le droguiste, je vais parler Van Swieten. Ça est un fin ! Il a mangé du renard… Il saura bien trouver quelque chose sur notre « galiard »…

Et l’on avait commencé une instruction discrète sur la vie de Cappellemans et celle d’Achille Maskens. Il fut établi tout de suite que « l’enfant d’une sale femme de l’impasse du Polonais » était une légende inventée de toutes pièces. François était la vertu, la candeur même.

Quant au fils Maskens, les deux hommes se désespéraient : ils ne trouvaient rien contre lui qui fût un cas de rupture. Néanmoins ils cherchaient avec ardeur, lorsqu’un soir Van Swieten leur apprit que le jeune homme s’était rendu dans son bureau pour lui enjoindre de surveiller sans retard deux de ses maîtresses qui le menaçaient d’un esclandre épouvantable le jour de ses noces.

Aussitôt Joseph vola chez l’une de ces femmes tandis que M. Rampelbergh courait chez l’autre. Quand ils se retrouvèrent, le cas de rupture était clair : Maskens avait deux enfants et même un troisième qui fructifiait ! Et les preuves étaient là, plus de dix lettres où le stupide Don Juan suppliait ses amies de se taire, achetait leur silence par les plus extravagantes promesses.

Muni de ces documents sans réplique, Joseph se transporta chez son beau-père et se donna d’abord le malin plaisir de le prêcher au nom de la morale, afin qu’il reprît sa parole si imprudemment engagée. Et comme l’imposant M. Platbrood souriait avec indulgence, étonné de l’audace de son gendre, brusquement celui-ci exhiba les pièces décisives.

Le mariage était rompu. Pauline était sauvée.

Mais, sa honte bue, le major tomba dans une sourde rage : il ne se consolait pas d’une rupture qui le privait d’une alliance si utile à son ambition. Car il comptait maintenant sur le beau-frère de M. Maskens, le sénateur, pour obtenir des rubans de toutes sortes.

— Jamais, dit-il à sa fille, jamais, entendez-vous, je ne consentirai à votre mariage avec le fils Cappellemans. Vous partirez lundi pour le couvent de Jette…

Mais le lundi suivant, la jeune fille disparut de la maison et demeura introuvable.

M. Platbrood oubliait que Pauline avait vu Louise à la représentation de la Grande Harmonie…