Paulin (Tome 2p. 160-172).
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Troisième partie


CHAPITRE XVIII.

L’ÉPINGLE.


— Vous m’avez demandée, marraine ? — dit Iris.

— Oui… Fermez la porte… et voyez si personne ne peut nous entendre. Iris sortit un instant et revint.

— Personne, marraine.

Le cœur de Paula battait d’une façon étrange ; elle baissait les yeux devant le regard pénétrant de la bohémienne ; enfin elle lui dit avec effort :

— Écoutez bien ; la conversation que je vais avoir avec vous sera la dernière que nous aurons au sujet de… ce que vous savez. Vous m’avez dit, il y a quelques jours : Un mot, un signe de vous… cette épingle… je suppose, et…

Paula ne put achever.

Iris reprit :

— Et vous êtes libre !…

— Vous m’avez dit cela….

— Je le répète…

— Vous prétendez m’être dévouée ?

— Autrefois, maintenant, toujours.

— Donnez-m’en une preuve.

— Parlez, marraine.

— Dites-moi par quel moyen vous prétendez me rendre libre

La voix de madame de Hansfeld s’altéra ; elle reprit aussitôt et plus vivement : — Sans que ni vous ni moi soyons complices de… ce… ce qu’il faut faire pour cela.

Ces mots semblèrent brûler les lèvres de madame de Hansfeld.

— Pourquoi cette question ?

— Je ne crois pas à la possibilité de ce que vous m’avez proposé ; je ne songe pas à en profiter ; mais je veux connaître par quels moyens… vous prétendez… enfin, vous me comprenez…

— À quoi bon vous en instruire ?…

— S’ils me paraissent moins horribles que je ne le suppose… peut-être… je ne sais… — Puis la princesse, épouvantée de ce qu’elle venait de dire, mit la main sur ses yeux et s’écria : — Non, non, laissez-moi… allez-vous-en, ne revenez plus, je ne veux plus vous voir… sortez…

— Marraine, en grâce !…

— Non… sortez, vous dis-je…

— Eh bien ! je vais vous dire par quels moyens….

Et Iris baissa la voix, attendant avec anxiété une nouvelle injonction de sortir.

Paula resta muette.

Iris continua :

— Oui, je puis, si vous l’exigez, vous dire par quels moyens vous pouvez être libre… Mais prenez garde… prenez garde…

Madame de Hansfeld regarda fixement Iris.

— Que je prenne garde ?

— Oui… vous pourrez amèrement regretter de m’avoir interrogée à ce sujet… Vous avez des scrupules, ils deviendront plus grands encore si vous êtes instruite de mes desseins… Sans la parole que vous m’avez fait donner de ne pas agir à votre insu… je vous aurais épargné ces angoisses… Quelquefois même je me demande s’il n’est pas insensé à moi de vous obéir pour cela… Je n’ai d’autre but que votre bonheur… L’odieux du parjure ne retomberait que sur moi… peu importe… vous seriez heureuse.

— Oseriez-vous manquer à ce que vous m’avez promis ?

— Malheureusement je ne l’ose pas ; un mot de vous est une loi pour moi… Au moins que cette soumission à vos volontés vous donne une foi profonde, aveugle, dans ma parole…

— Dans votre parole ? — dit amèrement Paula.

— Oui… et je vous jure que les événements ont marché de telle sorte, sans que vous y soyez mêlée en rien, vous le savez mieux que personne… qu’avant huit jours… vous serez peut-être libre… et non seulement aucun soupçon ne vous atteindra, mais l’intérêt, mais les sympathies du monde seront pour vous…

Madame de Hansfeld regarda Iris avec surprise, presque avec stupeur.

— Mais, s’il en est ainsi, pourquoi ne pas me faire part de ces événements, puisque j’y suis, dites-vous, absolument étrangère ?

— À cause de vos scrupules, marraine.

— De mes scrupules ! pourquoi en aurais-je ? Ne suis-je pas innocente de ce qui se passe ?

— Vos scrupules naîtront… quoique insensés… Ils naîtront, vous dis-je, et vous les écouterez.

— Comment cela ?

— Supposez-vous instruite, par je ne sais quel prodige, de l’avenir d’une personne qui vous soit absolument indifférente… que vous ne connaissez même pas… Cette prescience vous apprend que cette personne doit mourir dans huit jours… mourir fatalement, sans que vous soyez pour rien dans les causes de cette mort, sans qu’elle vous profite en rien… sans que vous puissiez changer le cours des événements qui l’amènent… N’éprouverez-vous pas une sorte d’angoisse à cette révélation ? ne vous regarderez-vous pas pour ainsi dire comme complice du destin en voyant cette personne ignorante du sort terrible qui l’attend, tandis que vous en êtes instruite… vous ?

— Je ne me croirais pas complice de cette mort, mais j’éprouverais de la terreur en voyant cette personne marcher, confiante et paisible, vers un abîme qu’elle ignore.

— Eh bien ! cette terreur ne deviendra-t-elle pas un remords s’il s’agit de votre mari, si sa mort comble tous vos vœux, réalise toutes vos espérances ?

— Que dites-vous ?

— Quelque innocente que vous fussiez d’une telle catastrophe, ne vous regarderiez-vous pas presque comme criminelle… seulement parce que vous étiez instruite à l’avance ? Encore une fois, ne m’interrogez pas davantage… ne me forcez pas à parler… vous vous en repentiriez, il serait trop tard… Confiez-vous à moi.

— Me confier à vous… non, non, je sais ce dont vous êtes capable… J’étais certainement innocente de vos affreuses tentatives sur M. de Hansfeld… et les apparences me condamnaient. Pourtant je vous dis que je veux tout savoir.

— Êtes-vous décidée à renoncer à M. de Morville ?

— Que vous importe ?…

— Il faut que je le sache… dans ce cas seulement je dois parler… Il serait cruel de laisser périr pour rien… deux créatures de Dieu….

— La vie de deux personnes serait donc en danger ? — s’écria madame de Hansfeld.

— Malheur sur moi ! malheur sur vous ! — dit Iris désolée ou paraissant l’être de l’indiscrétion qui lui échappait. — Vous me faites dire ce que je ne voulais pas dire. Eh bien ! oui, à cette heure, la vie de deux personnes est en danger….

— Béni soit Dieu qui t’a fait parler ; jamais je n’achèterai le bonheur de ma vie entière à un tel prix… Je renonce à M. de Morville, et que je sois maudite si jamais…

— Arrêtez… marraine. Je sais la puissance de vos scrupules… mais je sais aussi la puissance de votre amour… Quoiqu’il s’agisse de la vie de deux personnes… vous pourriez être maudite…

— Malheureuse…

— Tenez, marraine, laissons les événements suivre leur cours… ce qui sera… sera…

— Maintenant que tu m’as rempli l’âme de terreur, car je sais ce dont tu es capable, tu veux te taire… Non, non, parle… je l’exige…

— Eh bien donc, puisque vous m’y forcez, apprenez tout… Le prince aime Berthe et il en est aimé… Vous savez la jalousie féroce de M. de Brévannes… Il hait déjà le prince parce qu’il est votre mari… Maintenant qu’il le sait aimé de sa femme, il le hait à la mort… Supposez Berthe assez imprudente pour accorder un rendez-vous à M. de Hansfeld, rendez-vous innocent ou coupable, volontaire ou forcé, peu importe ; M. de Brévannes en est instruit, il les surprend tous deux par la ruse : les apparences sont contre eux… Que fait-il ? dites, que fait-il ?

— Mon Dieu !… mon Dieu !…

— Que fait-il ! Il se croit aimé de vous, il croit qu’en vous rendant libres, vous et lui, par le double meurtre qu’il peut commettre impunément, il obtiendra votre main…

— Mais c’est une machination infernale…

— Mais seriez-vous libre… ou non ?… Et en quoi auriez-vous participé à tout ceci ?… Votre mari vous trompe… pour la femme d’un homme que vous haïssez… Qu’y pouvez-vous ?… Cet homme les tue tous les deux… Êtes-vous sa complice ? Qui vous empêche ensuite d’épouser M. de Morville ?… En quoi lui-même peut-il jamais vous soupçonner d’avoir trempé dans cette machination ?… Bien plus, ainsi que je vous le disais, l’intérêt, les sympathies du monde ne seront-ils pas pour vous ?…

— Vous êtes folle… À peine M. de Brévannes se porterait-il à une si terrible extrémité s’il se croyait aimé de moi, et encore il n’oserait pas m’offrir une main… teinte du sang de mon mari…

— Cet homme est d’une jalousie d’orgueil si sauvage, que dans aucune circonstance il n’aurait hésité à tuer sa femme et son séducteur ; mais comme il vous aime avec d’autant plus d’ardeur qu’il se croit follement aimé de vous, il ne doute pas que vous ne braviez les convenances jusqu’à lui donner votre main, et il se hâte à cette heure de tendre le piège où sa femme et votre mari doivent infailliblement périr.

— Mais vous perdez la raison. Cet homme, si vaniteux qu’il soit, ne se croira jamais aimé de moi. À peine lui ai-je dit quelques paroles bienveillantes pour conjurer le mal qu’il pouvait me faire.

— Mais… j’ai parlé pour vous… moi !

— Vous avez parlé pour moi ?

Et Iris raconta à madame de Hansfeld l’histoire du livre noir.

Paula resta muette, anéantie, à cette révélation.

Elle ne pouvait croire à tant d’audace, à une combinaison si diabolique.

— Mais c’est épouvantable ! — s’écria-t-elle.

Iris regarda sa maîtresse en souriant d’un air étrange, et lui dit :

— Vous m’aviez jusqu’ici reproché d’agir sans votre consentement… j’ai eu tort… Je voulais vous cacher le fil des événements qui se préparaient, vous m’avez forcée de vous le découvrir… Vous devez vous en repentir, maintenant que vous savez tout… Ignorante de cette trame, son succès était pour vous un coup du hasard, vous en profitiez sans remords ; maintenant vous en êtes instruite… si vous ne la dévoilez pas, vous en êtes complice.

— Et pourquoi m’avez vous obéi ? — s’écria machinalement madame de Hansfeld. — Pourquoi m’avez-vous appris ces horreurs ?

Ce mot était odieux, il révélait la secrète et homicide pensée de Paula.

— Je vous ai obéi — reprit amèrement Iris — parce que j’attendais cet ordre avec impatience, et que si vous ne me l’aviez pas donné je vous aurais de moi-même instruite de tout ceci…

— Que dit-elle ?

— Je ne m’abuse pas ; en travaillant à votre bonheur, c’est à ma perte que je cours : lorsque vous aurez épousé M. de Morville, je ne serai plus pour vous qu’un objet de mépris et d’horreur… Certes, j’aurais pu agir en silence, sans vous prévenir, et vous laisser recueillir innocemment le fruit de cette sanglante combinaison. Mais je l’avoue… je n’ai pas eu ce courage ; je veux bien mourir pour vous, mais à condition que vous me disiez au moins : — Meurs pour moi !

— Étrange et abominable créature !

— Votre bonheur causera ma perte, je le sais ; mais au moins, au sein de votre heureux amour, peut-être aurez-vous un souvenir pour moi…

— Si vous vous sacrifiiez ainsi dans mon intérêt, vous eussiez attendu que ce que vous appelez mon bonheur fût assuré pour me faire cette nouvelle révélation…

— Non, marraine ; il se peut que vous ayez plus de vertu que d’amour, et alors votre bonheur eût été à tout jamais empoisonné. À cette heure, au contraire, en apprenant à quel prix vous auriez épousé M. de Morville, vous pouvez choisir, vous avez entre vos mains l’avenir de votre amour pour M. de Morville, le sort de Berthe de Brévannes et de votre mari… Un mot de vous à M. de Brévannes au sujet du livre noir… et il sait que vous ne l’aimez pas, qu’il est dupe d’une fourberie dont je suis l’auteur, et qu’au lieu de conduire sa femme à l’hôtel Lambert pour la faire plus sûrement tomber dans le piège qu’il lui tend ainsi qu’à M. de Hansfeld, il doit arracher Berthe à cet amour innocent encore… puisque la mort de sa femme et du prince lui est inutile ; tel est votre devoir, marraine, faites-le. Sans doute, M. de Brévannes, furieux, répandra contre vous les plus atroces calomnies… Que vous importe ?… ce sont des calomnies… Sans doute, M. de Morville pourra s’en affliger, y croire, et sourire amèrement en songeant à l’amour idéal et romanesque qu’il avait pour vous ; cela est triste ; que vous importe ?… pendant la longue vie qu’il vous reste à passer auprès du prince que vous n’aimez pas, et qui ne vous aime plus… vous pourrez vous répéter glorieusement chaque jour : J’ai fait mon devoir.

— Oh ! maudite sois-tu, démon vomi par l’enfer !… s’écria madame de Hansfeld avec égarement ; — laisse-moi… laisse-moi… Pourquoi viens-tu m’enfermer dans un cercle affreux dont je ne puis sortir sans causer la mort de deux infortunés, ou sans me jeter dans l’abîme d’un désespoir sans fin ?

— Vous assombrissez bien les couleurs du tableau, marraine ; vous pouvez sortir du cercle affreux dont vous parlez… mais pour aller le front haut et fier à l’autel avec M. de Morville, pour passer auprès de lui la vie la plus belle et la plus honorée.

— Oh ! tais-toi… tais-toi !

— Et cela sans lui faire parjurer ses serments, et cela sans le rendre coupable envers sa mère, car elle bénirait ce mariage, que vous pouvez contracter avec joie… sans honte, sans crime, en restant paisible à attendre les événements… ne provoquant rien, ne faisant rien, ne sachant rien…

— Tais-toi ! oh ! tais-toi !

— N’encourageant pas même par un mot hypocrite la vengeance féroce et intéressée de M. de Brévannes, en étant toujours avec lui froidement polie… Tout est prévu… Le livre noir parlera pour vous : le livre noir dira que, pour rendre plus tard votre mariage possible, il ne faut pas qu’on soupçonne M. de Brévannes de vous aimer et d’avoir calculé la vengeance qu’il aura tirée du prince et de Berthe… Cela vous épargne encore une assiduité qui, remarquée dans le monde, aurait pu éveiller la jalousie de M. de Morville… Je vous dis que tout était prévu… soigneusement prévu, marraine.

— Mon Dieu !… mon Dieu, délivrez-moi de l’obsession de cette créature !

— De sorte qu’après le tragique événement — reprit imperturbablement Iris — M. de Brévannes n’a aucun reproche à vous faire, et vous lui fermez votre porte sans un mot d’explication. Brévannes éclatera… que pourra t-il faire ou dire ? Le livre noir est entre mes mains, il n’a pas une lettre de vous ; d’ailleurs, pour se plaindre, il lui faudrait avouer l’infâme calcul qui lui a presque fait provoquer son déshonneur pour avoir le droit de tuer sa femme et votre mari… Mais il n’oserait, car il inspirerait autant de mépris que d’horreur, qu’en dites-vous, marraine ?

— Laisse-moi… te dis-je… va-t’en… va-t’en… tu m’épouvantes !

— Mon Dieu ! que fais-je autre chose que de vous exposer le bien et le mal ?… Maintenant vous êtes libre… choisissez !

— Monstre !… tu sais bien la portée de les paroles… et des criminelles espérances que tu évoques à ma pensée.

— Suis-je un monstre… pour vous dire de choisir entre le bien et le mal ? La vertu est donc une terrible chose à pratiquer, qu’elle coûte autant de larmes que le crime ?…

— Seigneur, ayez pitié de moi !

— Un dernier mot, marraine. J’ai pu mettre en jeu certaines passions, préparer certains événements… mais il ne dépend plus de moi de modérer leur marche ; car… ils semblent se précipiter… demain, peut-être, il serait trop tard… Si vous êtes décidée au bien… c’est-à-dire à prévenir votre mari du danger qu’il va courir, et M. de Brévannes de la mystification dont il est dupe… agissez sans délai, aujourd’hui même, à l’instant… Une heure de retard peut tout perdre… c’est-à-dire tout gagner dans l’intérêt de votre amour….

À ce moment, un valet de chambre entra, après avoir frappé, chez Paula.

— Qu’est-ce ? — dit-elle à cet homme.

— Ne sachant pas si madame la princesse recevait, j’ai prié M. et madame de Brévannes d’attendre.

— Ils sont là ? — s’écria madame de Hansfeld en tressaillant.

— Oui, princesse.

— Madame a oublié qu’elle avait donné rendez-vous à M. et madame de Brévannes ce matin… — dit Iris.

— En effet — reprit Paula d’une voix émue — je… oui… sans doute.

— La princesse reçoit — se hâta de dire Iris. — Priez seulement M. et madame de Brévannes d’attendre… un moment.

Le valet de chambre sortit.