Paulin (Tome 2p. 53-67).
◄  Récit
Deuxième partie


CHAPITRE VI.

MENACES.


Madame de Hansfeld se trouvait dans une cruelle perplexité : son mari exigeait d’elle qu’elle partît le lendemain pour l’Allemagne ; il lui fallait ainsi renoncer à M. de Morville, nécessairement retenu à Paris par la santé chancelante de sa mère.

L’éloignement de Paula pour le prince se changeait en aversion, en haine profonde ; elle croyait ce sentiment presque excusé par les bizarreries et par les duretés de son mari. Le dernier coup qu’il lui portait était surtout affreux ; la forcer de quitter Paris au moment même où sa passion pour M. de Morville, si longtemps cachée, si longtemps combattue, allait être aussi heureuse qu’elle pouvait l’être.

Iris, en révélant à sa maîtresse que le prince se rendait souvent chez Pierre Raimond, sous un nom supposé, pour y rencontrer madame de Brévannes, avait excité la colère de Paula contre Berthe ; c’était sans doute pour garder plus facilement un incognito qui favorisait son amour que le prince exigeait le départ de madame de Hansfeld.

Après de mûres réflexions, Paula crut entrevoir quelque chance de salut dans la passion même de son mari pour madame de Brévannes.

Malgré l’ordre du prince, madame de Hansfeld n’avait annoncé son départ à personne, et ne se préparait nullement à ce voyage, espérant que peut-être son mari renoncerait à sa première détermination. Quant à ses menaces de dévoiler les crimes de sa femme et de l’abandonner à la justice des hommes, Paula n’y avait vu qu’une nouvelle preuve de l’aberration de l’esprit d’Arnold.

Jusqu’alors les différents accès de ce qu’elle appelait la folie de M. de Hansfeld lui avaient presque inspiré autant de commisération que d’effroi. Mais dans son dernier entretien, le prince s’était montré si dur, si injuste, elle se voyait si cruellement sacrifiée à l’affection qu’il ressentait pour Berthe, que, blessée dans ce qu’elle avait de plus précieux au monde… son amour pour M. de Morville, Paula partageait sa haine entre son mari et madame de Brévannes.

Telles étaient les réflexions de madame de Hansfeld, lorsque le prince entra chez elle ; il sortait de chez Pierre Raimond ; son air était encore plus ferme, encore plus impérieux que la veille.

— Il me semble, madame, que vous ne vous hâtez pas de faire vos préparatifs de départ — lui dit-il sèchement. — Du reste, comme vous ne verrez et ne recevrez personne au château de Hansfeld, où je vous envoie, vous n’avez pas besoin d’un grand attirail de toilette… Vous pouvez emporter vos diamants… je vous les abandonne… Frantz, que je charge de vous conduire en Allemagne, est incorruptible… Si j’avais pu hésiter à vous laisser ces pierreries… ç’aurait été dans la crainte de vous donner les moyens de gagner votre guide…

Madame de Hansfeld interrompit son mari :

— Je vous remercie, monsieur, de me procurer cette occasion de vous rendre ces pierreries.

Et, se levant, elle alla prendre dans un secrétaire un grand écrin qu’elle remit au prince.

— J’ai autrefois accepté ces présents… depuis longtemps j’aurais dû les remettre entre vos mains.

— Soit — dit le prince en les prenant avec indifférence ; — la tendresse la plus vive, l’affection la plus dévouée n’ont pu vous désarmer… ma générosité devait être aussi impuissante… Il est vrai — ajouta-t-il avec un sourire de mépris écrasant — que j’avais par contrat disposé en votre faveur de la plus grande partie de ma fortune…, et qu’après ma mort vous héritiez de tout… des pierreries comme du reste….

— Monsieur…

— Seulement, comme vous m’avez paru un peu pressée de jouir de ces avantages, j’ai trouvé moyen, en dénaturant une partie de ma fortune, de neutraliser ces dons d’autrefois… Je vous dis cela pour vous convaincre que si je mourais demain… vos espérances intéressées seraient déçues. J’aurais dû vous prévenir plus tôt… cela vous eût évité… quelques actions un peu hasardées que votre vif désir d’être veuve explique, mais n’excuse pas — ajouta M. de Hansfeld avec une sanglante ironie.

Ces mots cruels firent une étrange impression sur madame de Hansfeld.

Parfaitement indifférente aux reproches qu’ils renfermaient et qu’elle ne comprenait pas, car elle ne les méritait en rien, elle ne fut frappée que de leur injustice et de leur cruauté.

M. de Hansfeld fût alors tombé mort à ses pieds qu’elle aurait été loin de le regretter ; car à ce moment même elle se souvint que M. de Morville lui avait écrit : Mon amour sera toujours malheureux, puisque je ne puis prétendre à votre main.

Néanmoins la princesse eut bientôt honte et horreur de sa pensée, ou plutôt de son vœu barbare ; elle répondit froidement à son mari :

— Je ne veux pas comprendre le sens de vos paroles, monsieur ; il est si odieux qu’il en est ridicule. Quant à la question d’intérêt, vous le savez… c’est contre mon gré que vous m’avez si magnifiquement avantagée ; je trouve naturel que vous reveniez sur ces dispositions.

— Tant d’hypocrisie dans les paroles, tant d’audace dans les actions les plus criminelles — dit le prince à demi-voix et comme s’il se fût parlé à lui-même — voilà ce qui confondait ma raison et me faisait toujours douter des crimes de cette femme. Heureusement, à cette heure, elle est dévoilée tout-à-fait… car mon fatal amour est éteint…

Puis il reprit en s’adressant à Paula :

— Je suis venu ici, madame, pour vous ordonner de presser les préparatifs de votre départ. Il faut que demain soir vous ayez quitté Paris…

— Monsieur… je ne quitterai pas Paris…

— Vous préférez alors que je parle, madame ?

— Voilà plusieurs fois que vous me faites cette menace, monsieur…. Pour l’amour du ciel, parlez donc… je saurai enfin ce que vous avez à me reprocher…

— Vous comptez trop sur le respect que j’ai pour mon nom et sur ma crainte d’un terrible scandale. Prenez garde… ne me poussez pas à bout. Croyez-moi, partez… partez…

— Franchement, monsieur, je ne suis pas votre dupe… vous voulez m’effrayer… me forcer de quitter Paris… et pourquoi ? pour faire croire aussi à votre départ et conserver ainsi plus facilement votre incognito…

— Que dites-vous, madame ?

— Et continuer, grâce à cet incognito, à être favorablement accueilli par Pierre Raimond, père de madame de Brévannes…

— Madame, prenez garde…

— De madame de Brévannes dont vous êtes épris… et que vous rencontrez souvent chez son père.

À ces mots, le prince resta frappé de stupeur, son pâle visage devint pourpre ; après un moment de silence, il s’écria :

— Pas un mot de plus, madame… pas un mot de plus.

— Vous aimez cette femme — ajouta madame de Hansfeld.

— Pas un mot de plus, vous dis-je, madame.

— Ainsi, elle vous donne déjà des rendez-vous chez son père ; c’est un peu prompt — ajouta madame de Hansfeld avec mépris.

— Vous êtes indigne de prononcer seulement le nom de cet ange !… — s’écria le prince.

— Vraiment ; eh bien ! je suis curieuse de savoir ce que le mari de cet ange pensera de vos entrevues avec sa femme.

— Vous oseriez ?…

— Surtout lorsqu’il saura que c’est sous un nom supposé que vous vous introduisez chez Pierre Raimond.

— Mais vous avez donc juré de me mettre hors de moi !… s’écria le prince avec rage. — Vous parlez de folie…, mais c’est vous qui êtes folle, malheureuse femme, de jouer ainsi que vous le faites avec votre destinée.

— L’avenir prouvera qui de vous ou de moi est insensé, monsieur. Il y a longtemps d’ailleurs que vous m’avez habituée aux égarements de votre raison… je ne sais si à cette heure même vous êtes dans votre bon sens. En tout cas, retenez bien ceci : je vous déclare que si vous vous obstinez à me faire quitter Paris… je fais tout savoir à M. de Brévannes.

— Silence, madame… silence.

— Soit, je me tairai… mais vous savez à quelles conditions.

— Des conditions à moi… vous osez m’en imposer…

— Je l’ose, car je veux croire qu’à part votre monomanie de m’adresser des reproches incompréhensibles, vous êtes ordinairement un homme de bon sens… Nous avons des motifs de nous ménager mutuellement sur certains sujets… Votre raison n’est pas très saine, je pourrais me mettre sous la protection des lois ; mais il me répugnerait d’attirer l’attention publique par un procès contre vous et de livrer à la malignité des curieux les secrets de notre intérieur… Vous devez craindre de votre côté que M. de Brévannes n’apprenne que vous vous occupez de sa femme… restons donc dans les termes où nous sommes… Je n’ai aucune prétention sur votre cœur… le mien ne vous a jamais appartenu, agissez donc librement… S’il vous est même nécessaire de feindre une absence, je consens à me prêter à cette supercherie et à dire que vous avez quitté Paris… Tout ce que je vous demande en retour, monsieur, c’est de me permettre de rester ici quelque temps… mes prétentions, je crois, ne sont pas exorbitantes.

M. de Hansfeld était stupéfait de l’assurance de Paula. Malheureusement pour lui, elle possédait un secret qu’il tremblait de voir ébruiter. Cette considération, plus que la crainte des scandales d’un procès, suffisait pour le mettre jusqu’à un certain point dans la dépendance de sa femme.

Il est impossible de peindre ses regrets de savoir la princesse instruite des visites qu’il rendait à Pierre Raimond et du motif qui l’attirait chez le graveur. La réputation de Berthe était, pour ainsi dire, à la merci d’une femme pour laquelle Arnold ressentait autant de mépris que d’horreur.

Sans doute la conduite de madame de Brévannes était irréprochable ; mais le moindre soupçon, mais la simple découverte du véritable nom du prince suffirait pour exciter la défiance de Pierre Raimond, l’empêcher de recevoir désormais Arnold Schneider… d’un mot la princesse pourrait soulever ces orages !

Qu’on juge de la colère du prince, il se trouvait presque sous la domination de Paula.

Celle-ci triomphait ; elle sentait la force de sa position : gagner du temps, rester à Paris, voir quelquefois M. de Morville, lui écrire souvent, après lui avoir peut-être avoué qu’il ne s’était pas trompé sur l’auteur de la mystérieuse correspondance dont nous avons parlé… tel était le vœu le plus ardent de madame de Hansfeld ; et, grâce au secret qu’elle possédait, elle pouvait réaliser ce vœu.

Elle profita de l’espèce d’accablement de son mari pour ajouter :

— Cela est convenu, monsieur, vous emportez vos pierreries. Je renonce à tous les avantages que vous m’avez faits ; mon seul but est de vivre aussi éloignée et séparée de vous qu’il me sera possible… plus encore même, si cela se peut, que par le passé… mon silence est à ce prix…. Vous le voyez, monsieur… vous êtes venu ici la menace aux lèvres…. Les rôles sont changés.

— Non ! — s’écria le prince dans un accès d’indignation violente — non, la femme qui a trois fois attenté à mes jours n’osera pas tenir un tel langage… et me menacer ! moi… moi, dont la clémence a été si folle… moi qui, par un reste de ménagement stupide, ai toujours reculé devant cette accusation terrible qui pouvait vous mettre en face de l’échafaud !

Madame de Hansfeld regarda son mari avec stupeur.

— Monsieur, prenez garde ! votre raison s’égare !…

— Je vous dis que, par trois fois, vous avez voulu m’assassiner, madame !

— Moi ?

— Vous, madame… Et le pavillon de Trieste ?… et l’auberge déserte de la route de Genève ?… et la dernière tentative que l’on a faite, il y a deux jours, contre ma vie ?…

— Moi, moi ?… mais il est impossible que vous disiez cela sérieusement, monsieur — s’écria Paula. — Dans quel but aurais-je commis un crime si noir ? mais c’est affreux, mais rien dans ma conduite n’a pu autoriser vos effroyables soupçons…

— Des soupçons ?… madame, dites donc des certitudes.

— Des certitudes ? et sur quels faits ? sur quelles preuves les basez-vous ? Mais j’ai tort de discuter avec vous ; en vérité, c’est de la folie.

— Vous osez parler de ma folie… mais cette folie était de la clémence, madame… je ne pouvais ainsi m’isoler dans ma défiance, m’entourer de précautions, sans en expliquer la cause, car cette cause vous aurait perdue.

Madame de Hansfeld regardait son mari avec une surprise croissante ; elle ne pouvait croire à ce qu’elle entendait.

— Maintenant, monsieur — dit-elle en rassemblant ses souvenirs — toutes vos bizarreries, toutes vos réticences s’expliquent… Cette odieuse accusation a du moins le mérite d’être précise… ma justification sera d’autant plus facile…

— Vous prétendez…

— Me justifier… oui, et j’exige que vous m’écoutiez.

— Cette audace me confond… Autrefois j’ai pu en être dupe… mais à cette heure….

— À cette heure, monsieur, vous allez me dire sur quoi repose votre accusation ; quelles sont vos preuves ? Je les dissiperai une à une ; il n’y a pas de logique plus puissante que celle de la vérité.

M. de Hansfeld, confondu de cette assurance, regardait à son tour sa femme avec un étonnement profond. Elle était si calme, elle semblait aller de si bonne foi au-devant d’explications qu’une conscience criminelle aurait redoutées, que ses doutes revinrent en foule.

— Comment, madame — s’écria-t-il — vous niez qu’à Trieste, un soir, après une assez pénible discussion, vous ayez tenté de vous débarrasser de moi en jetant, dans une tasse de lait qu’on m’avait servie, un poison si violent qu’un épagneul que j’aimais beaucoup est mort un instant après l’avoir bue ?

— Moi… moi… du poison ? — s’écria-t-elle en joignant les mains avec horreur. — Mais qui a pu, grand Dieu ! vous inspirer de tels soupçons ? En quoi les ai-je mérités ? Comment, depuis cette époque vous me croyez capable d’un tel crime ?

— Et ce crime n’est pas le seul, madame.

— Si les autres ne vous sont pas plus prouvés que celui-là, monsieur, Dieu vous demandera compte de ces terribles accusations…

Après un silence et une réflexion de quelques moments, Paula reprit :

— Oui, oui, maintenant je me rappelle la circonstance à laquelle vous faites allusion, et aussi une autre qui me disculpe entièrement et dont vous pourrez vous informer auprès de Frantz, en qui vous avez, je crois, toute confiance. Je me souviens parfaitement que lorsqu’après une pénible discussion, vous êtes sorti du pavillon, on ne nous avait pas encore servi le thé.

— Il est vrai, c’est en rentrant dans ce kiosque que j’ai trouvé la tasse que vous m’avez servie sans doute pendant mon absence…

— Vous vous trompez. Heureusement les moindres détails de cette soirée me sont présents. Je quittai le pavillon après vous ; au moment où j’allais descendre, Frantz apporta le thé, il le déposa devant moi sur la table et m’accompagna jusqu’à notre maison, où je l’occupai une partie de la soirée. Interrogez-le à l’instant, et que je meure s’il contredit une seule de mes paroles.

— Mais qui a donc pu jeter ce poison dans ma tasse ?

— Je prétends me disculper, mais non pas éclairer cet horrible mystère…

— Vous seriez disculpée sans doute si Frantz confirmait vos paroles… Mais l’assassinat de l’auberge de la route de Genève ?

— Après votre premier soupçon — dit Paula en souriant avec amertume — celui-ci ne me surprend pas. Pourtant vous auriez dû vous souvenir que je dormais profondément et que vous avez eu beaucoup de peine à m’arracher au sommeil. Quant aux soins que je vous ai donnés après ce funeste événement, je ne crois pas que vous les suspectiez !

— Mais ce stylet qui vous appartenait et qui a servi au crime ?

— Je ne m’explique pas plus que vous cet étrange incident… Cette dague assez précieuse et jusqu’alors fort inoffensive me servait de couteau à papier, et je la serrais habituellement dans mon nécessaire à écrire… Mais j’y songe, cette fois encore Frantz peut témoigner en ma faveur… Il gardait les clefs des coffres de notre voiture, il avait lui-même serré ce nécessaire, qu’il n’ouvrit qu’à Genève. En partant de Trieste, il l’avait mis en ordre avec Iris. Informez-vous auprès d’eux si la dague y était enfermée… Ils vous l’affirmeront, j’en suis sûre. Or, pendant ce voyage, je ne vous ai pas quitté d’un moment, et Frantz a toujours eu sur lui les clefs de la voiture ; comment aurais-je pris cette dague ?

Ce que disait madame de Hansfeld paraissait parfaitement vraisemblable ; le prince croyait entendre de nouveau cette voix secrète qui lui avait si souvent répété : « Paula n’est pas coupable. »

Le prince sentit encore ses soupçons se dissiper presque complètement ; quoiqu’il n’aimât plus Paula, il avait un caractère si généreux qu’il regrettait amèrement d’avoir accusé madame de Hansfeld, et déjà il s’imposait l’obligation (si elle se justifiait complètement) de lui faire une éclatante et solennelle réparation.

— Vous avez, monsieur — dit-elle — une dernière accusation à porter contre moi… Veuillez vous expliquer… Terminons, je vous prie, cet entretien, qui, vous le concevez, doit m’être bien pénible…

— Avant-hier, madame, la grille de fer qui entoure la petite terrasse du belvéder de l’hôtel a été sciée au niveau des dalles, elle ne tenait plus à rien ; au lieu de m’y appuyer comme de coutume, j’y portai machinalement la main…, la balustrade est tombée.

— Quelle horreur — s’écria Paula ; — et vous avez cru… mais pourquoi non…, ce crime n’est pas plus horrible que les autres… j’aurai plus de peine à me disculper cette fois… tout ce que je puis vous dire… c’est qu’avant-hier je suis sortie à onze heures du matin pour aller déjeuner chez madame de Lormoy, je suis rentrée à quatre heures, et vos gens ont pu voir que depuis cette heure jusqu’au moment où je suis partie pour l’Opéra… je n’ai pas quitté mon appartement… il m’aurait fallu traverser la cour pour aller dans votre galerie qui communique seule avec l’escalier du belvéder, et personne n’entre chez vous à l’exception de Frantz… interrogez-le… peut-être par lui saurez-vous quelque chose ; quant à moi, je n’ai à ce sujet rien à vous dire de plus.

Après quelques moments de silence, M. de Hansfeld se leva et dit à sa femme :

— Ce que vous m’apprenez, madame, change toutes mes résolutions. Ce départ, que j’exigeais, je ne l’exige plus. Lorsque j’aurai causé avec Frantz je vous reverrai.

Et le prince sortit de chez sa femme d’un air profondément abattu.