Paulin (Tome 2p. 34-53).
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Deuxième partie


CHAPITRE V.

RÉCIT.


— Orphelin presque en naissant — dit le prince — j’ai été élevé par un vieux serviteur de ma famille. Nous habitions un village retiré, nous y vivions dans une complète solitude. Le pasteur était peintre et musicien ; il reconnut en moi quelques dispositions pour ces arts auxquels je consacrais tout mon temps.

Ces premières années de ma vie furent paisibles et heureuses. J’aimais le vieux Frantz comme un père ; il avait pour moi les soins les plus tendres ; il me reprochait seulement de fuir les exercices violents, de ne sortir de mon cabinet d’études que pour quelques rares promenades dans nos belles montagnes. Je n’avais aucun des goûts de mon âge ; j’étais sérieux, taciturne, mélancolique ; la musique me causait des ravissements presque extatiques, auxquels je m’abandonnais avec délices… À dix-huit ans j’entrepris avec mon vieux serviteur un voyage en Italie. Pendant deux ans j’étudiai les chefs-d’œuvre des grands maîtres dans les différentes villes où je m’arrêtai, voyant peu de monde et me trouvant heureux de ma vie indolente, rêveuse et contemplative… J’arrivai à Venise ; mon culte pour les arts avait jusqu’alors rempli ma vie, l’admiration passionnée qu’ils m’inspiraient suffisait à occuper mon cœur… À Venise, le hasard me fit rencontrer une femme dont l’influence devait m’être funeste. Cette femme, que j’ai épousée, se nommait Paula Monti…

— Elle était belle ? — demanda Berthe.

— Très belle… mais d’une beauté sombre… Étrange contraste ! j’ai toujours été faible et timide, je me suis épris d’une femme au caractère énergique et viril… C’était mon premier amour… Sans doute j’obéis plus à l’instinct, au besoin d’aimer, qu’à un sentiment réfléchi, et je devins passionnément amoureux de Paula Monti ; elle accueillit mes soins avec indifférence ; je ne me rebutai pas ; elle me semblait très malheureuse. J’eus quelque espoir, je redoublai d’assiduités, et je demandai formellement sa main à sa tante. J’étais riche alors, ce mariage lui parut inespéré ; elle y consentit. J’eus avec Paula une entrevue décisive… Je dois le dire, elle m’avoua qu’elle avait ardemment aimé un homme qui devait être son mari ; et quoique cet homme fût mort, son souvenir vivait encore si présent et si cher à sa pensée, qu’il l’absorbait tout entière, et que mon amour lui était indifférent. Cet aveu me fit mal ; mais je vis dans la franchise de Paula une garantie pour l’avenir ; je ne désespérai pas de vaincre, à force de soins, la froideur qu’elle me témoignait… Elle ne me cacha pas que, sans l’incessante influence d’un passé qu’elle regrettait amèrement, elle aurait peut-être pu m’aimer.

Alors je me laissai bercer des plus folles espérances ; ma passion était vraie… Paula Monti en fut touchée ; mais sa délicatesse s’effrayait encore de la disproportion de nos fortunes. La perte d’un procès venait de complétement ruiner sa famille. Je surmontai ses scrupules ; elle me promit sa main… mais en me répétant encore qu’elle ne pouvait m’offrir qu’une affection presque fraternelle.

Cependant cette froide union fut pour moi un bonheur immense. D’abord mes espérances s’accrurent, à part quelques moments de profonde tristesse, le caractère de Paula était mélancolique, mais égal, quelquefois même affectueux. Déjà j’entrevoyais un avenir plus heureux, lorsqu’un jour… Oh ! non, non, jamais… je n’aurai la force de continuer — reprit le prince en cachant sa figure entre ses mains.

Berthe et son père se regardèrent en silence, n’osant pas demander à Arnold la suite d’un récit qui lui semblait si pénible. Pourtant il poursuivit :

— Pourquoi cacherais-je ses crimes ? Mon indulgence n’a-t-elle pas été une faiblesse coupable ? Je dois en porter la peine. Nous étions allés passer l’été à Trieste. Depuis plusieurs jours, Paula se montrait d’une humeur sombre, irritable ; je la voyais à peine. Lors de ces accès de noire tristesse, elle ne voulait auprès d’elle qu’une jeune bohémienne qu’elle avait recueillie par charité. Cette pauvre enfant était, par reconnaissance, tendrement dévouée à ma femme.

Pour l’intelligence du récit qui va suivre — continua le prince — il me faut entrer dans quelques particularités minutieuses. Au bout du jardin de notre maison de Trieste était un pavillon où nous allions prendre le thé presque chaque soir. Un soir Paula m’avait à grand’peine promis d’y venir passer une heure… J’espérais ainsi la distraire de ses tristes pensées.

Jamais je n’oublierai l’expression morne et désolée de sa physionomie pendant cette soirée ; elle accueillit presque avec colère et dédain quelques mots de tendresse que je lui adressais.

Douloureusement blessé de sa dureté, je sortis du pavillon.

Après quelques tours de jardin, je me calmai peu à peu, me rappelant que Paula m’avait prévenu qu’elle était encore quelquefois sous le coup de souvenirs pénibles. Je rentrai dans le pavillon. Elle n’y était plus. On avait servi le thé pendant mon absence, je trouvai préparée la tasse de lait sucré que je prenais chaque soir ; je sus gré à Paula de cette attention dont pourtant je ne profitai pas… J’avais un épagneul que j’affectionnais beaucoup… Machinalement je lui présentai la tasse que Paula m’avait apprêtée ; il la but avidement, et presque aussitôt le malheureux animal tomba par terre, trembla convulsivement, et mourut après quelques minutes d’agonie…

— Oh ! je comprends… mais cela est horrible… — s’écria Pierre Raimond.

Berthe regarda son père avec surprise.

— Qu’y a-t-il donc, mon père ?… — dit-elle ; — puis, éclairée par un moment de réflexion, elle ajouta avec horreur : — Oh ! non, non, c’est impossible… monsieur Arnold… c’est impossible ! une femme est incapable d’un crime si affreux.

— N’est-ce pas ? — reprit Arnold avec amertume. — Après quelques réflexions, j’ai dit comme vous… c’est impossible… j’ai attribué au hasard ce fait effrayant, je me suis même cruellement reproché d’avoir pu un moment soupçonner Paula.

— Et lorsque vous revîtes votre femme — dit Pierre Raimond — quel fut son accueil ?

— Il fut calme, confiant ; et si j’avais alors conservé quelques doutes, ils eussent été à l’instant dissipés : le soir j’avais laissé Paula sombre, presque courroucée ; le lendemain je la trouvai tranquille, affectueuse et bonne… elle me tendit la main en me demandant pardon de m’avoir si brusquement quitté la veille…

— C’est d’une inconcevable hypocrisie… — dit Pierre Raimond.

— Oh ! non, non, elle n’était pas coupable, son calme le prouve — dit Berthe.

— Je pensais comme vous — reprit M. de Hansfeld ; — il y avait tant de sincérité dans son accent, dans son regard ; ses paroles étaient si naturelles, qu’accablé de remords, de honte, je tombai à ses pieds en fondant en larmes et en lui demandant pardon… Elle me regarda d’un air surpris. Je n’osai m’expliquer davantage. Innocente, mon soupçon était un abominable outrage. Je lui répondis que je craignais de l’avoir contrariée la veille… Elle me crut, et cette scène n’eut pas d’autre suite.

Comment vous expliquer ce qui se passa en moi depuis ce jour… Mon fol amour pour Paula augmenta pour ainsi dire en raison des torts que je me reprochais envers elle ; je ne pouvais me pardonner d’avoir osé accuser une femme qui m’avait donné tant de preuves de franchise.

— En effet — dit Berthe — lorsque vous avez demandé sa main, pourquoi vous aurait-elle dit que son cœur n’était pas libre, au risque de manquer un mariage si avantageux pour elle ?… Non, non ; elle était innocente de cet horrible crime.

— Et vous n’aviez pas d’ennemis ? — dit Pierre Raimond.

— Aucun, que je sache…

— Mais comment vous êtes-vous expliqué la mort subite, convulsive, de cet épagneul, mort dans laquelle se retrouvaient tous les symptômes d’un empoisonnement ?

— Je parvins à m’étourdir sur ce fait inexplicable, à empêcher pour ainsi dire ma pensée de s’y arrêter, tant je voulais croire à l’innocence de Paula. J’expiais douloureusement cet atroce soupçon ; vingt fois je fus sur le point de lui tout avouer ; mais je n’osais pas : son affection pour moi était déjà si tiède, si incertaine… un tel aveu me l’eût à jamais aliénée. Pourtant… pour mon repos, j’aurais dû tout lui dire, car elle commença de trouver quelques-unes de mes paroles étranges ; mes réticences involontaires lui semblèrent incohérentes ; quelquefois, profondément touché d’un mot ou d’une attention tendre de sa part, je m’écriais dans une sorte d’égarement :

— Oh ! je suis bien coupable… pardonnez-moi… j’ai eu tort…

Elle me demandait la signification de ces mots ; je revenais à moi, et au lieu de m’expliquer, je lui réitérais les protestations les plus passionnées… Hélas ! bientôt la pâle affection que j’en avais obtenue par tant de soins, avec tant de peine, fit place à une nouvelle froideur… Elle me regardait quelquefois d’un air inquiet et craintif… ses accès d’humeur sombre redoublèrent… alors aussi… les soupçons que j’avais d’abord si énergiquement repoussés revinrent à ma pensée ; puis je les chassais de nouveau ; quelquefois j’examinais malgré moi avec défiance les mets qu’on me servait ; puis, rougissant de cette crainte si insultante pour Paula, je quittais brusquement la table…

Dans cette lutte sourde et concentrée, ma santé s’altéra, mon caractère s’aigrit ; Paula me témoigna un éloignement de plus en plus prononcé.

— Quelle vie… mon Dieu, quelle vie ! — s’écria Berthe en essuyant ses yeux humides.

— Hélas ! dit M. de Hansfeld, cela n’était rien encore. Nous quittâmes Trieste à la fin de l’automne ; ma femme voulait aller passer l’hiver à Genève, puis venir ensuite en France ; surpris par un orage violent, nous nous arrêtâmes à quelques lieues de Trieste, dans une misérable auberge à la tombée de la nuit. La tempête redoubla de fureur, un torrent que nous devions traverser était débordé ; il fallut nous résigner à passer la nuit dans cette demeure. L’endroit était désert. Il me sembla que le maître de l’auberge avait une figure sinistre. Je proposai à ma femme de veiller le plus tard possible, et de sommeiller ensuite sur une chaise, afin de pouvoir partir avant le jour, dès que les chemins seraient praticables. Notre suite se composait de deux domestiques à moi et de la jeune fille qui accompagnait Paula. J’avais pour cette enfant toutes les bontés possibles, je savais en cela plaire à ma femme ; d’ailleurs, Iris (c’est le nom de cette bohémienne) m’était presque aussi dévouée qu’à sa maîtresse. Nous occupions pendant cette nuit fatale… oh ! bien fatale… une petite chambre dont l’unique porte ouvrait sur un cabinet où se trouvait Frantz, mon vieux serviteur… Paula ne pouvait cacher son effroi ; le vent semblait ébranler la maison jusque dans ses fondements ; nous veillâmes tous deux assez tard. Seuls dans cette chambre, je m’étais assis sur un mauvais grabat, pendant que ma femme reposait dans un fauteuil. Je succombai au sommeil, malgré tous mes efforts.

J’ignore depuis combien de temps je dormais, lorsque je fus brusquement éveillé par une douleur aiguë à la partie interne du bras gauche. L’obscurité la plus profonde régnait dans cette pièce. Mon premier soin fut de saisir la main que je sentais peser sur moi… Cette main frêle et délicate tenait un stylet très aigu…

— Mon Dieu ! — s’écria Berthe épouvantée en joignant les mains.

— Encore… une tentative… mais cela est effroyable — dit Pierre Raimond.

Arnold continua :

— Grâce à l’obscurité, on avait enfoncé le stylet entre mon corps et mon bras gauche, étroitement serré contre moi. À la légère résistance que rencontra la lame en glissant dans cet étroit intervalle, on dut croire qu’elle pénétrait dans ma poitrine. Cette erreur me sauva ; j’en fus quitte pour une légère blessure au bras.

— Quel bonheur ! — dit Berthe.

— Je vous l’ai dit, mon premier mouvement en m’éveillant fut de saisir la main que je sentais peser sur moi ; tout-à-coup cette main devint glacée ; j’étendis l’autre bras, je touchai une robe de femme… Je sentis un parfum léger, mais pénétrant, dont se servait habituellement Paula… Une épouvantable idée me traversa l’esprit… Je me rappelai le poison de Trieste… Je n’eus plus aucun doute… Cette révélation fut si foudroyante que je ne sais ce qui se passa en moi ; ma raison s’égara ; pendant quelques secondes, je me crus le jouet d’un horrible songe… Durant cet instant de vertige, la main que je tenais s’échappa sans doute… Quand je revins à moi, j’étais seul, toujours dans les ténèbres : — Frantz… Frantz… m’écriai-je en frappant à la cloison qui séparait ma chambre du cabinet où était mon domestique. Frantz ne dormait pas ; en une minute il entra tenant une lampe à la main.

— Et votre femme ? — s’écria Berthe.

— Figurez-vous ma surprise… ma stupeur… c’était à douter de ma raison ; Paula était profondément endormie dans un fauteuil auprès de la cheminée.

— Elle feignait de dormir… — s’écria Pierre Raimond.

— Je vous dis que c’était à devenir fou ; elle dormait, ou plutôt elle simulait si parfaitement un profond et paisible sommeil, que sa respiration douce, régulière, n’était pas même accélérée par la terrible émotion qu’elle devait ressentir ; sa figure était calme ; sa bouche légèrement entr’ouverte ; son teint faiblement coloré par la chaleur du sommeil ; et sa physionomie, ordinairement sérieuse, était presque souriante.

— Mais cela est à peine croyable — s’écria Pierre Raimond ; — comment ! votre femme dormait paisiblement après une pareille tentative ?

— Son sommeil était, vous dis-je, d’une sérénité si profonde, que je ne pouvais non plus en croire mes yeux. Debout, pâle, immobile, je la contemplais d’un air hagard.

— Et il n’y avait pas d’autre femme que la vôtre dans cette auberge ? — demanda Berthe.

— Il n’y avait qu’elle.

— Et cette jeune fille, cette bohémienne ? — dit Pierre Raimond.

— Elle était couchée dans une pièce qui donnait sur la chambre où veillait Frantz ; il ne dormait pas, il avait de la lumière, il était impossible d’entrer chez nous sans qu’il le vît.

— Il faut donc le croire… cette fois, c’était bien elle, — dit Berthe. — Un tel crime est-il possible, mon Dieu !

— Une dissimulation pareille m’épouvante encore plus que le crime — dit Pierre Raimond.

— Une dernière preuve d’ailleurs ne me laissait presque aucun doute — dit Arnold. — Sur le plancher, aux pieds de ma femme, je reconnus une dague florentine, arme précieuse, ciselée par Benvenuto Cellini, qui avait été, je crois, léguée à Paula par son père.

— Dès lors vous n’avez plus gardé aucun ménagement ! — s’écria le graveur ; — et c’est ensuite de ce nouveau crime que vous avez relégué cette infâme en Allemagne.

— Si j’hésitais à vous raconter cette horrible histoire, mon ami — reprit le prince d’un air confus — c’est que j’avais la conscience de ma faiblesse, ou plutôt de l’inexplicable influence que Paula conservait sur moi…

— Comment ! après cette nouvelle tentative…

— Oh ! si vous saviez ce qu’il y a d’affreux dans le doute…

— Mais ce coup de poignard ? — dit Pierre Raimond.

— Mais ce sommeil si profond ? mais ce réveil si doux, si paisible ?

— Lorsqu’elle vous vit blessé, que dit-elle ? — s’écria Berthe.

— Vous peindre son angoisse, sa stupeur, ses soins empressés, me serait impossible. De l’air du monde le plus naturel, elle s’écria qu’il fallait faire partout des perquisitions. Elle avait aussi remarqué la veille la sinistre physionomie du maître de cette auberge ; comme moi elle s’épuisait en vaines conjectures. Frantz affirmait n’avoir vu passer personne, et qu’on avait dû s’introduire par une fenêtre qui s’ouvrait sur un balcon ; mais cette fenêtre se trouva parfaitement fermée. L’accent de Paula fut si naturel, que mon vieux serviteur, qui ne l’aimait pas, qui avait vu mon mariage avec peine, n’eut pas un instant la pensée d’accuser ma femme.

— Mais cette petite main frêle que vous avez saisie ?… mais cette senteur de parfum particulière à votre femme ? — s’écria Pierre Raimond.

— Je vous le répète… ma raison s’égarait dans ce dédale de contradictions singulières. Paula, aidée de Frantz, voulut elle-même panser ma blessure ; rien dans ses manières, dans son langage, n’était affecté.

— Commettre un tel crime et faire montre de tant d’hypocrisie… c’était là le comble de la scélératesse — dit le graveur.

— Sans doute, et la monstruosité même d’un tel caractère éveillait encore mes doutes, malgré l’évidence. Pour comble de fatalité, Paula, soit intérêt, soit pitié, soit calcul, ne s’était jamais montrée plus affectueuse, je dirais presque plus tendre, qu’en me prodiguant les premiers soins après cet accident.

— Ruse, ruse infernale ! — s’écria Pierre Raimond.

— C’était peut-être le remords de son crime — dit Berthe.

— Mon malheur voulut que j’hésitasse tour à tour entre ces convictions si diverses… Il eût été moins funeste pour moi de croire Paula tout-à-fait coupable ou tout-à-fait innocente ; mais au contraire… par une inconcevable mobilité d’impressions, je passais tour à tour envers elle de l’amour passionné à des accès de haine et d’horreur ; mes angoisses de Trieste n’étaient rien auprès des tortures que j’endurais alors… Une tête plus faible que la mienne n’eût pas résisté à ces secousses. Quelquefois, après avoir témoigné à ma femme, par quelques paroles incohérentes, la terreur qu’elle m’inspirait, réfléchissant que, malgré d’effrayantes apparences, je n’avais pas de certitude réelle et que je me trompais peut-être, je poussais des sanglots déchirants en lui demandant pardon. Elle finit par croire ma raison égarée… Que vous dirai-je… je trouvai d’abord une satisfaction amère à laisser prendre quelque consistance à ce bruit, puis à l’augmenter et à l’accréditer par des bizarreries calculées. Le monde m’était odieux, je voulais ainsi échapper à ses exigences. Ce n’était pas tout : dès qu’on me crut sujet à des moments de folie, je pus, à l’abri de ce prétexte, me livrer sans scrupule à mes accès de méfiance, sans que mes précautions, ainsi attribuées à un dérangement d’esprit, pussent compromettre ou accuser ma femme. Tantôt, croyant ma vie menacée, je m’enfermais seul pendant des journées entières, ne mangeant que du pain et des fruits que mon fidèle Frantz allait m’acheter lui-même ; et encore souvent, dans ma terreur insensée, je n’osais pas même toucher à ces aliments… D’autres fois, rougissant de mon effroi, convaincu de l’innocence de Paula, je revenais à elle avec un repentir déchirant ; mais son accueil était glacial, méprisant.

— Pauvre Arnold ! — dit Pierre Raimond avec émotion. — Sans doute vous êtes faible ; mais cette faiblesse même dérivait d’une noble source… vous craigniez d’accuser injustement Paula. En effet, c’est quelque chose d’effrayant que de dire à quelqu’un, et cela sans preuves certaines : Vous êtes homicide… vous avez voulu deux fois m’assassiner…

— N’est-ce pas ? surtout lorsqu’il s’agit d’adresser ces foudroyantes paroles à une femme que l’on a passionnément aimée, surtout lorsqu’à côté de preuves matérielles presque irrécusables, il est pour ainsi dire d’autres preuves morales toutes contraires ; lorsqu’enfin quelquefois une voix secrète, une révélation occulte, vous dit avec une irrésistible autorité : Non, cette femme n’est pas coupable… Oh ! je vous l’assure, c’était un enfer… un enfer…

— Maintenant — dit Berthe — je conçois que vous ayez feint d’être insensé.

— Mais — dit Pierre Raimond — une dernière tentative ne vous a laissé aucun doute…

— Aucun cette fois… Le crime me parut avéré… ou plutôt, comme mon amour s’était usé et éteint dans ces luttes, dans ces angoisses continuelles, j’ai eu cette fois plus de courage que je n’en avais eu jusque-là.

— Vous ne l’aimez plus, enfin ? — dit Berthe.

— Non, car, en admettent même que j’eusse été aussi insensé que je le paraissais, je méritais au moins quelque pitié, quelque intérêt… et ma femme ne m’en témoignait aucun. Profitant de la solitude où je vivais (nous habitions alors une grande ville), elle courait les fêtes et s’informait à peine de moi. Cette dureté de cœur me révolta… Ou ma femme était coupable, et ma générosité à son égard aurait dû toucher l’âme la plus perverse, ou elle était innocente, alors les accès de douleur auxquels je me livrais après l’avoir vaguement accusée auraient dû l’émouvoir.

— Mais pourquoi n’avez-vous jamais, avec elle, abordé franchement cette question ? Pourquoi n’avoir jamais nettement formulé vos reproches ? — dit Pierre Raimond.

— Songez-y ; il me fallait lui dire : — Je vous soupçonne, je vous accuse d’avoir voulu m’assassiner deux fois… Ne pouvais-je pas me tromper ?

— En effet, cette position était affreuse — dit. Berthe. Et le dernier trait qui a amené votre séparation, quel est-il ?

— Il y a très peu de temps de cela — dit M. de Hansfeld en baissant les yeux. — J’occupais avec ma femme une maison isolée : je ne sais pourquoi mes soupçons étaient revenus avec une nouvelle violence ; je sortais rarement de mon appartement. Quelquefois pourtant, le soir, je montais à un petit belvédère situé au faîte de notre demeure ; c’était une espèce de terrasse très élevée, entourée d’une légère grille à hauteur d’appui, sur laquelle je m’accoudais ordinairement pour regarder au loin les tristes horizons que présente une grande ville pendant la nuit ; je passais là quelquefois de longues heures dans une rêverie profonde. Un soir, la Providence voulut qu’au lieu de m’accouder et de me pencher comme d’habitude sur la balustrade… j’y posai la main… À peine l’eus-je touchée que, à mon grand effroi, elle céda et tomba avec un fracas horrible…

— Ciel ! — s’écria Berthe.

— La hauteur était si grande que cette grille de fer fut brisée en morceaux en tombant sur le pavé.

— Quelle atroce combinaison ! — dit Pierre Raimond en levant les mains au ciel.

— Ma mort était inévitable si je me fusse appuyé sur cette rampe… Qui pouvais-je accuser, si ce n’est Paula ? Personne n’avait d’intérêt à ma mort. Ignorant qu’une faillite m’avait enlevé presque toute ma fortune, elle se souvenait sans doute que dans des temps plus heureux je lui avais fait donation de mes biens. Cette idée ne m’était jamais venue tant qu’avait duré mon amour… Il m’a toujours semblé impossible de soupçonner d’une infamie les gens que j’aime… J’aurais pu, à la rigueur, croire ma femme capable d’obéir à un mouvement de haine insensée, mais non d’agir par un calcul si lâche et si odieux ; pourtant, une fois mon amour éteint, en présence de ce nouveau piège si meurtrier, je ne reculai devant aucune supposition. Seulement, pour éviter de tristes scandales, je me contentai de déclarer à Paula qu’elle quitterait à l’instant la ville que nous habitions, que je ne la reverrais jamais, et que j’étais assez indulgent, ou plutôt assez faible pour la livrer à ses seuls remords… Que vous dirai-je de plus ! à quoi bon vous indigner en vous parlant de l’audace avec laquelle cette femme brava mes reproches, de l’horrible hypocrisie avec laquelle elle affecta de les attribuer à l’égarement de ma raison. Tant de cynisme et d’effronterie me révolta… je la quittai… De ce moment ma vie fut bien triste… mais au moins j’étais délivré d’une horrible appréhension.

Quelque temps après je vous rencontrai — ajouta M. de Hansfeld en tendant la main à Pierre Raimond. — Tout à l’heure vous parliez d’heureuse étoile… Vous aviez raison, la mienne m’a fait me trouver sur votre chemin… avant d’avoir eu le bonheur de vous sauver la vie, j’étais seul, abattu et sous le coup de bien amers souvenirs ; tout a changé pour moi, j’ai trouvé en vous un ami ; mes chagrins sont passés, et si je pouvais compter sur la durée de nos relations, je n’aurais été de ma vie plus heureux…

— Et pourquoi, mon ami, ces relations vous manqueraient-elles jamais ? Le charme du commerce des honnêtes gens est dans sa sûreté : qui pourrait altérer notre amitié ? N’est-elle pas basée sur des services rendus, sur des services réciproques ? N’est-elle pas également chère à ma fille, à vous, à moi ?… Et puis enfin les tristes motifs qui nous font trouver dans cette intimité si douce une sorte de refuge contre des pensées cruelles, ces motifs existeront toujours : pour vous, ce sont les crimes de votre femme ; pour Berthe, la cruelle conduite de son mari ; pour moi, le ressentiment des chagrins de mon enfant….

— Vous avez raison, nous n’avons pas le droit de douter de l’avenir.

— Mon Dieu ! que vous avez dû souffrir, monsieur Arnold — dit tristement Berthe.

— Si vous avez témoigné quelque faiblesse — dit Pierre Raimond — votre conduite a été admirable de mansuétude… C’est le propre d’une âme pleine de délicatesse et d’élévation que de s’imposer les cruelles tortures du doute plutôt que de risquer un reproche… terrible… bien terrible… si contre toute probabilité votre femme eût été innocente… Ce long récit de vos infortunes me donne de nouvelles preuves de la bonté de votre cœur ; et comme on a toujours les défauts de ses qualités, je trouve même dans l’espèce de faiblesse qu’on pourrait vous reprocher une preuve de délicatesse exquise.

— Vous êtes trop indulgent, mon ami…

— Je suis juste… et aussi peu flatteur que Michel-Ange… Est-ce bien cela — ajouta le vieillard en riant.

— Voici l’heure de mes leçons — dit Berthe ; — cette triste confidence finit à temps ; j’en suis tout attristée. Ah ! monsieur Arnold, quelles souffrances !… Il vous faudra bien du bonheur pour les oublier…

À ce moment deux écolières de Berthe arrivèrent et rompirent la conversation.

M. de Hansfeld quitta Pierre Raimond et sa fille, un peu soulagé par l’aveu qu’il venait de leur faire, mais regrettant encore l’incognito qu’il gardait envers eux.

Désirant avant tout éloigner sa femme, qu’il voulait faire partir le lendemain, M. de Hansfeld revint à l’hôtel Lambert.