Gallimard (p. 135-139).
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XVIII


Nous n’étions plus maintenant qu’une cinquantaine de gens, oubliés du monde, comme hébétés par tout ce qui arrivait, et attachés pourtant à ce village de mort. Pourquoi partir ? Et où aller ? De par delà le Fleuve, maintenant, montaient, la nuit, les flammes des incendies. Et un boulet, un jour, tomba du ciel sur le cimetière.

Et c’est alors que je reçus la première lettre. Je la regardai d’abord, sans reconnaître l’écriture, et puis je reconnus les hautes lettres de Claire, ces hautes lettres un peu pointues, qui faisaient dire à notre Mère : « Elle a l’écriture d’une grande dame ». La lettre s’en venait de loin. De quel pays, je n’en sais rien. Le timbre était un grand losange, bordé d’un filet rouge et vert. On y voyait, si je me rappelle, un paysage, un vieux château, je crois, tout rose, au bord d’un Fleuve, et un grand mot était écrit, et qui faisait le tour du timbre, un mot fait de lettres étranges, comme renversées. L’enveloppe était presque carrée, et d’un papier sec au toucher, et granuleux.

Claire me disait qu’ils étaient loin déjà. Ils avaient passé des fleuves et des fleuves, et quelques-uns d’entre eux beaucoup plus larges que le Fleuve lui-même, et ils avaient passé aussi une mer. Les cartes ne suffisaient plus, et même dès les premiers temps du voyage, on n’avait pu se fier à elles : elles étaient vieilles et incomplètes. Il fallait demander sa route aux gens des villes et des villages. Seulement, beaucoup d’entre eux n’avaient jamais entendu parler des Iles. Quant à ceux qui en avaient quelque connaissance, encore fallait-il les comprendre, et à mesure qu’on s’éloignait, les langues devenaient difficiles. « Figure-toi qu’ici, par exemple, dans le pays où nous sommes présentement — qui est une île — une seule syllabe, selon que tu la chantes, peut dire trente-trois choses différentes.

« Et ils ont une curieuse façon d’adorer Dieu. Leurs temples sont au bord de la mer, des temples ronds, à ciel ouvert, car ici il ne pleut jamais. Ils s’y réunissent tous les soirs et s’accroupissent sous les galeries pour manger des herbes magiques. J’en ai mangé, et l’Homme aussi, et j’ai fait des rêves si étranges, que je ne saurais te les dire. Souvent j’ai cru être déjà aux Iles, et parfois je vous ai revus, oui, tous les trois ; mais le Père et la Mère surtout, dans tous ces rêves, étaient vivants. Tu semblais, toi, à peine visible. Il me fallait aller vers toi, mais plus j’allais, plus tu devenais obscure.

« Et j’ai chanté, aussi, après avoir mangé l’herbe magique, des chants très beaux qui, dans la langue où nous parlions — ah ! il est des langues bien plus belles ! — pourraient, ou presque, se traduire ainsi :

« La plus grande porte s’est ouverte, et chaque étoile est une prunelle de Dieu ».

« Mais comment te traduire cela ? La langue que nous parlions n’est pas faite pour dire de telles choses.

« L’Homme apprend vite les nouvelles langues, et me les apprend à moi-même. L’ennui, c’est qu’à mesure que nous avançons nous les oublions presque toutes, et alors qu’en restera-t-il ? Il nous faudra revenir par les mêmes chemins…

« Notre amour, Geneviève, est quelque chose de grand. Il est la force qui nous mène aux Iles…

« Je t’écrirai encore, mais à chaque fois les lettres mettront plus de temps, et il faut vous attendre, un jour, à n’avoir plus de lettres du tout. Après ce jour, des années passeront — combien ? — et nous reviendrons. Et avec ce que l’Homme saura, nous ferons du bonheur pour vous. À moins qu’il ne vous faille, à tous, venir aux Iles.

« L’Homme vous salue. Il pense qu’il écrira bientôt. »

Cette lettre, je la connais par cœur. Elle fut, dans notre temps de misère, une première vraie consolation. Et je la lus d’abord pour moi, et à voix basse. Mais un soir qu’assise à ma porte je la lisais tout haut pour mieux l’entendre, l’idiot, qui était assis auprès de moi — il était calme, en ces temps-là — l’idiot me dit : « Geneviève, lis-moi encore… Ça vous bénit comme du latin. » Je lui relus la lettre, et je la lus encore, à beaucoup d’autres, et chaque fois que je la lisais, nous nous sentions plus courageux, et plus patients : il nous semblait que l’Homme nous reviendrait bientôt. Et quelques-uns pensaient que, l’Homme revenu, la joie s’établirait ici, une joie plus grande que celle que nous avions connue, aux temps meilleurs, et que la mort elle-même serait vaincue.

Le Fossoyeur disait : « Ce qui arrive, c’est notre faute à nous. L’Homme était venu pour nous sauver de nous. Un homme tout seul, un homme sans guide, c’est un homme mort.

Nous n’avions plus personne ici pour nous conduire : ceux qui voulaient guider nos vies ne savaient pas eux-mêmes où ils allaient, et voyez ce qui est arrivé ! Je vous dis qu’il faut croire à l’Homme ! Je vous dis qu’il faut prier l’Homme ! C’est Dieu lui-même qui nous l’a envoyé. »