Gallimard (p. 124-134).
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XVII


Alors survinrent les choses les plus terribles. Jusqu’à présent, ç’avait été la mort, et maintenant c’était encore la mort, et cette folie de chair qu’elle entraîne avec elle, oui, toujours elle, mais avec, en plus, l’épouvante.

De tout ce que je vais vous dire, je n’ai rien vu avec mes propres yeux. Tout cela me fut rapporté. Mais, vraies ou non, les choses pesaient de tout leur poids et leur folie gagnait de plus en plus.

La première chose vint du cimetière. C’est le Fossoyeur qui nous la raconta, et bientôt tout le village la sut.

Le Fossoyeur était couché. Un peu après onze heures — il eut le temps de regarder sa montre — il entendit frapper rudement à ses volets. Il pensa que quelqu’un avait besoin de lui : il arrivait souvent qu’on le dérangeât la nuit, pour veiller un malade ou un mort. Il se leva et il ouvrit la fenêtre. Rien. « Rien qu’un grand clair de lune, nous dit le Fossoyeur, et un dur vent parmi les arbres. Et tous les morts dormaient tranquilles. Je me recouchai. Ça vous arrive de vous figurer des choses, et peut-être que j’avais rêvé. Je dus dormir, je ne sais pas combien de temps, une heure peut-être, et le même bruit me réveilla. Et, de nouveau, j’ouvris la fenêtre. Et alors il me sembla que quelqu’un courait derrière la maison. C’était la fuite précipitée d’un homme qui se cogne aux choses. Et puis il y eut un silence, et, dans le silence, un rire… ah ! un rire qu’on ne peut pas dire ! Je n’ai pas peur ; de vivre toujours avec les morts, ça vous donne du courage plus qu’aux autres, mais je refermai la fenêtre, et je m’assis claquant des dents, sur ma paillasse, attendant que l’autre revînt. Je pensais qu’il allait de nouveau frapper, que le bruit, même, serait un bruit qu’on n’entend presque pas, qui vous effraie plus qu’aucun autre. Ce bruit, je l’entendais déjà, mais les volets s’ouvrirent soudain, dans un fracas, et le corps de Celui des Hauts, vous savez, celui qui chantait, qui était si bien dans sa tombe, son corps fripé, et flasque, et jaune, et qui sentait comme une odeur de cire, fut projeté de l’extérieur, et retomba sur la paillasse, tout près de moi. Et Celui des Hauts me parla. Et il me dit… Je ne sais plus ce qu’il me dit. Sur le moment, je compris tout. Je me rappelle avoir fait oui de la tête, parfois. Je me rappelle qu’il parla des choses de leur vie, là, dans la terre, de choses aussi, d’une autre vie encore, et qu’il commençait à connaître. Je me rappelle que, pendant qu’il parlait, tout s’éclairait, jusqu’à ces grands malheurs que nous ne comprenons pas. Oui, le lendemain, je pourrais dire aux hommes : « Voilà ce qu’il nous faut savoir, et voilà ce qu’il nous faut faire. » Et j’étais plein de la joie de celui qui s’avance avec une bonne nouvelle, avec la bonne nouvelle que personne n’osait plus attendre. Quand il partit, je ne savais plus rien. Il me semble que Celui des Hauts, après avoir parlé, chanta. Et ses chants, que je reconnaissais, s’épaississaient sur ce que j’avais appris. Et je le sentais, et je tâchais de ne pas écouter, mais je n’y pouvais rien du tout. Quand il partit, j’avais tout oublié. Et depuis il n’est pas revenu. »

Il devait revenir plus tard, un mois après, aux environs de la Toussaint, et plus fripé encore, nous dit le Fossoyeur, et d’un jaune sec, du jaune des choses qu’on touche et qui tombent en poussière, et l’odeur qu’il traînait après lui, était de cire encore, mais mêlé d’une senteur… « C’était la senteur des roses au mur du presbytère, mais plus douçâtre… Non, vraiment, je ne peux pas dire… Cette nuit-là, il entra par la porte, ou plutôt à travers la porte, et il s’assit près du foyer. Et il parla, tournant le dos, sans jamais prendre garde à moi. C’était comme si je n’avais pas existé. Et il chanta encore, avant de s’en aller, d’une voix lointaine ; et, pareillement à l’autre fois, tout ce qu’il m’avait dit me devint lointain comme sa voix. Une chose est sûre, c’est qu’il parla de l’Homme. Et je crois bien, disait le Fossoyeur, je crois bien que c’est de l’Homme seulement qu’il a parlé ».

Le Fossoyeur racontait ça aux femmes. Les femmes le disaient à leurs hommes. Les hommes souriaient, en écoutant, pour la parade, mais tous avaient tellement souffert qu’ils ne savaient plus bien ce qu’il faut croire. Et quand ce fut Celui des Mares, le Chaoul, comme on l’appelait (et je n’ai jamais su pourquoi) quand ce fut le Chaoul qui se mit à parler, alors personne ne douta plus qu’il s’agît de choses bien certaines. Mais le Chaoul, vous ne savez pas qui c’est. Il était l’homme qui apporte les lettres. Il les allait chercher tous les huit jours, au bateau qui descend le Fleuve. Plus mécréant que le Chaoul, je n’en connaissais pas, ni plus hardi, ni plus blagueur. Il s’ivrognait parfois ; le plus souvent, c’était le samedi, et alors les blagues qu’il faisait étaient drôles comme à l’ordinaire, mais plus cruelles. C’est un samedi, qu’apercevant Cinq Faces, un vieil avare qu’il n’aimait pas, il lui montra, l’agitant au soleil, une lettre qu’il avait pour lui, une lettre lourde avec sûrement beaucoup d’argent : « Tu vois ta lettre, dis, Père Cinq Faces, dis, vieil avare, dis Plein d’Argent, tu vois comme elle est lourde ! Et écoute l’or qui sonne dedans ! Hein ? tu entends ?… Eh bien, si tu la veux, ta lettre, tu viendras la chercher toi-même, au bord du Fleuve. » Et il fallut que le vieux père Cinq Faces traversât le village derrière Celui des Mares. Et le Chaoul, de temps en temps, tirait la lettre de son sac, et la montrait au vieux par-dessus son épaule.

Les histoires du Chaoul, il y en a des tas. Je vous ai raconté celle-là pour vous montrer que le Chaoul était un homme bien sain et bien vivant, un homme sur terre. C’est lui, d’ailleurs, qui, se moquant du Fossoyeur et de ses histoires pour vieilles femmes, l’appelait le « Lunard de Lune ».

Le Chaoul donc était un homme sensé. Et il allait par la campagne, avec ses lettres sur son dos (et ce n’était pas un samedi) lorsqu’il se sentit s’alléger… « Oui, c’est mon sac, d’abord, qui s’allégea. Au point que je me retournai et que je tâtai pour voir si un mauvais plaisant… C’était stupide ! comme si quelqu’un avait pu, sans que je m’en aperçoive, marcher en silence derrière moi et plonger ses mains dans mon sac ! Et à mesure que je devenais plus léger, la route devant moi se redressait. Une côte, d’abord, qui n’en finissait pas, toute droite, une côte que je ne connaissais pas, et qui se redressa encore jusqu’à ce qu’il me fallût marcher plié en deux bien que mon sac, on eût dit, fût plein d’air. Et quand il me sembla que le sentier était abrupt au point que je devais renoncer, alors je marchai en plein ciel. Et je sifflais, et je chantais, tout comme ivre sans avoir bu, et je jetais mes lettres çà et là, et chacune d’elles s’ouvrait et fleurissait, et toutes les fleurs s’agrandissaient jusqu’à ce qu’elles joignissent leurs pétales, et des oiseaux chantaient parmi tout ça. Et alors je sortis de mon sac une grande lettre bordée de noir, un faire-part qui venait de loin : le timbre, je me rappelle, était en forme d’étoile, et de couleurs vives et douces comme on n’en voit pas par ici. Et je jetai cette lettre comme les autres. Mais quand elle fut tombée, tout changea à l’instant. Et je marchai d’abord sur des draps noirs ourlés d’argent d’où montait une odeur affreuse. Et ces draps noirs se mirent à onduler, et, de mon pied je tâtai ces ondulations. Je crus d’abord qu’un vent passait, la houle du vent, au-dessous de moi : quand j’appuyais, le drap plongeait, l’ondulation se déplaçait. Mais bientôt le drap se durcit, devint de la terre, une terre toute noire, avec des flaques d’eau lourde ; et, des flaques, se tendirent des bras qui réclamaient, et je cherchais vainement dans mon sac de quoi répondre à cette attente : plus une seule lettre ! Et j’avançai entouré de cris, dans une tempête de hurlements, et des bras s’agrippaient à mes jambes, jusqu’à ce qu’enfin, tombant dans une flaque noire, je me trouvai sur la route du village ».

La vision du Chaoul se serait éteinte toute seule si le Chaoul lui-même n’était mort de façon étrange.

C’était un soir d’automne. Le Chaoul rentrait de tournée, sa besace vide, lorsqu’il fut accosté, c’est lui qui nous le raconta, par un vieil homme — il avait plus de cent ans bien sûr — qui lui demanda de le mener au bord du Fleuve. Le vieillard était presque aveugle. Il était venu, à ce qu’il disait, de très, très loin, « pour une affaire », et il devait, ce soir, prendre un bateau. Il mit son bras sur le bras du Chaoul, et ils s’en allèrent vers le Fleuve. « Et c’est curieux, disait le Chaoul, bien qu’il ne sût pas son chemin, il marchait bien plus vite que moi, et tellement vite, parfois, que je croyais rêver. Nous arrivâmes au bord du Fleuve. Un bateau était amarré. Une grande voile noire, oui, d’un noir d’encre. Tout silencieux, personne à bord. Sans que j’aie jamais su comment, le vieillard qui était près de moi l’instant d’avant, qui pesait encore sur mon bras, me parla de sur le bateau. Je l’avais cru petit, et voici qu’il me parut grand. Et il grandissait à mesure que la voile noire se fondait dans la nuit. Et son visage s’éclaircissait, et ses paupières, que j’avais vues fermées, devinrent comme transparentes aux yeux, et le visage, bientôt, fut dévoré par leur lumière. Et en même temps, dit le Chaoul, et à mesure que tout cela se faisait, le bateau s’éloignait de la rive. Et tout d’un coup, tout disparut et une voix me dit à l’oreille — une voix de vieux, cassée, avec des vents, parfois, qui l’emportaient : « Tu reviendras ici la nuit de Noël. Tu te pencheras sur l’eau de plus en plus. Tu sauras que c’est pour mourir. Tu te le rappelleras chaque fois que tu avanceras un peu plus la tête. Mais tu l’avanceras. Il n’y a rien à faire là contre ».

Pendant trois mois, le Chaoul se débattit. Et plus il se débattait, plus il savait qu’il serait vaincu.

La nuit de Noël, il s’en vint chez moi. Le Fossoyeur était là aussi. Le Chaoul nous avait fait promettre, après avoir fermé la porte, de ne pas le laisser sortir, quoi qu’il nous dît, même s’il devait hurler et battre. Il s’était mis près de la cheminée. Il était sage. Et il parlait de choses et d’autres, sans rien de tendu, tout comme s’il avait oublié. On entendit sonner la cloche, puis des gens galochèrent dans la rue, quelques bonnes gens : presque personne n’allait plus à la messe. De la maison, on entendait les chants. Le Chaoul inclinait la tête, et au moment de l’Adeste il fredonna. Puis les cloches sonnèrent de nouveau, les gens sortirent. Et de nouveau il y eut du silence. Une heure et demie. Le Chaoul regarda l’horloge, et, d’un air tranquille, il nous dit : « Pour sûr, j’ai fait un mauvais rêve… Faut-il tout de même que j’aie vieilli pour avoir cru… » Il s’arrêta. Quelqu’un courait dans la grand’rue et des coups ébranlèrent la porte : « Le Fossoyeur ! le Fossoyeur ! Il y a le jeune des Deux Chemins qui vient de mourir ! Il faut tout de suite, tout de suite, le mettre en terre ! » Les gens, maintenant, n’attendaient même plus que le corps fût refroidi : ils avaient trop peur d’être atteints. Le Fossoyeur regarda le Chaoul. Et le Chaoul lui dit : « Tu peux ouvrir. L’heure est passée. Je sais maintenant que je ne mourrai pas. » Le Fossoyeur ouvrit la porte, et alors, Monsieur, au même instant, le Chaoul, qui était si calme, se leva avec un cri, l’écume aux lèvres, et il disparut dans la nuit. Le lendemain, on apprit qu’il s’était noyé.

Quelques semaines après, en pleine grand’messe, le Curé mourait ; en pleine grand’messe, et avec le calice dans ses mains — vous savez bien, quand on sonne la petite clochette. L’hostie roula du maître-autel jusqu’au lutrin. Personne n’osait la ramasser. Elle demeura huit jours, toute ronde et blanche, sur les pavés, jusqu’à ce que vînt le curé des Collines. Il entra tout seul dans l’église et nous ne sûmes pas comment il avait fait. C’est lui aussi qui enterra notre curé, et dès le soir il remonta vers les Collines, comme apeuré d’avoir pu vivre parmi nous. Il n’y eut pas d’autre curé, et les poules entrèrent dans l’église, et les enfants, et par les vieux murs fendillés, le lierre se faufila et boucha les vitraux.

Puis mourut le Maître d’École. Les derniers temps, il était retombé en enfance.

Tous les jeudis, il installait un tableau noir sur la grand’place. Il écrivait la date, en belles lettres moulées et, au-dessous : Morale, et cette maxime, toujours la même, que jamais je n’ai bien comprise ; « Le monde, en s’éclairant, s’élève à l’unité ». Il se tournait alors vers un public que nous ne voyions pas, et il disait : « Écrivez ! » Et il circulait de ci, de là, les mains au dos, sur la grand’place, comme parmi des bancs. Vers midi, il repartait avec son tableau, et après avoir frappé dans ses mains. Quelques enfants parfois, des tout petits, s’assemblaient pour le regarder, mais lui, il ne voyait personne. Les derniers jours, il écrivait n’importe quoi, des mots sans suite. Je me rappelle, je ne sais pourquoi, qu’il écrivit, un des derniers jeudis :

« Dieu + Orage = Où t’en vas-tu ? »

Il mourut un après-midi, un jour de classe, et sur sa chaire. Les huit gosses qui étaient devant lui, c’est à peine s’ils s’en aperçurent : il lui arrivait souvent de sommeiller après le repas. Ils lui lancèrent des boulettes pour le réveiller, et comme il ne remuait pas, ils s’approchèrent.