Gallimard (p. 140-144).
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XIX


Cependant l’épouvante grandissait, et les nuits n’étaient plus possibles. Le Fossoyeur dut quitter sa maison : les Morts, maintenant, frappaient aux vitres dès le soir. « Et ils emplissent toute ma maison. Pas un recoin où l’un d’entre eux… Et quand je fixe un coin où il me semble qu’il n’y a personne, alors, là aussi, j’en découvre un, et c’est celui qui est le plus horrible. »

Le Fossoyeur habita dans le bourg. Sa maison faisait face à la nôtre. Au crépuscule il se barricadait, pensant, chaque soir, par quelque nouvelle invention, avoir trouvé enfin le moyen de dormir tranquille. Je le voyais à l’aube, tout blême encore de peur : « Ils sont venus. Et je les ai tous vus : Celui des Hauts, et Maître Pierre, et la Maîtresse, et le Chaoul, et le Curé, et le Maître d’École, et tous ces enfants qui sont morts ! Et ils criaient tous : « Dis, qu’attends-tu ? Dis, qu’attends-tu ? » là tous ensemble, et j’avais ce cri dans l’oreille, et dès que j’essayais de penser, dès que je pensais à répondre, ils reprenaient : « Dis, qu’attends-tu ? Dis, qu’attends-tu ? » Voilà cinq nuits qu’ils hurlent pareillement. » Ces nuits, à moi, m’avaient paru tranquilles. Je dis au Fossoyeur, sans trop savoir pourquoi : « Répondez-leur que l’Homme va revenir. Dites-leur très fort : l’Homme reviendra ! Préparez ça ce soir, en vous couchant, qu’ils n’aient pas même le temps de dire un mot ! »

Nous restâmes un grand mois tranquille, le mois de septembre. Les nuits étaient si claires que l’on ne dormait pas. Et je disais au Fossoyeur : « C’est peut-être la fin qui vient. » Et j’ajoutais, n’y voyant pas trop clair en ma pensée : « La fin… quelle fin ?… Va-t-on revenir à la vie d’autrefois, à la vie d’avant nos malheurs ?… ou bien, — oui, quelquefois, je m’interroge là-dessus — ou bien, est-ce que ce n’est pas la fin du monde ? »

On disait que, de l’autre côté du Fleuve, la guerre allait se terminer. On racontait qu’au pire de la Bataille, — la Grande Bataille où les pays avaient massé des milliers d’hommes — une croix soudain était montée de la terre au ciel, comme un arbre qui aurait poussé. Et, sur cette croix, un Christ avait fleuri, et de ses plaies, du sang s’était mis à couler, des ruisseaux de sang. Et, de part et d’autre, les hommes s’étaient enfuis. Et les prêtres dans les églises avaient enfin compris ce qu’ils avaient à dire. Et voilà que maintenant on racontait encore qu’un grand mariage allait unir au fils du Roi la plus jeune fille du Prince Rebelle. Tous deux viendraient au long du Fleuve, et dès qu’ils le remonteraient, la Paix, là-haut, serait signée aussi avec les hommes.

Le fils du Roi, la fille du Prince Rebelle, nous les vîmes apparaître un soir, dans leur cortège, au bord du Fleuve. Les deux musiques, de tambours et de fifres, qui s’en venaient des deux côtés de l’horizon, cessèrent de jouer au moment même où les hérauts des deux pays, porteurs chacun d’un étendard, et qui galopaient l’un vers l’autre, se rencontrèrent. Et il y eut alors un très profond silence, puis un cliquetis d’armes dans les deux camps, puis une fanfare, comme si les deux musiques avaient joué ensemble, et dans l’espace entre les deux armées, au milieu d’un nouveau silence, le fils du Roi, vêtu d’or et d’argent, sauta de son cheval, et salua la Princesse. Au même instant, un cri immense monta des bords du Fleuve, et de la Ville s’en vint soudain, comme une rafale, le bruit des cloches et du canon, L’idiot me dit : « Geneviève, Geneviève, c’est du beau temps. Il fera beau aussi pour nous. » Et je ne sus pas, ni lui non plus sans doute, s’il parlait de ce grand ciel clair qui annonçait une belle journée, ou de ces fêtes, au long du Fleuve, qui étaient pour nous signe de joie.

Des jours durant, monta vers nous le bruit d’un peuple en grand délire. Tout, au village, semblait paisible comme avant. Les gens se reprenaient à vivre, la maladie n’était plus qu’un souvenir, et tous les morts dormaient tranquilles. Seul, le Chaoul, un soir, s’en vint trouver le Fossoyeur. « Et je tremblais devant lui, de tous mes membres. Mais il me dit : « Pourquoi trembles-tu ? Est-ce que j’ai jamais été un mauvais homme ? » Il semblait vivre en un pays plus calme. J’aurais aimé lui parler tranquillement, mais je criai de toutes mes forces, comme malgré moi : « L’Homme reviendra ! » Le Chaoul se boucha les oreilles : « Pourquoi crier ? Oui, nous savons que l’Homme va revenir, et la paix reviendra avec lui. Mais cette paix qu’il apportera… la sienne à lui, et puis la vôtre… » Il ne termina point sa phrase, et il reprit : « L’Homme reviendra, c’est le Chaoul qui le dit, mais un autre homme, pas celui que vous attendez… Peut-être même que vous regretterez qu’il soit venu. »

Ces mots, je ne les compris pas tout de suite. Je ne compris qu’une chose, c’est que l’Homme avait puissance sur les morts, et je me mis à croire à lui comme jamais, et à son retour, toute assurée que chacune des pensées que j’avais pour lui le faisait se hâter un peu plus, et si heureuse parfois, inexplicablement, que je disais : « Il a trouvé les Iles ! »