Parmi les cendres/Ch2
LA FLANDRE ET LA WALLONIE MARTYRES
Je ne veux pas que ces lignes soient comme le texte d’une épitaphe pour nos villes gisantes à terre. La vie demeure sous leur cendre comme le printemps circule, descend et remonte à fleur de sol, sous l’hiver.
La Flandre et la Wallonie ont connu des jours aussi sombres que ceux qu’elles traversent. La Bourgogne, l’Espagne, l’Autriche les ont tour à tour mordues et dépecées. Elles n’en sont pas mortes ; elles sont faites pour ressusciter toujours. Mais si l’espoir nous demeure et s’il protège contre le vent fatal la lampe de l’éveil au bout de l’avenue, il n’en est pas moins vrai que l’heure qui sonne est étrangement douloureuse et terrible.
Pour nous réduire, l’Allemagne ne s’est point contentée de dépêcher ses hommes au feu, elle les a envoyés à l’incendie ; elle ne s’est point bornée à faire la guerre au soldat qui combat, elle l’a faite à la mère qui engendre et à l’enfant qui grandit. C’est notre race entière qu’elle a visée. Elle a voulu l’atteindre non seulement en son avenir, mais en son passé. Sa haine fut complète.
Notre avenir c’est notre espoir ; il ne s’est point encore réalisé, bien qu’il soit brûlant de ferveur et de confiance. Il se cache en notre âme. On ne le peut toucher, ni voir. Pourtant il est aussi réel que notre présence sur la terre.
Notre passé tout au contraire est visible et palpable. Il s’est fait pierre en nos demeures et en nos monuments. Depuis le onzième ou le douzième siècle, nous symbolisons par les constructions cruciales de nos églises et notre idéal et notre foi. Nous ornons nos temples d’une décoration à la fois réaliste et pieuse, pour dévoiler et nuancer ainsi toute notre pensée. Dès le treizième siècle, notre fierté civique s’est affirmée et consolidée dans mille beffrois. Ils se dressent dominant nos maisons privées et nos places publiques pour que l’on sache que cette fierté doit être plus haute que nos intérêts particuliers et nos rivalités sociales. Nous avons créé nos béguinages pour y satisfaire notre désir de méditation et de silence. Nos halles, qu’elles fussent aux mains de nos foulons, de nos bouchers, de nos drapiers, indiquaient notre ardeur de travail, de négoce et d’industrie. Nous les avons créées imposantes et belles. Nous en fîmes des chefs-d’œuvre. Toute notre vie historique fut ardente et personnelle. Elle différait de celle des autres peuples. À deux reprises, au quinzième et au seizième siècles, nous avons donné au monde, grâce à nos peintres, une leçon d’art. Hier encore, notre école littéraire déjà illustre quoiqu’à peine née, jetait vers les Renommées attentives les noms de nos grands écrivains. L’Europe et l’Amérique les connaissent. Elles les vénèrent et les célèbrent. Le plus haut de tous est mis au rang des Carlyle et des Emerson. Ces floraisons esthétiques ont été, chaque fois, le résultat d’une prospérité matérielle large et sûre. Après l’Angleterre, l’Allemagne, la France, c’est la petite Belgique qui prend rang dans les luttes commerciales de l’Occident.
C’est donc avec autorité que nous pouvons nous réclamer de nos mérites. Nous sommes dignes d’être et de rester indépendants et libres, puisque nous possédons des qualités ethniques qui nous sont propres et qui servent à la force variée et à la beauté du monde.
Il nous manquait peut-être quelque gloire guerrière. Et voici que grâce à nos ennemis eux-mêmes nous l’avons conquise.
Nous avons eu l’honneur — oh ! certes sans le savoir — de défendre les premiers tout un passé de splendeur et de civilisation. La Grèce et Rome étaient à nos côtés, invisibles. À Liège, dans le ciel nocturne, circulaient les grandes ailes de Pallas Athéné, pendant que sous elle rôdaient les Zeppelins monstrueux. Aucun de nos petits soldats flamands ou wallons ne s’en doutait et nous-mêmes nous l’ignorions. Nous ne l’avons su que plus tard, quand la signification morale de cette guerre nous est apparue. Les théoriciens allemands nous ont confessé leur rêve de civilisation asiatique où les peuples tiennent sous le joug d’autres peuples. Les temps des Darius, des Xerxès et des Nabuchodonosor étaient évoqués comme des temps qui pourraient revenir. La liberté claire et l’oppression organisée étaient à nouveau l’enjeu de la lutte et c’étaient nous, les Belges, qui l’engagions.
Si, dans l’immense malheur qui
s’étend sur nous, il peut nous rester à
côté de l’indéfectible espoir, quelque
motif de haute exaltation et même de
joie, c’est de songer que notre courage,
notre ferveur et notre acharnement ont
servi la plus grande des causes humaines.
Disons encore que pendant
ces heures tragiques des premiers jours
d’août, nous avons aimé, haï, voulu,
crié, chanté, pleuré, avec une intensité
telle que toute notre existence nationale
passée ne vaut pas cette minute soudaine
et superbe vécue sous la foudre. Étions-nous vraiment un peuple, avant
cet instant magnifique ? Nous nous dépensions
en minimes querelles ; nous
n’étions guère aimantés vers les hautes
réalités ; nous nous complaisions à
nous reprocher nos origines, soit flamandes,
soit wallonnes ; nous tâchions
d’être avocats, boutiquiers, fonctionnaires,
avant d’être des citoyens. Le
péril a rassemblé nos forces éparses
en un seul et lumineux faisceau. Nous
le dressons sur nos villes détruites, sur
nos plaines rasées, sur l’immense
champ de bataille qu’est aujourd’hui
notre terre et, avec déjà de la victoire
dans le cœur, nous attendons.