Georges Crès et Cie (p. 7-13).

LETTRE AU GRAVEUR DELSTANGES

ÉVOCATEUR
DES PETITES VILLES DE FLANDRE




Cher Monsieur,

Lorsque vous gravez dans le bois les aspects variés de nos petites villes des Flandres, vous dites-vous que peut-être au moment même où vous tracez tels ou tels contours, quelque furieux et précis canon germain, pointé contre elles, là-bas, au bord de la Lys, de l’Yperlée ou de l’Yser, les frappe et les anéantit ? Vous travaillez ici, à Londres, d’après des notes et des croquis faits en des instants d’inspiration heureuse et vous ne savez pas si vous gravez une beauté déjà morte ou encore vivante. Certes, ce doute angoissant doit donner plus d’émotion et de ferveur à votre œuvre ; vous devez l’exécuter avec une sorte de piété ardente et de vouloir sacré.

Tout en effet nous est plus cher à mesure que tout est attaqué ou menacé. Les pierres de nos villes nous deviennent à tel point des souvenirs précieux, qu’elles font comme partie de nos émotions et de nos idées et qu’elles nous apparaissent comme un tas de petites âmes fondues et massées en une ordonnance merveilleuse. Nos maisons, nos hôtels de ville, nos églises sont des affirmations solides de tout ce qu’il y a de profond et de secret en nous-mêmes ; une race entière se confesse pour ainsi dire dans chacun de ses monuments.

C’est ainsi, n’est-ce pas ? que vous comprenez la patrie ou plutôt ces morceaux de patrie que sont les villes des Flandres. Vous leur avez voué votre attention d’abord, votre amour ensuite, votre art enfin. Vous connaissez leurs rues silencieuses où le pas d’un passant sur le trottoir fait que tous les petits rideaux des fenêtres se soulèvent et que chacun vient épier celui qui trouble le silence ; vous savez leurs places que des bâtisses illustres décorent et qu’ensanglanta jadis la lutte des foulons contre les tisserands et des brasseurs contre les bouchers ; vous avez entendu les bourdons tragiques des beffrois, les carillons légers des campaniles et les cloches graves et ponctuelles des tours. Vous vous êtes attardé à l’auberge des Trois Rois ou du Cheval blanc pour croquer sur le seuil de la porte la charrette du brasseur qui transporte deux rangs de tonneaux d’où moussent et s’échappent par la bonde quelques gouttes de bière ; vous fréquentiez le béguinage proche et ses ruelles si tranquilles et si coites qu’elles semblent venir d’on ne sait quel pays, là-bas, au bout du monde ; vous êtes entré dans les petits magasins où l’on vend de tout et où l’on pèse les choses en de vieilles balances de cuivre que l’on nettoie tous les jours ; vous vous plaisiez à voir les vieux ponts refléter si nettement trois arcs dans l’eau que vous cherchiez la flèche qu’un invisible archer y adapta pour atteindre les étoiles qui s’y mirent ; vous vous souvenez de l’angle que fait un toit au bout du marché, de la pointe que dessine un pignon sur la façade du bourgmestre, du pilier qui soutient la bretèque du flanc gauche des halles et du chapiteau roman qui décore avec ses monstres soudés entre eux à coups de griffes et de dents la chapelle de Saint-Pierre, dans la nef droite de la cathédrale. Ainsi tout ce qui caractérise les rues, les édifices, les canaux, les rivières, les carrefours, les enseignes, les lieux de bruit ou de calme des petites villes des Flandres vous est familier et vous ne cessez jamais en outre d’étudier le matin, le midi, le soir, même la nuit, l’atmosphère de ténèbres ou de lumières qui les rend tour à tour mystérieuses ou claires, funèbres ou gaies. Vous traduisez plus que leur réalité brutale : vous surprenez leur signification spirituelle. Vous ne séparez point la statue de son auréole, tout au contraire vous voulez que l’auréole fasse valoir la statue. Ainsi vous parvenez à nous intéresser, mais surtout à nous émouvoir.

Votre livre sera un livre de foi. Car il est bien entendu, n’est-ce pas ? que tout ce qui est tombé chez nous va bientôt se relever ; qu’Ypres, Dixmude, Alost, Termonde, Louvain, Dinant, Visé ne sont en ruines qu’aussi longtemps que l’envahisseur souillera notre sol ; que déjà les pierres cachées mais non brisées sont impatientes de réoccuper leur place là-bas, sur un fronton, ici, sur une base de colonne ; que de la mort de tant de choses, sortira la vie de plus de choses encore. À voir vos planches traitées avec tendresse et fidélité, peut-être la résurrection des petites villes des Flandres se fera-t-elle même plus complète. C’est le bonheur que je vous souhaite et ce sera, j’espère, votre récompense.

Bien à vous,
E. Verhaeren.

Londres, Janvier 1915.